Le vivant et la science (2) : problèmes techniques
Nous avons tenté aujourd'hui de mettre en lumière les problèmes techniques qui s'imposent aux sciences du vivant du fait des caractéristiques de leur "objet". Si l'on rappelle les grandes caractéristiques d'une approche scientifique, on peut cerner trois grands ordres de problèmes.
Le premier est lié à la démarche d'explication scientifique. Comprendre scientifiquement un objet, c'est pouvoir le décomposer en élémentaux fondamentaux (analyse), pour ensuite le reconstruire en faisant apparaître les rapports, les relations qui s'établissent entre ces éléments (synthèse). Comprendre le fonctionnement d'une montre (mécanique), c'est pouvoir l'analyser en un certain nombre de rouages, de balanciers, etc. pour ensuite reconstituer les rapports qui existent entre ces constituants.
Or de ce point de vue, les êtres vivants posent problème. Dès le XVII° siècle, Leibniz remarquait que, ce qui semblait différencier radicalement les êtres vivants de toute autre "machine", c'est que les êtres vivants étaient "machines dans chacune de leurs parties" ; autrement dit, chaque constituant est une nouvelle machine, qu'il faut décomposer en de nouveaux constituants, qui sont eux-mêmes des machines, etc. Bref, pour Leibniz, l'analyse des êtres vivants en éléments fondamentaux est impossible, puisqu'elle est infinie.
On pourra objecter que Leibniz était un penseur du XVIIe siècle, et qu'en tant que tel ses analyses doivent être prises avec le recul qu'autorise le progrès technique... Mais justement. Si on lit les textes de Jacques Monod (Le hasard et la nécessité) et de René Thom (Stabilité structurelle et morphogénèse) qui se trouvent ici, on comprend que ce même progrès technique ne semble avoir rendu possible l'analyse... que pour mieux rendre impossible la synthèse ! En effet, on peut aujourd'hui admettre que, en décomposant les organismes vivants, on parvient à des éléments qui ne sont plus eux-mêmes des "machines" (pas davantage en tout cas que n'importe quel morceau de matière). Une fois passé le seuil de la cellule, le plus petit "atome vivant", on aboutit à des constituants physico-chimiques qui ne peuvent plus être considérés comme des machines vivantes. Certes. Mais le problème est qu'on ne sait plus, cette fois, reconstituer l'être vivant à partir de ces constituants fondamentaux !
Ce qu'il faut entendre en deux sens. D'une part, si l'on sait produire de l'organisme à partir d'un fragment d'ADN, on ne sait pas produire de l'ADN à partir de molécules chimiques. Comme le dit René Thom, "La réduction des faits vitaux à des phénomènes purement physico-chimiques n’a jamais été établie expérimentalement" : on ne sait pas "passer" de façon continue des mécanismes physico-chimiques de la matière inerte aux phénomènes organiques propres aux êtres vivants. Pour user d'une formule, on ne sait pas passer de l'atome à la cellule.
Mais on doit également reconnaître, avec Jacques Monod, que la science est incapable de produire un modèle satisfaisant permettant d'expliquer comment ce passage a pu s'effectuer. Encore une fois, on peut comprendre comment la nature produit de l'organisme vivant à partir de l'ADN. Mais on ne sait pas comment la nature à pu produire... de l'ADN. Comment s'est constitué le "premier" brin d'ADN ? Qui a codé la première machine à coder ? Est-ce le fruit du hasard ? Très bizarre. Est-ce le fruit d'une intervention divine ? Dans ce cas, ce n'est plus du registre de la science.
Bref, la science contemporaine sait analyser le vivant en constituants inertes, mais elle ne sait pas produire la synthèse par laquelle ces éléments inertes formeraient un organisme vivant. Il faut donc, cette fois encore, et comme le préconisait Leibniz, renoncer à l'analyse complète des organismes (puisqu'elle nous conduit de façon irréversible hors du domaine d'étude). Ce qui, comme l'écrit René Thom, "va à l’encontre de la philosophie dominant actuellement, qui fait de l’analyse d’un système en ses ultimes constituants la démarche première à accomplir pour en révéler la nature."
Vouloir analyser le vivant... c'est le tuer (le réduire à l'inerte), sans pouvoir le ressusciter.
Une gravure de Nicolas Beatrizet (dit Nicolo Beatricetto), un graveur-imprimeur lorrain (puis romain) du XVI° siècle.
