La rationalisation du réel (1) : définitions

Le point de départ de notre démonstration est la distinction entre raison et réel.  Qu'est-ce que le réel ? La réponse simple (et juste) est : le réel, c'est tout ce qui existe. Reste à savoir ce que signifie "exister"...

   a) Exister, c'est pouvoir faire l'objet d'une expérience  sensorielle ; une table existe si je peux la toucher, la voir, écrire dessus, etc. Ce qui existe, en ce sens, c'est donc l'univers de la matière (puisque nous avons vu que la matière désignait tout ce qui pouvait être saisi par un ou plusieurs sens). On appelle donc cet univers le monde matériel, ou encore le "monde sensible" (perceptible par les sens)

Soit, mais le rêve que j'ai fait la nuit dernière, peut-on dire qu'il n'a jamais existé ? Et pourtant, je l'ai réellement rêvé ! Et quand un mathématicien dit "il existe un x tel que" (les mathématiciens disent souvent ça), ils ne veulent pas dire qu'il existe quelque part un x qui se promène et qui a telle ou telle propriété. Il y a donc un deuxième sens "d'exister" :

    b) Exister, c'est pouvoir être saisi par la pensée (au sens, large, pas seulement la raison, mais aussi l'imagination...). Il existe un x tel que x + 2 = 3 puisque je peux penser un nombre qui a cette propriété : 1 (ou - (i²), si on veut être vicieux). Le rêve de la nuit dernière était un "vrai" rêve, je l'ai réellement" rêvé, puisqu'il a bel et bien eu lieu dans mon esprit. L'univers de toutes ces choses est donc l'univers de l'esprit, ou "monde intelligible" (tout ce qui peut être saisi par l'intellect, la pensée)

[Attention : cela suppose de ne pas réduire l'intellect à la seule raison ; si on procède à cette réduction, il faut notamment ajouter au monde intelligible le monde de "l'imaginaire", c'est-à-dire tout ce qui peut être imaginé].

"Le réel", c'est donc l'ensemble composé du monde sensible ET du monde intelligible. Ce qui n'appartient pas au réel, c'est donc ce qui ne peut être ni perçu (vu, touché, etc.), ni pensé (conçu, imaginé, etc.) Par exemple, un cercle carré ne pourra jamais être perçu, et on ne peut pas non plus le penser : il n'appartient donc pas au réel.

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Bien. Et qu'en est-il de la raison ?

La raison, elle ausi, a deux sens : un sens large, et un sens restreint. Nous avons déjà évoqué leur relation tout à l'heure, en parlant de l'intellect.

     a) soit la raison (sens large) désigne la faculté de penser ; et dans ce cas on inclut dans le domaine de la raison tout ce que Descartes appelle "pensée" : les idées, les raisonnements, les concepts, mais aussi les sensations, les imaginations, les volontés, etc.

     b) soit on réduit la raison à une faculté spécifique de l'esprit humain, et c'est alors la simple faculté de raisonner : on peut alors la définir comme la "faculté de lier logiquement des concepts" (raisonner, c'est lier des concepts avec des relations logiques).

En règle générale, dans un devoir de philosophie, il est préférable de donner à la notion de raison (et l'intellect) son second sens ; le "monde intelligible", pour un philosophe, c'est le domaine des idées, des concepts, des relations logiques (et non le monde du rêve, du fantasme, etc.)

Le couple au programme (raison et réel) suppose donc que l'on questionne l'articulation de ce qui existe, et de la faculté humaine de lier des concepts de façon logique (raisonner). Il pose donc d'abord la question de la rationalisation  du réel : comment peut-on capturer par la raison, non seulement les idées, les concepts et les relations, mais aussi toutes les choses de la nature ?  Comment peut-on penser... le monde ?

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Réalité et construction mentale : une photographie de Erik Johansson

Avant de commencer, il s'agit de faire une mise au point sur ce en quoi consiste l'exercice de la raison. Et donc de répondre à deux questions : 1) la raison est-elle spécifiquement humaine ? 2) la raison peut-elle être dissociée des autres facultés de l'esprit humain (perception, mémoire, émotion, etc.) ?

