Le vivant et la science (4) : problèmes éthiques II

Qu'en est-il à présent des caractéristiques de l'âme sensitive ?  Nous n'effectuerons ici qu'une rapide synthèse, dans la mesure où les termes du problème sont nettement plus apparents que dans le cas précédent. L'âme sensitive est le principe par lequel les êtres vivants accèdent à la possibilité de "sentir", c'est-à-dire d'avoir des sensations. L'articulation nature / morale est ici très simple, puisque la douleur (qui est une sensation) s'articule immédiatement à un principe de justice majeur : il est interdit d'imposer une souffrance à un individu sans justification. Il suffit donc que l'étude scientifique du vivant implique une souffrance pour que la question morale portant sur la justification de cette souffrance soit posée.

Que l'étude scientifique du vivant puisse impliquer une souffrance découle de la méthode expérimentale elle-même, qui repose sur des expériences-tests. Dans le domaine (notamment) des sciences de la vie dont les applications sont médicales (et ont donc pour objet 1) de prolonger la vie, et 2) d'atténuer les souffrances), les expériences-tests impliquent naturellement des dispositifs par lesquels la mort et la souffrance sont impliquées, à titre de "paramètres".

Mais attention : ici encore, il faut se garder d'une tentation "simpliste" par laquelle on chercherait à déduire d'une interdiction générale de la souffrabce une interdiction des expérimentations scientifiques impliquant une souffrance. Car il est facile de renverser l'argument : si la souffrance est un "mal", alors il convient de la réduire au maximum ; et si l'expérimentation animale, par exemple, permet de réduire la souffrance globale (par la découverte de vaccins, etc.), alors on peut justifier l'expérimentation animale au nom même de l'impératif moral. La question pertinente n'est donc pas celle qui interroge l'existence d'une souffrance, mais sa justification.

Emile-Edouard Mouchy, "La vivisection", 1832.

Ce débat trouve une illustration claire dans le problème de l'expérimentation animale. Nous ne chercherons pas ici à soutenir une des trois positions possibles (la première étant que l'on peut justifier n'importe quelle souffrance animale au nom de la recherche médicale, la seconde étant que la souffrance animale n'est jamais justifiable, la troisième étant qu'il "faudrait trouver un juste milieu..." sachant que n'importe quel "milieu" n'est pas nécessairement "juste" !). Nous avons tenté en cours de montrer les principes éthiques que l'on pouvait déduire, de façon strictement logique, du caractère nécessairement injuste de la souffrance gratuite (sans justification).  Ces principes ont été énoncés par Burch et Russell dans la formule des "3 R".

     a) si la souffrance gratuite est immorale, alors il est nécessairement immoral d'imposer une souffrance à un être vivant lorsque cette souffrance pourrait être évitée, notamment par des recours à des dispositifs de substitution (modélisation informatique, etc.) Il faut donc remplacer (en anglais, "replace") l'expérimentation sur les animaux par d'autres dispositifs de tests à chaque fois que cette substitution est possible. La vivisection (dissection opérée sur un animal vertébré vivant) ne peut donc être effectuée que si l'on peut prouver rationnellement 1) que cette méthode permet d'obtenir des résultats absolument probants, et 2) que toute autre méthode serait incapable de forunir ces résultats (ce sont précisément ces deux affirmations que les mouvements anti-vivisection contestent).

[J'avais initialement pour intention d'intercaler ici une image "illustrative"... mais après quelques recherches, j'y ai renoncé ; il serait difficile de trouver une illustration qui rendrait à la fois compte du problème, dans sa véritable intensité, et qui resterait compatible avec l'atmosphère de "distance sereine" nécessaire à la méditation philosophique... Cela dit, rien ne vous empêche d'aller vous informer par vous-même : les images ne manquent pas sur la Toile... le but étant de ne pas confondre information et voyeurisme !]

     b) si la souffrance gratuite est immorale, alors il est nécessairement immoral d'imposer une souffrance à plus d'êtres vivants que cela n'est strictement nécessaire : il faut donc réduire ("reduce") au strict minimum le nombre d'individus vivants soumis à des tests douloureux.

     c) si la souffrance gratuite est immorale, alors il est nécessaire de réduire au maximum la pénibilité des conditions de vie des animaux impliqués dans les expériences : il faut donc améliorer autant que possible ("refine") les conditions de "détention" des animaux concernés, aussi bien avant que pendant et après l'expérimentation. (C'est notamment la question du "stockage" et de l'euthanasie des animaux qui se trouve ici posée)

Ces trois principes sont indiscutables : ils découlent directement de l'exigence morale selon laquelle toute souffrance imposée de façon gratuite est illégitime.

