Kant, proposition 2
Nous passons maintenant à la seconde proposition du texte. Pour mémoire, la première a établi que, dans tous les êtres auxquels elle donnait naissance, et notamment chez les animaux, la Nature inscrivait des dispositions qui étaient vouées à se développer complètement durant leur existence, conformément à un but. La question est de savoir si ce schéma s'applique aussi à l'homme. Et la réponse sera... oui et non.
Séquence 1 : "Chez l'homme (en tant que seule créature raisonnable sur terre), les dispositions naturelles qui visent à l'usage de sa raison n'ont pas dû recevoir leur développement complet dans l'individu mais seulement dans l'espèce."
Commençons par la première question. Quelle est la "disposition" naturelle spécifique de l'homme ? Il s'agit bien évidemment de la raison. Ou plus précisément, nous dit Kant, ce sont "celles qui visent à l'usage" de la raison (nous reviendrons bientôt sur cette précision) ; le point important est bien que la raison est la faculté naturelle propre de l'homme, celle qui fonde sa liberté et sa dignité, celle qui le distingue de tous les autres animaux.
Peut-on dire alors que ces dispositions naturelles trouvent leur plein développement au cours de l'existence ? La proposition 2 porte précisément sur cette question. Si l'on prend comme référentiel l'existence humaine, la réponse est non. L'homme constitue donc une exception dans le règne animal : les êtres humains sont dotés de dispositions qui ne sont pas vouées à se développer pleinement dans le cours de leur existence. Est-ce à dire que la nature serait moins "économe" dans le cas de l'homme, auquel elle aurait donné une diposition vouée à rester immature ?
Non. Le point important est que les dispositons naturelles de l'homme sont bien vouées à atteindre un état de pleine maturité ; mais ce plein développement ne sera pas atteint au cours de l'existence humaine, mais bien au cours de l'existence de l'humanité. Chaque individu, au cours de sa vie, ne développera pas pleinement ses dispositions rationnelles : c'est toute l'espèce humaine qui, au cours de son histoire, permettra le plein développement de la raison humaine.
Cette proposition demande évidemment à être explicitée ; en fait, on pourrait dire qu'elle constitue l'énoncé programmatique que tout le reste du texte va établir. Mais il est clair qu'elle introduit déjà le principal élément de réponse à notre problème de départ : si l'histoire de l'humanité est le lieu de déploiement de la raison humaine, alors il existe bel et bien une "rationalité" de l'histoire, un sens (c'est-à-dire à la fois : une orientation et une signification) de l'Histoire.
Le cours de l'histoire est en effet un processus de développement progressif de cette disposition naturelle spécifique de l'homme, qu'est la raison. De sorte que :
La rationalité de l'histoire, ce n'est en fait rien d'autre... que l'histoire de la rationalité !
Ou, si vous préférez, la raison de l'histoire, c'est en fait.... l'histoire de la raison.
Séquence 2 : La raison, dans une créature, est le pouvoir d'étendre les règles et desseins qui président à l'usage de toutes ses forces bien au-delà de l'instinct naturel, et ses projets ne connaissent pas de limites.
Nous trouvons ici une caractérisation de ce qui constitue la raison humaine. Elle peut sembler curieuse au premier abord, mais elle est en réalité assez simple.
Pour Kant, la raison, c'est d'abord et avant tout la faculté des fins. C'est la faculté qui va permettre à l'homme de se proposer des buts à atteindre, des objectifs à réaliser, de façon indépendante de "l'instinct". Les animaux, n'ayant pas de raison, ne poursuivent que des buts instinctifs : le plaisir, la survie, la reproduction. L'homme, lui, peut viser des fins qu'il élabore lui-même, grâce à sa raison. Il peut poursuivre des buts théoriques (connaître, savoir, comprendre le monde et lui-même) ; il peut poursuivre des buts éthiques (qu'ils soient moraux, politiques, ou religieux) ; il peut viser la sagesse, le bonheur ou la vertu.
Bref, il est par excellence l'être qui se pose lui-même ses propres buts grâce à l'usage de sa raison.
