Kant, premier paragraphe

Maintenant que le problème est posé, nous entamons la lecture proprement dite du texte. Comme vous le constatez, j'ai éliminé le début du texte (qui ne fera donc pas partie de la sélection que j'indiquerai sur la liste d'oeuvres pour l'épreuve orale du baccalauréat).

Séquence 1 : "Considérons les hommes tendant à réaliser leurs aspirations : ils ne suivent pas simplement leurs instincts comme les animaux".

Le comportement des animaux n'est pas régi par des lois physico-chimiques (comme les particules, les corps solides, etc.), et il n'est pas non plus dicté par la raison (dont les animaux, pour Kant, ne disposent pas). Cela implique-t-il que leur comportement ne soit pas "rationalisable" ? Non. Car leur comportement est bien déterminé par des processus constants, dans la mesure où il est déterminé par l'instinct. Les instincts sont les mêmes chez tous les animaux (du moins tous les animaux d'une même espèce), et ils n'évoluent pas au cours du temps. C'est ce qui fait, pour Kant, qu'il n'y a pas réellement "d'histoire" dans le règne animal. Non seulement un animal est déjà "tout ce qu'il est" à la naissance (même si telle ou telle aptitude peut demander à se développer, mais son "programme" de développement est déjà fixé dès le départ), mais l'espèce elle-même n'évolue pas. Aux yeux de Kant, le chien actuel est exactement le même que celui de la Renaissance, et le bébé chien suit un développement analogue à son ancêtre.

Le comportement des animaux est donc déterminé par des lois instinctives, et la raison peut donc analyser ce comportement en retrouvant ces lois. En ce sens, il peut bien y abvoir une connaissance rationnelle scientifique du comportement animal. Pour votre gouverne personnelle, le scientifique qui est chargé d'étudier ces lois du comportement animal s'appelle un éthologue.

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L'avantage d'un comportement instinctif... c'est qu'il est prévisible !

Peut-on adopter une approche du même type en ce qui concerne l'être humain ? Non. Car justement, pour Kant, les hommes n'ont pas "d'instinct". La nature ne les a pas dotés de ces forces biologiques, naturelles, qui leur dictent leur comportement (de façon, généralement, à garantir leur suvie ou celle de leur espèce). Il est donc impossible d'étudier scientifiquement le comportement des hommes en mettant en lumière les mécanismes instinctifs qui les régissent... puisque ces mécanismes n'existent pas. Pour Kant, la nature n'a pas donné à l'homme des instincts, mais une raison.

La seule possibilité qui reste semble donc la suivante : puisque la nature a donné aux hommes la raison, on pourrait élaborer une connaissance rationnelle de leur comportement... à la condition bien sûr que le comportement des hommes soit déterminé par leur raison !

Mais...

Séquence 2 : "ils n'agissent pas non plus cependant comme des citoyens raisonnables du monde selon un plan déterminé dans ses grandes lignes."

...mais c'est raté. Car les hommes ne soumettent pas leur comportement à ce que leur dicte la raison. Non seulement les hommes, à titre individuel, ne sont pas strictement rationels et raisonnables, mais plus encore, en tant qu'espèce, ils n'agissent pas du tout de façon à atteindre de façon rationnelle un but fixé par la raison. Encore une fois, si l'humanité agissait de façon rationnelle de manière à atteindre un but raisonnable, on pourrait avoir une connaissance rationnelle de son comportement et de son évolution : il y aurait donc bien une "science de l'histoire". Mais manifestement, ce n'est pas le cas. Les hommes, ni individuellement, ni collectivement, n'agissent de façon à atteindre, par des voies rationnelles, un but rationnel.

Donc...

Séquence 3 : "Aussi une histoire ordonnée (comme par exemple celle des abeilles ou des castors), ne semble pas possible en ce qui les concerne. On ne peut se défendre d'une certaine humeur, quand on regarde la présentation de leurs faits et gestes sur la grande scène du monde, et quand, de ci, de là, à côté de quelques manifestations de sagesse pour des cas individuels, on ne voit en fin de compte dans l'ensemble qu'un tissu de folie, de vanité puérile, souvent aussi de méchanceté puérile et de soif de destruction. Si bien que, à la fin, on ne sait plus quel concept on doit se faire de notre espèce si infatuée de sa supériorité."

