Kant, deuxième paragraphe

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Nous passons maintenant à l'analyse de la "première proposition" du texte de Kant.

Séquence 1 : "Toutes les dispositions naturelles d'une créature sont déterminées de façon à se développer un jour complètement et conformément à un but."

Pour mémoire, Kant cherche à mettre en lumière un "plan de la nature" permettant de discerner une rationalité de l'Histoire. Il part pour cela de la manière dont la nature dote les différents êtres auxquels elle donne naissance, et notamment les êtres vivants. La Nature donne à chaque être vivant, et notamment les animaux, d'un ensemble de capacités naturelles (nous avons vu que, dans le cas des animaux, il s'agissait essentiellement de capacités instinctives.) Or, nous dit Kant, la nature donne aux êtres vivants ces capacités sous forme de "dispositions".

Une disposition, c'est ce que l'on pourrait appeler une "capacité potentielle". C'est-à-dire que l'être qui en est porteur la possède "virtuellement" à la naissance ; mais pour que cette capacité virtuelle devienne une capacité réelle, elle demande à être développée. Or (c'est le second point), Kant nous dit que la nature n'a pas pour habitude de doter les êtres vivants de capacités qui resteraient à l'état virtuel. La nature est économe, et elle veille à faire en sorte que les dispositions dont elle dote les êtres vivants soient bel et bien actualisées au cours de leur existence. Plus encore, la nature veille à ce que ces capacités soient développées complètement, c'est-à-dire que les êtres porteurs de ces dispositions les porte à leur degré d'épanouissement maximal.

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Aristote

Kant rejoint en fait ici une très vieille idée, que l'on trouve déjà dans la philosophie antique. Si l'on interroge ce qu'Aristote considère comme la "nature" d'une chose, on s'aperçoit qu'elle désigne non pas ce qu'une chose est au départ, à l'origine, mais ce qu'elle sera devenue une fois que ses dispositions initiales seront parvenues à maturité. Ainsi, pour déterminer ce qu'est la "nature" d'un homme, pour Aristote, il ne faut pas scruter l'enfant ou le barbare, mais bien l'homme parvenu à son plein développement ; c'est-à-dire, pour Aristote, l'homme tel qu'il apparaît dans le citoyen adulte d'Athènes. Un être doué de raison, et vivant dans une communauté politique régie par un droit juste : telle est pour Aristote la "nature" de l'homme. Et de la même façon, si l'on s'interroge sur ce qu'est la "nature" d'une communauté humaine, il ne faut pas s'attarder à ces formes primitiuves que sont la famille ou le village : il faut examiner ce qu'est une communauté humaine parvenue à son état de pleine maturité (qui est aussi celui dans lequel l'homme peut lui-même réaliser pleinement sa nature) : c'est-à-dire une Cité.

La nature dote donc les êtres vivants d'un ensemble de dispositions innées, dont elle veille à ce qu'elles parviennent à leur plein état de maturité au cours de leur existence.

Par ailleurs, cet état de maturité est un état "finalisé", c'est-à-dire orienté vers un but. Ce qui est assez logique. Car là encore, la nature fait preuve d'intelligence : elle n'a pas pour habitude de doter les êtres de dispositions... qui ne servent à rien. Par conséquent, une capacité parvenue à son plein état de maturité est une capacité qui permet d'atteindre le but auquel elle s'articule.

On peut donc dire que la nature dote les êtres vivants d'un ensemble de dispositions innées, vouées à se développer pleinement, de manière à atteindre le but auquel elles s'articulent.

C'est ce que Kant illustre d'abord avec le cas des animaux.

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Séquence 2 : Chez les animaux, on vérifie ce principe par l'observation externe aussi bien qu'interne ou par la dissection. Un organe qui n'a pas de raison d'être, un agencement qui ne remplit pas son but, sont des contradictions dans le système téléologique de la nature.