Qu'en est-il enfin de l'âme intellective ? Elle désigne, rappelons-le, le principe qui permet (à l'homme) de penser par idées, par concepts et relations logiques, c'est-à-dire de raisonner. En quoi le fait que l'homme soit doté de raison et de conscience peut-il poser un problème moral à l'étude scientifique ? Il va de soi que les problèmes rencontrés jusque là se posent aussi pour les êtres détenteurs d'une âme intellective : le problème de la manipulation et du contrôle génétique se retrouve, par exemple, dans la thématique du clonage, les enjeux du couplage du savoir scientifique et du pouvoir politique étant illustrés, par exemple, par "Le meilleur des Mondes" de Huxley. De même, les problèmes posés par l'expérimentation animale valent a fortiori pour l'expérimentation humaine (c'est tout le problème du "cobaye humain").

Mais quels sont les problèmes éthiques spécifiques posés par l'émergence de la raison et de la conscience ? Le problème majeur est évidemment celui de la liberté : respecter la raison et la conscience en l'homme, c'est respecter sa faculté d'opérer ses propres choix raisonnés. On peut donc considérer que toute science de l'homme, toute expérimentation qui n'exigerait pas le consentement éclairé et réfléchi de l'individu impliqué entre en contradiction flagrante avec l'exigence de justice qu'est le respect de la liberté.

Cette exigence, à son tour, pose deux types de problèmes, qui sont des problèmes classiques de la "bioéthique", cette discipline qui cherche à envisager et traiter les enjeux éthiques majeurs impliqués par l'application de la science au vivant. Le premier problème vient de la raison et de la conscience elles-mêmes. "Tous les hommes sont dotés de raison et de conscience", soit : mais que faire lorsque la raison et la conscience se trouvent à un état "immature" ou déficient ? Il va de soi que, dans ce cas de figure, le "consentement éclairé et réfléchi"... pose problème. On pourrait évidemment proposer que toute personne mineure, ou souffrant de pathologie mentale, soit exclue des dispositifs d'expérimentation ; et c'est effectivement ce que le droit français cherche à formuler.

Mais est-il réellement soutenable d'écarter toute expérimentation sur des enfants en bas-âge ? Faut-il alors renoncer à "tester" les médicaments pour nourrissons sur un échantillon préalable de nourrissons qui, de ce fait, apparaissent bel et bien comme des "cobayes" ? Ne faut-il pas d'abord "expérimenter" les neuroleptiques sur un "échantillon" de malades atteints de troubles psychotiques ? Les problèmes qui se posent alors sont ceux qui concernent le "recrutement" des cobayes, leur répartition au sein des groupes tests (produit testé ou placebo ?), le maintien de l'expérience en cas d'apparition de symptômes, etc.

Mais il nous faut aller plus loin. Dans la mesure où la science permet de procéder à des interventions techniques qui mettent en jeu la santé ou l'intégrité corporelle de celui auquel ces interventions s'appliquent, faut-il soustraire tous ceux dont la raison ou la conscience sont immatures ou déficientes à ce type d'interventions ?

La encore, la réponse semble simple : dans la mesure où un nouveau-né ou un individu mentalement déficient sont incapables de formuler un consentement raisonné, on doit les soustraire à toute intervention qui ne viserait pas directement leur propre sécurité (il va de soi que, si une intervention chirurgicale est jugée nécessaire par la communauté scientifique pour sauvegarder la vie d'un nourrisson, il puisse être légitime de se passer de son consentement réfléchi...) Mais là encore, de nombreux problèmes apparaissent. Citons quelques illustrations :

      a) dans le cas où le seul donneur compatible, dans un cas où une greffe de moelle épinière (ou toute autre intervention chirurgivake non bénigne) s'avère indispensable, serait le frère ou la soeur de l'individu souffrant, et que le dit frère (ou ladite soeur) n'est âgée que de quelques mois, faut-il ou non effectuer le prélèvement ? Et QUI est compétent pour formuler cet avis ? Il va de soi que le problème ici est posé par le fait que ce n'est pas sa propre sauvegarde que l'individu concerné met en jeu... peut-on imposer un acte "altruiste" à un nourrisson ?

 

     b) autre question, qui peut sembler au départ n'être qu'une pure et simple provocation : faut-il autoriser la stérilisation forcée (effectuée sans leur consentement) des handicapés mentaux ? Ce qui nous oblige ici à méditer, c'est le fait que le droit français ait répondu... oui. Et plus encore, que cette décision ait été prise, en partie, sous recommandation de l'UNAPEI !

Code de la Santé Publique

Article L2123-2

(inséré par Loi n· 2001-588 du 4 juillet 2001 art. 27 Journal Officiel du 7 juillet 2001)

La ligature des trompes ou des canaux déférents à visée contraceptive ne peut être pratiquée sur une personne mineure. Elle ne peut être pratiquée sur une personne majeure dont l'altération des facultés mentales constitue un handicap et a justifié son placement sous tutelle ou sous curatelle que lorsqu'il existe une contre-indication médicale absolue aux méthodes de contraception ou une impossibilité avérée de les mettre en oeuvre efficacement.