...donc apparemment il est impossible de construire une connaissance rationnelle de l'humanité, de son comportement et de son évolution au cours de l'Histoire. Il y a bien, de ci de là, quelques exemples de "sages", qui essaient de vivre de façon à atteindre, de façon la plus rationnelle possible, un but raisonnable. On peut même trouver des exemples d'hommes qui tentent de conduire l'humanité sur le chemin de la raison. Mais comme ces attitudes restent extrêmement isolées, elles n'ont aucun impact véritable sur la marche globale de l'humanité ; du moins pas un impact suffisant pour faire de l'histoire des hommes celle d'un progrès, au cours duquel les humains, faisant usage de leur raison, s'achemineraient vers une destination raisonnable. Ce qui semble régir l"histoire, c'est bien plutpot la déraison : le désir, l'orgueil, la bêtise, voire la méchanceté pure et simple.

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Le plus beau des MacBeth de cinéma : celui d'Orson Welles

Bref, le spectacle qui s'offre à l'historien semble en tout point opposé à un processus rationnel ; il correspond plutôt à ce que dit MacBeth dans la pièce éponyme de Shakespeare :

     "...It is a tale,

     told by an idiot, full of sound and fury,

     Signifying nothing."

En d'autres termes, un chaos furieux dont aucune rationalisation ne serait possible. Est-ce à dire que tout point de vue rationnel, toute approche raisonnable de l'histoire, soient voués à l'échec ?

Séquence 4 : "La philosophie ne peut tirer de là aucune autre indication que la suivante : puisqu'il lui est impossible de présupposer dans l'ensemble des hommes et dans le jeu de leur conduite le moindre dessein raisonnable personnel, il lui faut rechercher du moins si l'on ne peut pas découvrir dans ce cours absurde des choses humaines un dessein de la nature : ceci rendrait du moins possible, à propos de créatures qui se conduisent sans suivre de plan personnel, une histoire conforme à un plan déterminé de la nature."

Pour Kant, il reste encore une possibilité. Puisque le déroulement de l'histoire de l'Humanité ne peut pas être rattaché à la sagesse des hommes (encore une fois, rien n'indique que les hommes chercheraient à atteindre, par des voies rationnels, un but raisonnable), peut-être peut-on discerner dans l'Histoire un plan de la nature ? L'histoire ne serait-elle pas régie par un projet caché de la nature, dont les hommes n'auraient nullement conscience, mais qu'elle les contraindrait à mettre en oeuvre à leur insu ? L'Histoire n'est-elle pas orientée par un "dessein de la Nature", qui orienterait sans qu'elle le sache l'Humanité vers un but ?

Puisqu'il est impossible de supposer que les hommes suivent volontairement un projet rationnel, on peut rechercher si la nature, finalement, n'apparaît pas comme une sorte de "maître du jeu" qui poursuivrait un but caché, qui conduirait l'homme par une sorte de "main invisible" vers une destination qu'il ignore, mais qu'il finira néanmoins par atteindre.

Au premier abord, ce projet semble assez mystérieux. Mais il ne s'agit pas d'affirmer, pour Kant, que ce "dessein de la Nature" existe, même si on n'en voit aucune trace visible dans l'histoire. Il s'agit bien de voir si l'on peut trouver un "sens" à l'histoire, qui soit aussi un sens de l'Histoire. Peut-on comprendre l'Histoire comme la réalisation rationnelle d'un plan rationnel, même si ce plan et cette réalisation ne sont pas ceux des hommes eux-mêmes, mais de la nature ?

Séquence 5 : "Nous allons voir s'il nous sera possible de trouver un fil conducteur pour une telle histoire, puis nous laisserons à la nature le soin de produire l'homme capable de rédiger l'histoire selon ce principe. N'a-t-elle pas produit un Kepler qui, d'étonnante façon, soumit les orbites excentriques des planètes à des lois déterminées, et un Newton qui expliqua ces lois en fonction d'un principe général de la nature ?"

