La rationalisation du réel (3) : science et technique

Ce que nous cherchons ici à mettre en lumière, ce sont les enjeux du processus de rationalisation. La matrice de tous les enjeux est évidemment le fait que la rationalisation du monde sensible permet de fonder l'agir humain dans et sur ce monde sensible sur la raison humaine ; elle est donc l'une des principales conditions de l'action rationnelle.

Le premier avantage, c'est le gain d'objectivité. Si je traduis la situation concrète d'un jeu de hasard (et d'argent) comme le loto en termes de probabilités mathématiques (je compare l'ensemble des situations possibles avec l'ensemble des situations activées par le joueur), je vois clairement qu'il faut en moyenne, en jouant une grille 4 fois par semaine, 140 000 ans pour gagner le plein tirage (trouver les 6 numéros) ; et que, même en jouant 140 000 ans (ce qui est rarement le cas), on perd en moyenne 55 centimes d'euros par euro joué. On comprend mieux pourquoi, en France, les jeux de ce type étaient absolument interdits... c'est-à-dire formaient un monopole d'Etat (La Française des Jeux) ; même si Bruxelles a depuis remis en cause ce monopole.

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Le jeu d'argent : une activité irrationnelle

Traduire une situation concrète en situation conceptuelle-logique, c'est donc tenir à l'écart les fantasmes, les illusions, qu'il s'agisse d'illusions de la perception (les approximations ou illusions d'optique pour le géomètre ou l'architecte disparaissent lorsqu'il adopte une représentation géométrique de l'espace) ou d'illusions émotionnelles ("bah oui mais il y en qui gagnent alors pourquoi pas moi ?"). ce qui n'est déjà pas si mal.

Par ailleurs nous avons montré que la rationalisation permettait d'expliquer les phénomènes naturels (j'explique le dégagement de gaz carbonique suite à une combustion de méthane par l'équation CH4 + 2 O2 à CO2 + 2 H2O qui me montre comment, sur quels mécanismes repose ce rapport entre combustion de méthane et dégagement de gaz). Nous avons ensuite montré comment la rationalisation permettait de comprendre les phénomènes naturels en leur donannt un sens saisissable par la raison. La rationalisation permet de comprendre pourquoi un phénomène est tel qu'il est : ainsi, pourquoi le ciel est-il bleu ? pourquoi les couchers de soleil sont-ils rouges ? La représentation du système soleil-atmosphère-terre sous la forme d'ondes et de particules permet de comprendre que, du fait de la diffusion de Rayleigh, les couleurs à courte longueur d'ondes (bleu, vert) sont plus diffusées dans l'atmosphère que les couleurs à grandes longueurs d'ondes (rouge, jaune). D'où le fait :

a) que le ciel (l'atmosphère) nous paraisse bleu (diffusion de la lumière bleue)

b) que les couchers de soleil soient rouges : les rayons solaires ayant une grande distance à parcourir dans l'atmosphère avant de nous parvenir, les couleurs qui "parviennent à destination" (c'est un peu cavalier, comme présentation, mais bon) sont celles qui se sont peu diffusées en cours de route (grandes longueurs d'onde).

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C'est magique... mais c'est tout à fait explicable !

Nous avons conclu notre démarche en montrant que l'aboutissement de la rationalisation, c'était son application technique. La rationalisation du monde sensible permet en effet de prévoir et d'agir rationnellement sur les phénomènes naturels. En rapportant les phénomènes naturels à des lois  (à des relations logiques entre concepts, comme les équations chimiques, la formule U = RI, etc.), on peut soit anticiper les phénomènes (en utilisant la loi), soit agir sur eux (en utilisant le mécanisme mis en lumière). Ainsi, la rationalisation de l'efficacité du fumier de vache sur les récoltes (la présence d'azote, de phosphore et de potassium dans le fumier favorise les processus de croissance des végétaux) permet de construire de façon artificielle des engrais puissants : les engrais chimiques NPK.  De façon générale, c'est sur la rationalisation scientifique que repose toute la technique moderne, qui est ainsi devenue "technologie".

Qu'est-ce, en effet, que la technologie ? Pour préciser le sens de ce concept, il est intéressant de se réferer à l'un des premiers textes dans lequel il apparaît dans un contexte théorique qui le définit. Il s'agit d'un texte de Jacob Bigelow (pour les visiteurs anonymes, le texte en question se trouve ici (Bigelow (technologie)). Un monument de l'idéal rationaliste-positiviste-optimiste du XIX° siècle.  Cela fait du bien parfois de se remémorer ce qu'a pu signifier la notion de "progrès" pour nos ancêtres du XIX° siècle.

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L'idée fondamentale que défend ce texte est que art et philosophie de la nature (traduisez : techniques et sciences) sont indissociables. Et ce sont précisément les tensions et les distensions entre le progrès technique et le progrès scientifique qui constituent le moteur de l'histoire.

L'un des intérêts de ce texte est que l'on y assiste à la naissance, ou plutôt au baptême, d'un concept : celui de technologie. Ce terme, Bigelow ne prétend pas l'avoir inventé ; mais il lui donne l'épaisseur d'un concept véritable dans la mesure où 1) il le définit clairement (la technologie est le domaine du savoir qui réunit les principes et connaissances rationnelles-scientifiques sur lesquels reposent les activités techniques de l'homme), et où 2) il nous fait comprendre que seul un penseur européen du XIX° siècle pouvait produire ce concept, puisque c'est l'état actuel de développement de la civilisation humaine qui rend nécessaire l'élaboration de la "technologie".