Le cours nous a montré que, en réponse à la première question, nous devions répondre par un problème. Si la raison désigne la faculté de lier logiquement des concepts, alors on voit mal comment on pourrait refuser "la raison" à un animal qui sait déterminer le cardinal d'un ensemble (compter), qui sait comparer deux concepts numériques (2 est plus petit que 3), et qui sait effectuer des opérations logiques sur ces concepts (2 + 3 = 5). Or c'est précisément ce que la femelle chimpanzé (Sheba) étudiée par S. Boysen semble savoir faire.

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De même, il est extrêmement difficile de définir un "âge de raison" chez l'homme lui-même, puisqu'un enfant en bas âge (contrairement à ce que proposait Piaget) peut tout à fait dissocier la taille d'un ensemble et son cardinal (un groupe d'objets peut être plus gros mais comporter moins d'éléments), ce qui suppose qu'il puisse en énumérer les constituants ; l'expérience de Gelman & Cie montre même qu'un nourrisson de 6 à 8 mois sait déjà apparier des ensembles équinumériques, même lorsque ceux-ci n'ont en commun que le nombre de leurs éléments ! Et les enfants de maternelle savent tout à fait effectuer mentalement des opérations simples telles que l'addition ou la soustraction de petites quantités numériques (cf. l'expérience des objets sur le petit théâtre). Vous ne regarderez plus jamais les bébés de la même manière...

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Bref : il est extrêmement difficile de "situer" l'apparition de la raison. La raison n'est pas une "chose" qui serait là ou pas, elle émerge comme un processus qui ne permet de différencier radicalement, ni l'homme de l'animal, ni l'adulte de l'enfant.  Il n'y a pas de frontière nette entre "dénué de raison" et "doté de raison" : c'est une affaire de degré.

Par ailleurs, la seconde question nous amène à une réponse relativement semblable. La tradition philosophique occidentale tend souvent à opposer la raison et les autres facultés. Ainsi :

    a) chez Platon, les jugements de la raison s'opposent au témoignage des sens, témoignage qui est souvent trompeur (pensons à l'apparence sensorielle du bâton "cassé" quand on le plonge dans l'eau, à la différence apparente de température entre une paire de ciseaux et un bouchon de liège, etc.)

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    b) les philosophes ont souvent mis en lumière les faiblesses (c'est le cas de Descartes) ou des égarements de la mémoire. Pour un penseur comme Halbwachs, que nous recroiserons quand nous traiterons de l'histoire, la mémoire de l'individu n'est pas une somme d'informations objectives stockées de façon impartiale dans un espace neutre : c'est une sommes d'informations triées, sélectionnées, reformulées, transformées par les rapports de l'individu avec son environnement social. Une recherche historique réellement scienifique ne peut donc pas prendre la mémoire des individus comme une source fiable : il doit la soumettre à un travail critique. [Ceci nous permet par ailleurs de remettre en cause le primat absolu parfois accordé au "témoignage"...] Et chez Freud, nous trouverons l'explication du fait que nous pouvons être persuadés de "nous souvenir" d'un événement auquel nous n'avons, en réalité, pas assisté...  

    c) l'opposition la plus classique est celle au sein de laquelle s'affrontent raison et "passion", raison et émotion, raison et affects. C'est une affirmation que l'on trouve tout au long de l'histoire de la pensée et de la littérature occidentales : la passion perturbe le raisonnement, elle nuit à la clairvoyance logique de l'individu... elle lui fait dire n'importe quoi. L'une des plus belles illustrations de cette "perversion" de la raison par la passion est donnée par la description de ce que Stendhal nomme la "cristallisation" : non seulement l'homme amoureux tend à ne plus "réfléchir" sereinement... mais il se met même à réfléchir mal ! Il voit des rapports de causalité ("c'est pour attirer mon attention qu'elle fait ceci, cela") là où il n'y en a pas, il voit des preuves d'un amour / d'un dédain là où il n'y a rien à voir du tout, bref il fait le contraire de ce que doit faire un raisonnement sain : il pose la conclusion au départ, et trouve ensuite les éléments qui lui permettent d'y aboutir !

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Il semblerait donc que la raison ait beaucoup de mal à supporter ses camarades de faculté : perception, mémoire et émotion. Et pourtant, les choses ne semblent pas si simples.