Pour mettre en lumière le principe que nous venons d'indiquer, Kant part de l'exemple des animaux ; plus encore, il part de ce que révèle l'analyse interne d'un animal. Un animal, c'est d'abord un organisme vivant ; c'est-à-dire un système d'organes, au sein duquel chaque organe joue un rôle dans le système d'ensemble, permettant à cet ensemble de rester en vie. Si l'on examine ce qu'est la définition actuelle d'un "organe", ce caractère doublement finalisé apparaît très clairement : un organe, c'est une partie du corps qui, en assurant une certaine fonction au sein du corps, permet à ce corps de survivre. Il y a donc le but propre de cet organe (le rôle qu'il joue dans l'organisme, la fonction qui est la sienne), et le but global à atteindre (la survie de l'animal). 

Ainsi, le poumon sert à respirer, ce qui permet la survie ; l'estomac sert à digérer, ce qui permet la survie, etc.

Dans un organisme, rien "ne sert à rien" : chaque élément joue un rôle précis dans le système global, conformément à un but général. Un organe qui "ne servirait à rien" est une contradiction dans les termes. Et, de fait, tout, dans le corps d'un animal, sert à quelque chose, et est ainsi articulé au but général de la survie. Quand on trouve un élément qui, apparemment, ne sert à rien... il vaut mieux se méfier ; peut-être n'a-t-on tout simplement pas identifié sa fonction spécifique. Ainsi, on a longtemps considéré que les amygdales ne servaient pas à grand chose : on s'est cependant aperçu que ces amygdales jouent un rôle non négligeable dans l'immunité : en plus de filtrer les virus et les bactéries, elles contiennent des cellules qui produisent des anticorps.

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Et bien évidemment, un organe ne peut pleinement asurer sa fonction, jouer son rôle dans l'organisme, que s'il atteint son état de maturité. Un poumon immature (comme on en trouve chez les bébés "prématurés") est un poumon qui aura du mal à remplir sa fonction (respiratoire), et ce qui peut donc constituer une menace pour la survie.

La nature apparaît donc ici comme un ingénieur éminement rationnel : il ne réalise que des êtres au sein duquel chaque élément est voué à parvenir à sa pleine maturité, de façon à remplir sa fonction, ce qui permet d'atteindre un but global.

Là encore, le propos de Kant rejoint de très vieilles idées. Le fait que les organismes vivants soient des machines extraordinairement complexes, au sein desquels chaque élément joue un rôle précis, permettant à l'organisme d'atteindre ce but qu'est la survie, a depuis longtemps été mobilisé par ceux qui voulaient prendre appui sur la Nature pour démontrer l'existence d'un Créateur rationnel. Le raisonnelent est assez simple. Comment une machine aussi complexe, aussi magnifiquement organisée et ajustée qu'un être vivant, pourrait-il être le produit du hasard, d'un jeu spontané et aléatoire de particules ? Si la matière ne peut pas spontanément donner naissance à une horloge, comment se pourrait-il qu'elle donne naissance à des êtres aussi formidablement complexes et ingénieux que des êtres vivants ? Si un objet comme une montre implique nécessairement la présence d'un être intelligent (qui seul a pu la concevoir et la réaliser), comment un être infiniment plus complexe qu'une montre (ce qu'est indéniablement un être vivant, même primitif) pourrait-il se passer d'un concepteur intelligent ? Si, débarquant sur une planète encore inexplorée, nous trouvions un frigidaire, nous ne dirions sans doute pas :

"tiens, sur Gluton, la matière fait bien les choses, elle produit spontanément des frigos !"

Nous dirions :

"cet objet est manifestement trop complexe et ingénieux (chaque élément y assure une fonction précise, permettant au système d'atteindre un but global) pour ne pas avoir été conçu par un être intelligent. Un être intelligent a manifestement séjourné sur Gluton."

Fort bien. Mais alors pourquoi refuserions-nous d'adopter le même raisonnement, sur terre, face à ces êtres infiniment plus complexes et ingénieux (chaque élément y assure une fonction précise, permettant au système d'atteindre un but global) que sont les êtres vivants ?

