Science du vivant et sciences de l'homme
Le premier enseignement que nous pouvons tirer de l'approche (proposée précédemment) des problèmes éthiques posés par les sciences du vivant est le suivant : en tant que problèmes éthiques, fondés sur l'opposition de deux exigences contradictoires (sauver des vies / ne pas faire souffrir (expérimentation animale), respecter l'intégrité corporelle / maintenir la liberté sexuelle, etc.) les problèmes soulevés par les sciences du vivant échappent au domaine de la science.
a) Les sciences du vivant posent des problèmes que la science ne peut pas résoudre, car une question morale n'est pas une question scientifique. Aucun dispositif expérimental ne peut se substituer à notre prise de décision réfléchie et responsable face à un choix éthique : ici comme ailleurs, nous sommes "condamnés à être libres" (Sartre), et nous ne pouvons "externaliser" notre responsabilité ni vers les dispositifs technologiques, ni vers ceux qui les manipulent.
b) Personne n'est "compétent" pour résoudre un problème de bioéthique: nul n'est plus "compétent" qu'un autre dans le domaine de la justice et de la morale, puisque tous les hommes sont dotés de raison et de conscience, et que la morale n'est affaire que de raison et de conscience. Il faut donc admettre que seule l'assemblée de tous les citoyens (du monde) est ici légitime pour trancher les noeuds que la science nous impose de trancher.
c) La responsabilité des scientifiques n'est donc pas de choisir à la place de la volonté générale, mais d'informer l'opinion publique pour lui permettre de se muer en jugement public.
Ces trois enseignements se retrouvent d'ailleurs dans la définition même du concept de "bioéthique", qui se différencie de la simple déontologie dans la mesure où elle cesse d'être un code énoncé par des spécialistes (scientifuiques, médecins, etc.) pour des spécialistes. Dans la mesure où elle soulève les enjeux éthiques des biosciences, la bioéthique repose
_ sur une prise en compte de tous les champs concernés par l'étude de la vie et son interprétation : elle sera donc multi-disciplinaire (biologie, médecine, droit, philosophie, théologie, etc.)
_ sur la formulation de recommandations que l'on pourrait dire "citoyennes" en ce qu'elles cherchent à formuler dans des exigences et des recommandations juridiques les réponses morales formulées par l'ensemble des individus. Ici encore, ceci la conduit à demeurer multipolaire (il ne s'agit plus ici seulement des champs du "savoir"), puisque nulle catégorie sociale ou professionnelle ne peut être instituée comme "porte-parole" unique de la totalité des citoyens.
Cette première conclusion est très importante pour l'articulation de deux champs philosophiques majeurs : la philosophie des sciences (épistémologie) et la philosophie morale et politique. Le fait que le questionnement scientifique conduise à des problèmes moraux qui ne peuvent être résolus que par des choix politiques est une thèse fondamentale. Prenez le temps de la méditer !
La seconde conclusion que l'on peut tirer de notre analyse des rapports entre science et vivant concerne notre manière générale de concevoir le vivant. Par nature, la science est l'étude de relations entre phénomènes ; plus précisément, elle cherche à mettre en relations des lois universelles (qui déterminent ces relations) entre des faits observables.
On peuit en déduire que, par nature, la science tendra à exclure de son champ d'étude tout ce qui échappe, par définition, à l'emprise de lois, et tout ce qui échappe, par définition, à l'observation. En ce qui concerne le vivant, cette remarque est décisive : elle nous indique en effet que lascience tend naturellement à faire abstraction de l'esprit (qui n'est jamais observable de façon directe) et de la liberté (qui se définit précisément par le fait qu'elle permet la transgression, l'écart à l'égard d'une loi).
En d'autres termes, l'optique scientifique tend naturellement à être matérialiste (il n'y a de phénomène que matériel, et donc observable) et déterministe (tout est régi par des lois universelles). On peut admettre que la science est régie par un principe de matérialisme et de déterminisme méthodologiques : c'est-à-dire qu'elle fait "comme si" tout n'était que matière, "comme si" tout était régi par des lois universelles, car ces hypothèses lui sont nécessaires pour chercher (et trouver) les lois qui régissent les phénomènes. On ne peut chercher une loique si l'on suppose, au départ, qu'elle existe ! Et l'on ne peut produire des observations que si l'on suppose, au départ, que ce que l'on cherche est observable.