Il faut faire ici attention. Il ne s'agit pas ici de réécrire toute l'Histoire de l'Humanité, en l'interprétant comme la réalisation progressive d'un plan de la Nature. Il ne s'agit même pas, d'ailleirs, de faire un travail d'historien. Il s'agit seulement de trouver une sorte de "point de vue", sur l'Histoire, une perspective à partir de laquelle le cours de l'Histoire s'ordonnerait de façon cohérente. Pour prendre une image que vous connaissez forcément, du fait de votre enracinement dans un digne terroir viticole, les pieds de vigne n'apparaissent comme bien rangés, bien ordonnés, que si on les regarde depuis le bon point de vue. Si on se situe au mauvais endroit, ils semblent plantés n'importe comment, de façon anarchique. Pour voir apparaître le bel ordonnancement des plants, il faut trouver le bon point de vue. C'est ce point de vue (sur l'Histoire) que cherche Kant : quelle perspective faut-il adopter sur l'Histoire pour qu'elle cesse d'apparaître comme un chaos confus, et que des lignes de fuite, une orientation globale, puisse apparaître ?

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Mauvais point de vue... (mais c'est joli quand même)

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Bon point de vue (c'est joli aussi)

 

Il s'agit donc bien de faire, non un travail d'historien, mais un travail de philosophe : le but est de trouver le bon "point de vue", la bonne perspective sur l'Histoire de l'Humanité, qui permet d'y discerner un ordre. Ce sera alors à un historien (ou plutôt, à plusieurs) de faire le travail proprement historique consistant à rassembler les différents événements de l'Histoire dans un récit cohérent. En d'autres termes, la philosophie doit jouer à l'égard de l'histoire (comme discipline) le rôle qu'elle a joué, à l'âge classique, pour l'astronomie. Il a fallu d'abord adopter le bon "point de vue" sur l'Univers, de façon à le faire apparaître comme un ensemble cohérent, ordonné, harmonieux, avant de pouvoir donner des formules mathématiques correspondant au mouvement des planètes. Pour faire apparaître l'Univers comme une grande horloge, au sein desquels les astres suivent des mouvements cohérents et réguliers, il a fallu à la fois :

      a. partir de l'hypothèse selon laquelle l'ensemble des mouvements des astres étaient régis par des lois mathématiques (ceci nous paraît, à nous, évident ; c'était très loin de l'être pour un penseur médiéval) ;

      b. adopter un point de vue héliocentrique : car ce n'est que si on les regarde "du point de vue du soleil" que le mouvement des astres devient régulier et harmonieux. (Ceux parmi vous qui côtoient, plus ou moins assidument, des élèves qui suivraient l'option HLP de Première peuvent leur demander de plus amples renseignements à ce sujet.) 

Une fois cette "bonne perspective" adoptée, le scientifique peut faire son travail, et nous donner une formulation mathématique du mouvement des planètes : c'est ce qu'a d'abord fait Kepler (qui a donné la bonne formule de la trajectoire des planètes du système solaire, en donnant une équation correspondant à une trajectoire en ellipse), et que Newton a porté à son terme (en donnant la formule générale de la gravitation).

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Il s'agit donc bien, pour Kant, de trouver le bon point de vue sur l'Histoire, la perspective globale à partir de laquelle il faut l'envisager, pour qu'elle apparaisse comme un processus rationnel.

Et c'est à cette recherche que la suite du texte va se livrer.

 

 

 

Commentaires

  • Maelle Donzel
    • 1. Maelle Donzel Le 19/03/2020
    Bonjour,
    Petite incompréhension.... Lorsque, dans les dernières lignes vous dites "Il s'agit donc bien, pour Kant, de trouver le bon point de vue sur l'Histoire" je n'arrive pas à comprendre si nous parlons bel et bien de l'Histoire avec un grand H ou de l'histoire (du monde, de la vie) en général ? Je ne sais pas si je suis très claire ...
    Merci d'avance pour votre réponse.
    • ibahiyya
      • ibahiyyaLe 19/03/2020
      Je ne suis pas bien sûr de saisir ce qui différencie dans ta question l'Histoire avec grand H de l'histoire du monde et de la vie... mais dans tous les cas l'histoire dont parle Kant est avant tout l'histoire de l'humanité. C'est donc l'histoire dont on parle quand on se demande s'il y a un sens de l'Histoire, si on peut tirer des leçons de l'histoire, etc.