 Il ne s'agit évidemment pas ici de dire que le droit français permet de stériliser de force et sans conditions des personnes souffrant de troubles mentaux. Cette disposition légale est extrêmement encadrée. Ce qui nous intéresse ici, c'est le fait qu'elle ait été adoptée principalement au nom du respect de la liberté sexuelle des déficients mentaux. Si l'on se place du point de vue des institutions qui prennent en charge des individus souffrant de dysfonctionnement mentaux graves, il apparaît clairement que la procréation elle-même pose des problèmes moraux considérables (rappelons-nous qu'il ne peut s'agir ici que d'individus qui sont eux-mêmes placés sous tutelle...). Si le législateur veut faire obstacle à la procréation, il n'a alors que deux possibilités : soit faire obstacle au processus qui donne lieu à la fécondation, soit faire obstacle à la fécondation elle-même. Or il va de soi que la première option implique une surveillance et un contrôle absolu du comportement sexuel des pensionnaires des institutions concernées, interdisant tout rapport sexuel entre personnes de sexe opposé : en d'autres termes, une négation absolue de la liberté sexuelle des personnes mentalement déficientes.

Reste la seconde possibilité : celle que choisit le droit français. Et l'on comprend alors quela condition fondamentale pour qu'une stérilisation soit effectuée, même lorsque l'individu n'est pas à même de produire un consentement éclairé, soit l'impossibilité médicale ou technique de mettre en oeuvre des méthodes de contraception.

Ceci est un problème classique de bioéthique : tout en indiquant un risque majeur, celui de l'eugénisme, il nous met au défi de concilier des exigences morales (respect de l'intégrité corporelle / respect de la liberté) dans une situation où elles semblent jouer en sens contraire. Il serait absurde de taxer les parlementaires d'inconscience : lors de l'adoption de cette loi, il est évident que tous les parlementaires avaient à l'esprit les risques que présenterait une interprétation eugéniste de cette loi. On tend à l'oublier, mais dans de nombreux pays occidentaux, et notamment aux Etats-Unis, la stérilisation forcée des handicapés mentaux, des alcooliques, des prostituées, etc. fut pratiquée jusqu'aux années 1970, au nom de l'utilité publique... Pour mémoire, voici l'argumentaire juridique d'un juge américain, Oliver Wendell Holmes, chargé de rédiger l'arrêt de la Cour Suprême dans l'affaire Buck vs Bell, en 1927 :

« We have seen more than once that the public welfare may call upon the best citizens for their lives. It would be strange if it could not call upon those who already sap the strength of the State for these lesser sacrifices, often not felt to be such by those concerned, in order to prevent our being swamped with incompetence. It is better for all the world, if instead of waiting to execute degenerate offspring for crime, or to let them starve for their imbecility, society can prevent those who are manifestly unfit from continuing their kind. The principle that sustains compulsory vaccination is broad enough to cover cutting the Fallopian tubes.  [...] Three generations of imbeciles are enough ».

Ce que l'on peut traduire par :

« Nous avons vu plus d'une fois que le bien public peut exiger la vie des meilleurs citoyens. Ce serait étrange qu'il ne puisse en appeler à ceux qui ruinent déjà la force de l'État pour des sacrifices moins importants, qui ne sont d'ailleurs souvent pas ressentis comme tels par les personnes concernées, afin de protéger la société contre un excès d'incompétence. Il vaut mieux, pour le monde entier, qu'au lieu d'attendre qu'on exécute la progéniture dégénérée suite à un crime de leur part, ou qu'on les laisse mourir de faim en raison de leur imbécillité, la société puisse empêcher ceux qui sont manifestement incapables de perpétuer leur genre. Le principe qui soutient la vaccination obligatoire est assez large pour légitimer de sectionner les trompes de Fallope (…) Trois générations d'imbéciles sont suffisantes."

(J'emprunte cette traduction au site Wapedia, l'article original, qui contient beaucoup d'autres données du même ordre,  se trouve ici :

http://wapedia.mobi/fr/Programmes_de_st%C3%A9rilisations_contraintes)

Comme tout problème de bioéthique, celui-ci a confronté les parlementaires à un choix, qui est nécessairement un choix risqué entre des impératifs contraires. Et comme pour tout problème de bioéthique, ce caractère contradictoire des exigences morales le condamne à n'avoir aucune "solution" : toute réponse à la question posée exige un choix qui n'est ni un choix scientifique, ni un choix technique, mais un choix éthique, lié à une conception de la justice et de la sécurité des hommes.