Prenons l'exemple du généticien : le généticien, lorsqu'il travaille, part de l'hypothèse selon laquelle les caractéristiques fondamentales d'un individu sont déterminées par des éléments matériels (les gènes) qui eux-mêmes sont déterminés par des lois universelles (celles, notamment, de l'hérédité). Le généticien fait donc "comme si" l'identité individuelle était déterminée par les gènes matériels : c'est ce qui lui permet de partir en quête (et de trouver) des relations effectives entre "l'identité génétique" fondée sur l'ADN, et l'identité de l'individu (son sexe, la couleur de ses yeux, ses pathologies, etc.)
De même, le neurologue, dans son travail, fait "comme si" le fonctionnement mental de l'individu était déterminé par le jeu des neurones, des connexions synaptiques, etc. En d'autres termes, il suppose que ce fonctionnement est déterminé par des processus matériels : c'est sur la base de cette supposition qu'il met en évidence des corrélations entre des caractéristiques neuronales (structure en réseau, présence de gliose, etc.) et les caractéristiques de l'individu (ataxie, etc.)
Et qu'en est-il du psychanalyste ? Dans la mesure où le psychanalyste étudie le psychisme, on peut difficilement lui reprocher d'être matérialiste. Mais, outre que les relations entre corps et psychisme sont loin d'être tout à fait claires dans le domaine psychanalytique (Freud définissait la pulsion comme le "point limite" entre le corps et le psychisme... d'une façon que lui-même reconnaissait assez mystérieuse), l'optique scientifique reste bel et bien déterministe : le comportement de l'individu reste déterminé par des processus psychiques, eux-mêmes régis par des lois.
Prenons enfin le sociologue : le but du sociologue est de faire apparaître les lois qui régissent les phénomènes sociaux, lesquels sont toujours des phénomènes qui mettent en relation des individus. Le sociologue, lorsqu'il travaille, part donc de l'hypothèse selon laquelle le comportement de l'individu en société est régi par les lois qui gouvernent les phénomènes sociaux. Bien évidemment, cela ne suppose pas que le sociologue admette que tout ce que fait un individu est entièrement déterminé par le jeu des paramètres sociaux; mais dans la mesure où ce qu'il cherche à mettre en évidence ce sont les lois qui régissent les comportements des hommes en société, il fait "comme si" le comportement individuel était déterminé par des lois supra-individuelles, sociales. C'est comme cela que le sociologue construit ces abstractions que sont "le jeune", l'adolescent", "le chômeur", etc. dont il fait "comme si" leur comportement était régi, non par de strictes motivations intérieures, mais par le jeu des facteurs sociaux (la psychologie individuelle dans ce qu'elle a de plus intime (détresse, culpabilité, etc.) semble alors parfois déterminée par de simples considérations sociales : économiques, etc.)
On voit ici que l'optique scientifique tend à adopter une représentation du vivant compatible avec les exigences de la science, lesquelles impliquent que le vivant soit déterminé par des lois régissant des phénomènes observables. C'est en ce sens qu'on peut la considérer comme méthodologiquement matérialiste (pour les sciences de la nature) et déterministe (sciences de la nature et sciences humaines).