Car effectivement, l'exercice de notre raison n'est pas plus dissociable de nos autres facultés que ne l'est toute partie d'un "organisme". Même notre façon de compter les éléments d'un ensemble est influencée par les modalités de la perception : on ne compte pas trois éléments comme on compte 6 éléments (on "voit" trois éléments, on dénombre 6 éléments.) C'est ce qu'illustrent bien les notations chiffrées (I, II, III.... IV, V)

En ce qui concerne les liens entre raison et mémoire, il convient de remettre en cause la dépréciation (culturelle) de la "mémorisation" par rapport à la "compréhension" (l'apprentissage par coeur, c'est scolaire...). Car raisonner, c'est d'abord analyser et synthétiser les données d'un problème. Or ce qui nous permet d'analyser une donnée (par exemple : le nombre 1729), c'est le fait que nous disposons de "clés" qui nous permettent de la décomposer en éléments plus simples. De ce point de vue, celui qui (comme Ramanujan) aura en mémoire le fait que 1729 = (12)3+13 = 93+103 (1729 est le premier nombre à s'écrire de deux façons différente sous la forme d'une somme de deux cubes) peut procéder à une analyse de façon nettement plus rapide que celui qui, comme Hardy, trouvait ce nombre "fort triste". De même, un élève qui aura à sa disposition, en mémoire, et de façon immédiatement mobilisable, les théorèmes de Pythagore, de Thalès, de la "droite des milieux", etc. pourra établir des constructions logiques (démonstrations) de façon beaucoup plus rapide que celui qui devra retrouver et redémontrer à chaque fois ces théorèmes. La mémoire n'est donc pas un "parent pauvre" du raisonnement : c'est au contraire un support absolument nécessaire à l'exercice de la raison. 

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Enfin, en ce qui concerne les émotions, nous avons montré en cours comment les affects de l'homme, loin de nuire au raisonnement, étaient une condition nécessaire à l'exercice de la raison. Plusieurs penseurs de l'éducation (comme Maria Montessori) ont en effet mis en lumière le rôle du plaisir dans les processus d'apprentissage. [Pour ceux que cela intéresserait, vous pouvez aller jeter un oeil à la page wiki sur Maria Montessori ( rapide et clair) : http://fr.wikipedia.org/wiki/Maria_Montessori ] De même que la mémorisation, la réflexion logique est nettement stimulée par le plaisir pris à l'activité intellectuelle, par l'intérêt qu'il y a à s'y livrer. On ne doit pas opposer travail et jeu (cette distinction est d'ailleurs totalement intenable pour un enfant en bas âge...), mais au contraire les concilier si l'on veut que les capacités intellectuelles des "élèves" soient pleinement exploitées.

A titre d'illustration, on peut plaindre sincèrement les pauvres personnes âgées dont on prétend "stimuler" les capacités en leur demandant de bien vouloir mémoriser que, lors d'une viste (fictive) à leur boulanger, elles ont acheté deux baguettes, 4 croissants, 3 pains au chocolat et 5 brioches ("tournez la page et essayez de vous souvenir de ce que vous avez acheté....") Une idée pareille oublie totalement le fait que l'esprit humain ne se décide réellement à travailler que s'il y voit un intérêt, c'est-à-dire notamment si le fait de se livrer à un effort intellectuel s'accompagne, d'une façon ou d'une autre, de plaisir. Un esprit qui s'ennuie ou qui ne voit pas l'intérêt de l'exercice qu'on lui propose, qui est incapable de voir en quoi il pourrait s'agir véritablement d'un jeu, et non d'un pur effort, est un esprit qui travaille mal. Ce qui vaut pour la mémoire (PERSONNE ne peut mémoriser convenablement quelque chose qui ne présente aucun intérêt... et si Dave, notre ami autiste, pouvait mémoriser tout un calendrier, c'est que ça l'intéressait !)  vaut aussi pour la raison. Et c'est ce qu'illustrent les expériences pédagogiques telles que le projet "Right Start" : on peut permettre à des élèves qui souffrent de graves difficultés en mathématiques de rattraper leur retard (et de maintenir leurs acquis l'année suivante...) en leur réapprenant les mathématiques sous forme de jeu (jeu de l'oie, etc.). Un esprit qui joue est un esprit en éveil : le plaisir pris à l'activité intellectuelle ne parasite pas cette activité : il la stimule.