Car le propos de Bigelow, au départ peut sembler paradoxal. Il nous dit que l'époque moderne repose sur l'idée selon laquelle les techniques humaines se fondent sur des connaissances rationnelles (scientifiques) ; mais il nous dit également que toutes les techniques, à toutes les époques, ont toujours reposé sur des savoirs de type scientifique (la construction d'un bateau faisait intervenir des connaissances en mathématiques et en résistance des matériaux bien avant le XIX°...) . Etrange ?

La solution de ce paradoxe, pour Bigelow, c'est l'Histoire. Pour Bigelow (et là, on peut bien parler de philosophie de l'histoire), ce qui sépare fondamentalement le rythme de l'histoire des sociétés primitives et celui des sociétés modernes c'est que les avancées réalisées par les sociétés barbares sont avant tout des avancées techniques.  En d'autres termes, dans le cours du développement de la civilisation humaine, le progrès technique a d'abord été beaucoup plus rapide que le progrès scientifique. Bigelow ne l'explique pas, mais on peut aisément comprendre qu'un homme "primitif" avait sans doute mieux à faire que de s'interroger sur la place des constituants chimiques du fumier de bovidé dans la classification périodique des éléments ; il a préféré développé des techniques agricoles (utiliser le fumier comme engrais) sans se demander pourquoi ou comment le fumier pouvait jouer un rôle dans la fertilisation des sols.

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Or, nous l'avons dit, arts et philosophie de la nature, technique et science, sont indissociables. Il était donc logique que "l'avance" prise par le progrès technique aboutisse un jour à un "blocage" : il n'était plus possible d'inventer de nouvelles techniques sans faire d'abord de nouvelles découvertes  scientifiques (pour rependre la distinction de Bigelow). Les hommes des sociétés "primitives" ont bien essayé de pallier cette difficulté en développant au maximum leur habileté technique ("leur oeil était précis et leur main experte") et leur force de travail... mais le progrès ne concernait plus que l'usage de la technique, et non la technique elle-même.

Pour débloquer la situation, et permettre au progrès de la civilisation de reprendre, il fallait renverser le processus : repartir du progrès scientifique, pour fonder sur le savoir rationnel ainsi établi de nouvelles techniques. Pour Bigelow, c'est précisément là le propre des sociétés modernes : elles ont su étendre et approfondir le domaine de la connaissance scientifique (notamment dans le domaine des sciences de la nature : physique, chimie, etc.) pour fonder une nouvelle ère civilisationnelle, au sein de laquelle c'est dorénavant sur les avancées scientifiques que reposent les progrès techniques. En ce sens, notre époque est bel et bien celle de la "technologie" !

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 Pourtant, cette jonction progrès technique / progrès scientifique ne doit pas nous faire perdre de vue l'unité profonde du rationalisme. Le progrès scientifique (nouvelles découvertes) ne débouche pas seulement sur le progrès technique (nouvelles inventions) : le progrès est un processus global, et ce sont également des progrès dans les domaines social, politique, économique, culturel, et même moral qui sont entraînés par ce progrès de la rationalité. Pour reprendre les exemples du texte, les nouvelles "technologies" (techniques fondées sur la science) ont mené à des progrès politiques et culturels (l'imprimerie a permis la diffusion du savoir, elle est l'arme absolue du projet des Encylopédistes), à des progrès dans le domaine de la guerre (c'est maintenant l'intelligence, et non la force, qui détermine la puissance militaire, notamment par l'invention des explosifs), au développement du commerce international (grâce notamment à l'invention de la boussole et à l'astronomie), lui-même facteur de paix et de développement ("là où il ya du commerce il y a des moeurs douces, et là où il y a des moeurs douces, il y a du commerce", disait Montesquieu.... qui ajoutait également qu'il n'y avait plus non plus de moeurs pures !). Le progrès scientifico-technique aboutit à l'ouverture des deux infinis (l'infiniment grand et l'infiniment petit, avec le télescope et le microscope... ces deux infinis dont le silence effrayait Pascal), il rend la vue à ceux qui ne voyaient plus ...

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Bref, le progrès de la raison aboutit à la seule chose à laquelle peut aboutir un progrès de la raison pour un rationaliste : au progrès humain, dans toutes ses dimensions. La dernière affirmation nous donne d'ailleurs accès à ce qui noue science et religion dans l'esprit des rationalistes du XIX° siècle : non seulement le progrès de la science dévoile le caractère illusoire de la Foi... mais il rend Dieu lui-même superflu. Car c'est la science qui désormais fait des "miracles"... dans la mesure précisément où ce ne sont plus des miracles, mais des résultats de la raison humaine.

Ceci donne tout son sens à la fameuse réplique de Laplace (l'auteur présumé du "démon") à Napoléon, lequel lui avait demandé, suite à l'exposé de son système cosmologique, "Et Dieu dans tout ça ?" : Sire, je n'ai pas besoin de cette hypothèse. ...

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Tel est l'enjeu global de la rationalisation du réel pour tout le courant du "rationalisme européen", qui court de l'Humanisme de la Renaissance aux révolutions agricole et industrielles, en passant par le rationalisme du XVII° et l'Encyclopédie des Lumières : fonder l'agir de l'homme sur la raison, et fonder enfin sur le socle de la raison de l'Homme la maîtrise totale du monde ("se rendre comme maître et possesseur de la nature", disait Descartes)... et de lui-même.