Mais attention ! Il faut insister sur le caractère "méthodologique" de ce déterminisme (matérialiste, psychique, social, etc.) Ni le généticien, ni le neurologue, ni le psychanalyste, ni le sociologue, hors de leur travail, n'adoptent nécessairement une telle réprésentation des êtres vivants. Nous avons vu dans le cours sur la liberté que le propre d'une optique déterministe, dans la mesure où elle détruit la liberté, est d'évacuer toute notion de responsabilité : en quoi puis-je être considéré comme responsable de mes actes si j'ai été déterminé à les commettre par mes gènes, par mes neurones, par mon Surmoi, par mon environnement social, etc.? Or il y a peu de chances pour que cette conséquence soit assumée, dans le quotidien de nos scientifiques. Lorsque son enfant commet une faute, le généticien ne (se) dit pas : "à quoi bon le punir ? Ce n'est pas sa faute, ce sont ses gênes..." ; le neurologue ne dit pas : "encore une configuration neuronale qui a donné lieu à un schéma cognitif inadapté" ; le psychanalyste ne dit pas "le jeu des instances psychiques a débouché sur une application discutable du principe de réalité" ; et le sociologue ne dit pas : "voici un échec scolaire qui résulte sans aucun doute des interactions contradictoires entre le système éducatif et ma catégorie socio-professionnelle."
L'une des dernières variantes du mythe du "gêne de la délinquance" : la "Monoamine Oxidase A", une protéine dont le faible niveau d'activité résulte d'une mutation du gêne MAO-A
En d'autres termes, aucun de ces individus n'adopte le point de vue méthodologique qu'il applique dans le cadre de son travail. Mais alors? Cela signifie qu'aucun de ces individus n'accepte d'établir une équivalence stricte entre le point de vue scientifique sur le vivant et le discours "vrai" sur le vivant. Mais dans ce cas, il faut admettre :
a) soit que la vérité scientifique est la seule et unique "vérité", et nous devons admettre une représentation déterministe des êtres vivants (et du monde en général) ; ce qui exige que l'on assume le caractère illusoire de la liberté, et donc le non-sens que constitue la responsabilité individuelle, et donc le caractère absurde de toute "morale", etc. C'est d'ailleurs ce qui transparaît lorsque la science cherche à prendre les valeurs morales pour objet : nous avons vu que le déterministe biologique pouvait tenter de les réduire à de pures formulations d'impératifs biologiques (instinct de conservation de l'espèce), tandis que le sociologue tend à n'envisager les valeurs morales que comme des produits de l'environnement soio-culturel. Ce qui revient tout simplement à détruire leur caractère de "valeur" morale (sauf à considérer que ce qui est favorable à la conservation de l'espèce est nécessairement "bon" (aux yeux de Dieu par exemple), ou que ce qui est valorisé par un cadre social déterminé est nécessairement "bien" (idem)... ce qui pose problème). En résumé, si le discours scientifique est le seul discours vrai, alors il faut admettre que les caractéristiques du vivant (humain) que sont la liberté, la responsabilité, la morale, etc. sont des erreurs (ou des illusions). On pourrait appeler cette posture : "posture scientiste" ou (plus discutable) "positiviste".
b) soit que la vérité scientifique ne constitue qu'une partie du domaine de la vérité, ce qui revient en fait à dire qu'il n'y a pas de réduction possible de la vérité à ce que la science pourrait établir. En d'autres termes, on admet ici qu'il existe dans le réel, dans les êtres vivants, une part que la science ne peut, ne pourra jamais atteindre (expliquer ou comprendre) : notamment l'espace de la liberté et de la morale.
Cette dernière posture peut à son tour s'entendre de deux façons :
a) soit j'admets que le discours rationnel et le discours scientifique sont équivalents (il n'y a de discours rationnel sur le vivant que le discours scientifique) ; et dans ce cas, il faut admettre que le monde (et en particulier le monde du vivant) contient une part d'irrationnel. Cette posture n'est pas évidente à soutenir, dans la mesure où elle revient à dire que, pour une partie du réel, seul un discours irrationnel pourrait dire la vérité ! C'est une posture qui est principalement une posture "poétique" : un poète comme André Breton aurait tout à fait admis que la vérité du discours poétique vient précisément du fait qu'il parvient à exprimer, de façon vraie, ce qui dans le réel est précisément irrationnel : la poésie est le discours irrationnel qui dit la vérité concernant la part irrationnelle du monde. La poésie serait ce qui, de ce qui constitue la part irrationnelle de la vie, peut dire la vérité.