Pour Kant, la raison n'est donc pas en premier lieu la faculté qui va permettre d'atteindre ces buts (il ne suffit pas de raisonner pour atteindre le bonheur ou la vertu) ; c'est seulement la faculté qui indique à l'homme quel usage il doit faire de ses forces naturelles, à quelles fins il doit les ordonner. Plus encore, si l'on peut dire que la raison "préside" ainsi à l'usage des forces, c'est seulement dans la mesure où elle peut indiquer dire ce que nous devons faire : quelle direction nous devons prendre, quel but on doit atteindre, et par quels moyens : mais c'est la volonté qui constituera le pouvoir "exécutif", en conflit régulier avec cette autre "puissance" que constituent les désirs.
La première "fête de la Raison" : la déesse raison promenée dans Paris (10 novembre 1793)
Pourquoi donc cette faculté, ou les dispositions qui lui sont liées, ne peuvent-elles pas atteindre leur plein développement au cours d'une vie humaine ? Pourquoi est-ce à l'échelle de l''espèce que la "maturation" de la raison peut s'effectuer ?
Séquence 3 : "Mais elle-même n'agit pas instinctivement : elle a besoin de s'essayer, de s'exercer, de s'instruire, pour s'avancer d'une manière continue d'un degré d'intelligence à un autre. Aussi chaque homme devrait-il jouir d'une vie illimitée pour apprendre comment il doit faire un complet usage de toutes ses dispositions naturelles. "
Revenons d'abord sur la distinction que nous avions opérée au départ, entre raison et dispositions visant à l'usage de la raison. La définition donnée par Kant permet en effet de comprendre que, chez l'homme, le développement de la raison engage l'ensemble de ses dispositions naturelles. Car dans la mesure où, chez l'homme, c'est la raison qui indique comment et dans quels buts ces dispositions doivent s'exercer, il est clair que leur développement sera conditionné par l'état de maturité atteint par la raison. L'usage que l'homme fera de ses capacités naturelles dépendra de l'usage qu'il sait faire de sa raison.
Or cet usage, l'homme ne le perfectionne que peu à peu. La différence fondamentale entre une disposition instinctive et la raison, c'est que la première, même si elle peut exiger un temps d'acquisition, d'appropriation, n'est pas en elle-même le résultat d'un travail : si l'oiseau chante, ce n'est pas grâce au fait qu'il s'est exercé jour après jour à faire des gammes et des exercices vocaux ; la taupe creuse des galeries sans jamais l'avoir appris. La raison, en revanche, ne se développe, de façon progressive, que par sa mise en oeuvre. Elle doit apprendre (recevoir des connaissances, des méthodes), s'exercer (c'est en raisonnant qu'on apprend à raisonner), s'essayer (explorer des pistes, inventer des hypothèses, imaginer des théories, etc.)
Bref : le développement de la raison exige un travail. Si la nature a donné la raison à l'homme, c'est à lui que revient la tâche de la développer par ses propres efforts (nous retrouverons cette idée-clé dans la proposition suivante) C'est en faisant usage de sa raison que l'homme la portera à maturité, et qu'il fera (donc) un usage accompli de toutes ses forces naturelles.
Or cet usage de la raison et de l'ensemble des dispisitions naturelles, l'homme ne peut l'atteindre par lui-même, au cours de son existence.
Séquence 4 : "Ou alors, si la nature ne lui a assigné qu'une courte durée de vie (et c'est précisément le cas), c'est qu'elle a besoin d'une lignée peut-être interminable de générations où chacune transmet à la suivante ses lumières, pour amener enfin dans notre espèce les germes naturels jusqu'au degré de développement pleinement conforme à ses desseins."
Pourquoi l'homme ne peut-il porter par lui-même, au cours de son existence, le plein développement de sa raison ? On peut déjà l'indiquer dans le registre du savoir. Pour développer entièrement sa "connaissance rationnelle" du réel, l'homme ne peut évidemment pas tout tirer de son propre fonds. Prenons l'exemple des mathématiques : un individu peut-il produire par lui-même, par ses propres efforts, par son travail, l'ensemble du savoir mathématique ? Evidemment non. Il va falloir qu'il prenne appui sur ce que d'autres, avant lui, ont découvert, sur les principes des mathématiques tels qu'ils ont été élaborés durant toute l'histoire des hommes, sur les théorèmes qui ont été produits depuis l'Antiquité, sur les innovations qui se sont produites tout au long de l'histoire. Si les élèves de TS "découvrent" cette année le calcul des probabilités, c'est parce que Pascal en a posé les principes au XVII° siècle ; s'ils s'échinent sur le calcul infinitésimal, c'est parce que Newton et Leibniz l'ont élaboré (à peu près à la même époque) ; et s'ils transpirent sur la géométrie analytique, ils le doivent en grande partie à Descartes (toujours au XVII° siècle.. qui fut décidément un grand siècle pour les mathématiques.)