Un deuxième ordre de problèmes techniques posés par le vivant provient de la notion de "vie". La typologie aristotélicienne des êtres vivants, qui s'opère en fonction du type "d'âme" qui anime l'être, nous indique le lieu du problème. L'âme est ici un principe d'animation, elle est ce qui donne vie en insufflant le mouvement ; en ce sens elle est bien "souffle" de vie, qui donne au corps sa tendance à l'auto-mobilité. Mais précisément : si le corps qu'elle anime est bien matériel (susceptible d'une saisie par le sens), le principe vital, lui, reste immatériel... et donc imperceptible.La "vie" comme telle ne peut faire l'objet d'aucune expérience.
Je peux inclure dans le domaine de la matière l'énergie qui anime un automate électrique (l'énergie électrique est un mouvement de particules électriques : elle n'est pas une force "spirituelle"...). En revanche, comment considérer comme matérielle l'énergie vitale qui sépare le corps mort du corps vivant ? Lorsque le corps tombe (défintivement) en panne, quelle est l'énergie dont il est privé ? QSuelle est "l'élecricité" du corps vivant ? Je peux évaluer le "poids" métaphysique, moral de l'âme (c'est ce que pensaient les Egyptiens, par le processus de psychostasie (pesée de l'âme) décrit dans le Livre des Morts) ; mais je ne peux pas peser son poids physique, matériel. L'âme est immatérielle, inobservable, elle n'est pas un "phénomène". Elle n'est donc pas un objet possible pour les sciences de la nature.
On peut donner un nom à l'élan vital, au souffle de vie : on peut le désigner par le terme d'âme, mais aussi par le terme de "vouloir-vivre" (selon l'expression d'Arthur Schopenhauer), ou par le terme de "bâ" (l'énergie de communication, de transformation et de déplacement dans la mythologie égyptienne), ou encore par le "ruh" hébraïque, à la fois souffle et esprit, etc. Mais le nommer n'en fait pas pour autant un objet de science.
La pesée de l'âme : Anubis, maître de l'embaumement, amène le ka (double spirituel) du défunt dans la salle du jugement présidée par Osiris. Le cœur, symbole de l'âme est déposé dans la balance et de l'autre côté du peson, la plume, symbole de Maât (déesse de l'ordre, de la vérité et de la justice). Le défunt récite alors les fautes qu'il n'a pas commises lors de sa vie terrestre. Si les pesons s'équilibrent, il est reconnu « juste de voix » et peut franchir l'étape suivante ; si son cœur est plus lourd que la plume, Babaï (monstre à tête de crocodile) le dévore. Le résultat est transcrit sur un papyrus par Thot, dieu des scribes.
Enfin, un troisième ordre de problème jaillit du caractère adaptatif de l'âtre vivant. Comme nous l'avons soouligné dans nos définitions, le comportement d'un être vivant est toujours lié au milieu dans lequel il s'inscrit, notamment du fait des processus de métabolisme par lesquels l'organisme transforme la matière extérieure en matière interne. Par conséquent, les hypothèses effectuées à partir de l'observation des êtres vivants dans un milieu déterminé risquent fort de ne valoir QUE pour ce milieu déterminé. C'est pourquoi d'ailleurs l'éthologie s'est rapidement définie comme étude du comportement animal dans un milieu spécifique (en milieu naturel, en captivité, etc.)
Or le laboratoire... est un milieu déterminé. Nous avons vu que le laboratoire était, pour les sciences expérimentales, la condition permettant de garantir la falsifiabilité des hypothèses : dans un laboratoire, une hypothèse dont les prévisions n'ont pas été validées est nécessairement fausse (si l'on suit Popper) dans la mesure où son échec ne peut plus être expliqué par l'intervention d'un facteur parasite. La définition du laboratoire est en effet d'être un espace dans lequel n'existe aucun facteur parasite, c'est-à-dire dont tous les éléments sont connus, dans leur existence et dans leur influence possible sur les résultats de l'expérience.
Les sciences du vivant se trouvent donc placées devant un dilemme :
a) soit abandonner le laboratoire, mais alors c'est l'une des pièces maîtresses du dispositif expérimental qui disparaît ;
b) soit maintenir l'observation en laboratoire, mais admettre que la totalité des "lois" comportementales que l'on décrit ne valent que pour le comportement d'un être vivant en laboratoire, qui n'est pas nécessairement le même que celui du même être vivant dans tout autre milieu (et notamment le milieu naturel). On retrouve ici l'objection que Bruno Bettelheim opposait à la psychanalyse : selon Bettelheim, les "lois" mises en lumière par la théorie psychanalytique étaient d'assez bonnes descriptions du fonctionnement du psychisme individuel.... au sein d'un cabinet d'analyste !
Voilà donc quelques difficultés techniques liées aux caractéristiques spécifiques des êtres vivants. Cette liste n'est évidemment pas exhaustive, mais elle permet de dégager ce qui me paraît constituer le principal champ (de) problématique(s). Nous envisagerons les problèmes moraux dans une prochaine page du journal.
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