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Des extraterrestres très intelligents... trop intelligents : les Krell (La planète interdite, 1956)

Dans l'histoire de la philosophie, ce raisonnement a un nom ; on l'appelle la "preuve téléologique" de l'existence de Dieu. "Téléologique" (à ne pas confondre avec "théologique") : c'est le même nom que nous trouvons dans notre séquence. "Téléologique" vient du grec telos, qui signifie en grec le but, la finalité. La preuve téléologique de l'existence de Dieu, c'est celle qui prend appui sur le caractère manifestement finalisé des êtres naturels (et notamment des êtres vivants, au sein desquels chaque élément remplir une fonction, conformement à un but global) pour en déduire l'existence d'un Créateur intelligent.

Il faut se garder de regarder cette "preuve" avec trop de commisération : Einstein lui-même avouait un certain désarroi face à cette "preuve" ; et, de façon générale, on la trouve chez presque tous les penseurs qui ont révolutionné la science à l'âge classique, de Descartes à Newton. 

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On la retrouve encore chez Voltaire :

« L'univers m'embarrasse, et je ne puis songer / Que cette horloge existe et n'ait point d'horloger »

Et, de fait, Kant, qui n'était pas un grand ami des "démonstrations rationnelles de l'existence de Dieu", puisqu'il a consacré une partie de ses écrits à détruire, une à une, toutes les "preuves" que la tradition philosophique avait élaborées (par des penseurs aussi rationnels que Descartes ou Leibniz), s'y est arrêté. Pour lui, cette preuve téléologique n'est sans doute pas une preuve catégorique : on n'est pas contraint d'en admettre la conclusion,  comme on est contraint d'admettre la conclusion d'une démonstration mathématique. Mais elle constitue néanmoins un signe : le signe que le monde est bel et bien conçu conformément à un plan intelligent.

Ce qui rejoint évidemment l'enjeu majeur de notre texte. La nature opère comme un concepteur intelligent : elle ne fait rien en vain, et elle dote chacune de ses "créatures" d'un ensemble de dispositions naturelles qui doivent, en se développant, permettre de remplir une fonction, conformément à un but global. Il y a bien ici une rationalité de la nature...

...et c'est heureux. Car si les êtres naturels étaient conçus de façon totalement irrationnelle, il faudrait renoncer au concept même de "nature". Nous n'aurions ni "lois naturelles", ni ordre naturel : la "nature" ne serait qu'un chaos, un amas confus de choses incohérentes, bref : la négation même de ce que toute la tradition philosophique, depuis l'Antiquité, a appelé 'nature" :

"Car si nous nous écartons de ce principe, nous n'avons plus une nature conforme à des lois, mais une nature marchant à l'aveuglette, et l'indétermination désolante remplace le fil conducteur de la raison."

Si la nature opérait de façon irrationnelle, il n'y aurait plus de science, plus de connaissance rationnelle possible de la nature. Car là où il n'y a ni ordre, ni lois, ni finalité, la raison n'a rien à saisir, rien à comprendre. Pour reprendre encore le cas des êtres vivants : c'est justement parce que les animaux sont conçus de façon rationnelle, parce que chaque élément y remplit une fonction spécifique, ordonnée au but global de la survie, que l'anatomie est possible. Dans le domaine littéraire, "l'anatomie du chaos" peut être une jolie formule ; dans le contexte de la science, elle est une contradiction.

La nature fait donc preuve de raison dans la manière dont elle oeuvre à travers les animaux... mais qu'en est-il de l'homme ? Peut-on considérer que, dans le cas de l'homme, la nature a, là aussi, déposé une "disposition naturelle", qui serait vouée à atteindre son plein état de développement, conformément à un but ? Quelle est alors cette "disposition" ? En quoi consiste ce développement ? Et quel est le but ?

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Y a-t-il une intelligence à l'oeuvre derrière l'intelligence humaine ?

C'est ce que nous examinerons au prochain épisode.