b) soit j'admets que le discours rationnel n'équivaut pas au discours scientifique (il y a du discours rationnel qui ne correspond pas aux exigences de la validité scientifique). Et dans ce cas j'accepte que la raison puisse s'exercer dans un domaine où la science est impuissante : ce qui revient à valider l'idée selon laquelle la raison pourrait s'appliquer à des objets qui ne sont ni observables, ni déterminés par des lois accessibles au discours scientifique. Cela revient notamment à admettre qu'il peut y avoir un discours rationnel dans le domaine de la métaphysique (domaine moral, domaine religieux, etc.) Dans cette optique, les valeurs morales (par exemple) restent inaccessibles à la science (qui ne peut pas les expliquer, ni les justifier), mais elles restent accessibles à la raison. Toute la difficulté étant alors de définir la méthode régissant l'usage de la raison lorsque les exigences scientifiques ont disparu... On pourrait appeler cette dernière posture (il ne s'agit pas d'une appellation officielle...) : "rationalisme ouvert" (il n'exclut a priori aucune méthode). Ou encore, pour reprendre un concept plus "feyerabendien" : "rationalisme anarchiste".
Cette fois encore, cette posture n'est pas facile à tenir : qu'est-ce qu'un raisonnement portant sur des choses que l'on ne pourra jamais observer, qui se situent au-delà de toute expérience possible, et qui n'obéissent pas à des lois universelles ? Comment tenir un discours rationnel sur ce qui, dans le vivant, ne pourra jamais être "mesuré" par aucun dispositif expérimental, et sur ce qui, par définition, implique que le comportement de l'individu peut n'avoir aucune cause, peut transgresser toute loi ? Comment pourrait-il y avoir un discours raisonnable sur "l'âme", sur "la liberté" ? Qu'est-ce qui fera encore de ce discours un discours rationnel ?
Il s'agit bel et bien d'un problème, dont les enjeux dépassent de loin le domaine des rapports entre science et vivant. Car elle engage notre représentation de la raison elle-même : peut-il y avoir d'autres rationalités que celle qui, à la suite des Lumières, se fonde sur le couple matière / loi ? Peut-être faudrait-il ici songer à des savoirs issus d'autres cultures, comme (par exemple) la médecine chinoise. Les principes fondamentaux de la médecine chinoise (traditionnelle) ne sont ni matérialistes (ces principes font intervenir des "forces" qui ne sont pas des forces physiques) ni déterministes (ils font appel à des notion "d'équlibre" et "d'harmonie" qui ne sont pas en elles-mêmes déterministes). Ce savoir médical ne satisfait pas les exigences méthodologiques de ce que nous appelons "science" (comment observer le "yin" dans un laboratoire ? comment mettre en équation les lois du "Qi", ce principe énergétique fondamental ?) Peut-on pour autant le considérer comme "irrationnel" ?
Un autre des enjeux majeurs du rapport raison / science, impliqué par le rapport science / vie, se trouve (comme d'habitude...) dans le domaine politique. Doit-on admettre que les principes fondamentaux du Droit sont "irrationnels" ? Tel n'est pas ce que cherche à formuler la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, qui tend à se fonder (conformément à l'idéal issu des Lumières) sur la Raison. Mais aucune science, aucun dispositif expérimental ne pourra jamais nous (dé)montrer ce que sont les droits fondamentaux des individus. Aucune science ne pourra jamais "trouver" ce que sont les "vrais" principes de morale, de justice, etc. Aucune science ne découvrira ce qu'est la "nature" des hommes. Dès lors, soit l'on admet que ces principes sont purement et simplement irrationnels, soit l'on admet qu'ils sont accessibles à la raison, mais que cette raison-là ne peut pas s'appuyer sur la science.
Par où l'on voit que, à travers le rapport entre science et vie, c'est encore une fois la question du rapport entre raison et réel qui resurgit... et nous confronte, à nouveau, à un choix profond concernant notre représentation du monde. Quelle posture choisirez-vous ? Scientiste ? Poétique ? Rationalisme ouvert ?
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