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 [A titre de précision, il est inutile de prendre appui sur ce qui précède pour dire que, en fin de compte, si vous n'obtenez pas des résultats très fameux, c'est parce que vos profs "ne parviennent pas à vous intéresser". Car la distinction que nous avons établie entre jeu (actif) et "divertissement" (passif) vaut aussi pour l'attitude de celui qui joue. Conformément à une expression au premier abord paradoxale, on doit "faire l'effort de s'intéresser" ! On choisit de se laisser "prendre au jeu"... et celui qui n'a pas décidé de faire en sorte d'être intéressé ne le sera jamais. Bref : le travail de l'élève est d'essayer de se passionner pour ce qu'on lui raconte ; le travail du prof est de lui faciliter la tâche... Et pour rebondir sur un autre couple du programme (esprit / matière) la disposition intellectuelle est indissociable de la posture du corps : celui qui prend la pose de "celui qui va s'ennuyer ferme dans les deux heures à venir" n'a quasiment aucune chance d'être captivé. Il est d'ailleurs fort possible qu'il le sache. On pourrait (presque ?) se demander si certains élèves ne font pas exprès de prendre une position d'ennui pour se prémunir contre la passion éventuelle qui pourrait les animer, toute passion incluant une activité, un effort et une tension qu'ils cherchent à tout prix à éviter ! (Car on peut tout à fait chercher à se prémunir, par paresse, d'affects intensifs, même agréables ; sans quoi il y aurait probablement plus de bébés sur terre...)]

Cette thèse est d'ailleurs soutenue par l'approche neurologique de ce qui constitue un "choix rationnel" (désignation de l'option la meilleure dans un contexte à plusieurs possibilités). Le fait que Phineas Gage (dont une partie du lobe préfrontal avait été détruite par le "passage" d'une barre à mine, comme vous pouvez le voir ici : http://neurophilosophy.wordpress.com/2006/12/04/the-incredible-case-of-phineas-gage/) ou Eliott (un cas étudié par le neurologue Antonio Damasio : une partie du cortex préfrontal avait fait l'objet d'une ablation suite à un méningiome) souffrent de troubles du comportement affectif ET d'une incapacité (relative) à effectuer des choix rationnels en contexte stratégique, illustre la thèse delon laquelle les affects jouent un rôle dans la désignation d'une stratégie raisonnée (optimale). Pour Damasio, c'est bien le marquage affectif des différentes options qui permet :

     a) d'éliminer immédiatement l'examen de certaines options (marquage "négatif")

     b) d'abandonner l'examen de certaines autres options, dans la mesure où elles semblent vouées à l'échec (marquage "négatif")

     c) de sélectionner une stratégie parmi l'ensemble de celles qui restent (marquage "positif")

 Un individu privé de réactions émotionnelles, incapable d'affects, se retrouverait donc incapable de "marquer" émotionnellement els différentes options, et serait donc confronté :

    _ soit à une énumération sans fin des différentes options possibles, de leurs différences spécifiques, etc. qui n'aboutirait à aucune sélection, ni décision finale ;

    _ soit à une suite d'erreurs répétées, les options ayant mené à l'échec étant systématiquement retentées, réitérées.  

Notre capacité de réaction émotionnelle n'est donc pas un obstacle à vaincre pour l'exercice de notre raison : elle en est l'une des conditions de possibilité. 

Pour résumer les rapports entre raison et affect, nous pourrions donc dire que la description adéquate de la réalité de notre esprit correspond moins à ça...

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....qu'à ça :

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On peut donc en conclure que "la raison", en un sens, ça n'existe pas. D'abord parce qu'il n'y a pas de frontière nette entre "doté de raison" et "dénué de raison" : c'est un processus graduel. Ensuite parce qu'il n'y a pas de séparation possible entre la raison et les autres facultés de l'esprit humain. Il faut donc à tout prix éviter de "réifier" la raison humaine, laquelle n'est pas une "chose" que l'on pourrait considérer isolément. La raison appartient à l'esprit humain : en tant que telle, elle en partage l'histoire (évolutive) et elle reste indissociable de toutes les autres facultés qui le constituent. Parler de "la raison" comme d'une faculté distincte, autonome, c'est donc déjà faire une opération d'abstraction réductrice... dont nous verrons qu'elle constitue l'un des supports de toute "rationalisation" du réel.