Une très vieille querelle (qui fit de Newton et Leibniz des adversaires) : qui a inventé le calcul infinitésimal ?
Ce qui vaut pour les mathématiques vaut évidemment pour l'ensemble du savoir rationnel, pour l'ensemble des sciences. Le savoir scientifique et l'héritier de toute l'histoire des sciences, telle qu'elle s'est élaborée au cours des siècles, élaborant sans cesse de nouvelles connaissances, réfutant les anciennes théories, transmettant le savoir acquis aux générations suivantes. Ce qui différencie la science de toute connaissance "instinctive", c'est qu'elle se transmet essentiellement par la voie du langage, de la communication, de l'nstruction d'une génération par la précédente, en tant que partie du processus global d'éducation.
Bref, ce n'est pas l'homme qui peut parvenir au plein développement de la connaissance rationnelle : c'est l'humanité. Si chacun y exerce sa raison, c'est avant tout en appliquant son intelligence aux connaissances établies à son époque, par toutes les générations qui l'ont précédé ; et s'il joue lui-même un rôle dans cette histoire, c'est parce qu'il apportera lui-même un nouvel élément dans ce grand édifice, qu'il devra transmettre à ses successeurs. Le développement de la raison dans l'ordre du savoir n'est pas une tâche indviduelle : c'est une oeuvre collective, qui implique la collaboration des hommes de toutes les générations.
Et ce qui vaut pour l'ordre du savoir vaut également pour les autres espaces d'application de la raison, ainsi que pour le développement de toutes les dispositions que la raison doit mener, elles aussi, vers leur "développement complet, conformément à un but" (proposition 1).
Séquence 5 : "Ce terme doit fixer, du moins dans l'idée de l'homme, le but de l'effort à fournir ; car, sans cela, les dispositions naturelles devraient être considérées pour la plupart comme vaines et sans raison d'être. Or ceci détruirait les principes pratiques ; par suite, la nature serait suspecte de jouer un jeu puéril en l'homme seul, elle, dont la sagesse doit servir de maxime fondamentale pour juger toutes ses autres formations."
Mais si toutes les dispositions naturelles de l'homme doivent, au terme de l'histoire humaine, atteindre leur plein développement, conformément à un but global... quel est ce but ? On sait quel était le "but global" assigné aux différentes dispositions naturelles des êtres vivants (autres que l'homme) : le "but global" auquel concourent les différentes parties des organismes vivants, en remplissant chacune leur fonction, c'est avant tout la survie ; survie individuelle, ou plus encore conservation de l'espèce. C'est ce but global qui donne leur sens, leur finalité, leur telos aux dispositions naturelles des êtres vivants.
Mais qu'en est-il de l'homme ? Quel est le "but global" qui constitue la raison d'être de l'Histoire humaine, son terme et son achèvement ? dans quel but les hommes doivent-ils développer leur raison, et à travers elle l'ensemble de leurs dispositions ? S'agit-il seulement... de la survie ? Ce sera à la proposition suivante de trancher cette question. Ce que l'on pour le moment affirmer, c'est que ce but doit exister, sans quoi l'homme introduirait dans la magnifique "téléologie" de la nature une aberration désastreuse. L'homme serait la seule espèce dans laquelle,
a. les dispositions naturelles ne se développent pas entièrement au cours de l'existence individuelle (elles ne se développent pleinement qu'à l'échelle de l'humanité),
b. alors même que ce développement ne se fait pas de façon spontanée, instinctive, mais exige un travail, un effort
c. effort qui devrait pourtant s'effectuer en pure perte, gratuitement, puisqu'il n'aboutirait à aucun but discernable.
Ceci semble doublement contraire aux exigences de la raison : car (1) cela ruinerait la possibilité de donner un sens véritable à l'histoire humaine, en la rattachant à un but final qui en constituerait l'aboutissement, et (2) il serait tout de même paradoxal que la seule faculté naturelle dont le développement devrait se faire "sans raison"... soit la raison elle-même !
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