Bonheur et sublimation (2)

L'analyse que nous avons effectuée jusqu'à présent de la sublimation concerne avant tout les pulsions agressives. Mais il existe une autre catégorie de pulsions qui peuvent être candidates au refoulement : les pulsions sexuelles. Parmi les pulsions appartenant au registre de la sexualité (les pulsions "libidinales"), il en existe un certain nombre dont l'expression-manifestation-satisfaction immédiate est interdite et qui, comme telles, peuvent éventuellement donner lieu à un refoulement.

Cette fois encore, on voit que la conversion des pulsions primitives en pratiques élaborées s'apparente (ou, du moins, peut s'apparenter) à un processus de sublimation. Que devient la sexualité sauvage lorsqu'elle se trouve domestiquée, codifiée, ritualisée, esthétisée par un ensemble de règles et de conventions (notamment techniques et esthétiques) ? Ceci définit évidemment l'érotisme ; si la pornographie est la mise en scène de la pulsion sous sa forme primitive, l'érotisme en est la manifestation sublimée. En ce sens, on pourrait dire que l'érotisme est à la pornographie que ce que le sportif est au hooligan...

kama-sutra.jpgLe Kâma Sûtra illustre assez bien ce processus de codification réglée de la sexualité : il transforme la sexualité originaire en quelque chose qui est à la fois un sport, un jeu, une oeuvre d'art, et un rituel qui confine au sacré.

A cette étape de notre raisonnement, on peut d'ailleurs s'arrêter pour jeter un coup d'oeil rétrospectif ; les formes de sublimation que nous avons mises en lumière sont ainsi la guerre, le sport, le jeu, l'art et l'érotisme. Or on voit que ces 5 formes correspondent chacune à une caractéristique spécifique de l'être humain. L'homme est le seul animal à pratiquer l'art de la guerre ; il est le seul animal dont les affrontements peuvent prendre la forme de compétitions sportives ou ludiques ; il est le seul animal à produire des oeuvres d'art ; et il est le seul animal à avoir fait de sa sexualité un jeu (et un art). Bref : les formes de sublimation nous conduisent à des pratiques spécifiquement humaines.

Ce qui peut nous conduire à une manière particulière de considérer la "culture" humaine. Plutôt que d'affirmer que l'homme est un animal dont les forces, les impulsions, les instincts sont différents de ceux des animaux, il serait sans doute préférable de dire que, ce qui distingue l'homme de l'animal, c'est la manière dont il sait transformer la satisfaction de ces pulsions, la convertir en pratiques qui en supprime "l'animalité" pour la faire apparaître sous une forme compatible avec les exigences éthiques et esthétiques dont l'homme est porteur. En ce sens, le fondement de la culture, de la "civilisation", ce serait l'ensemble des processus de sublimation par lesquels l'homme parviendrait à donner à ses pulsions une satisfaction transformée.

civilisation.jpgEt l'on aboutit alors à l'idée selon laquelle la "culture", c'est l'ensemble des sublimations humaines. Cette idée n'est pas directement énoncée par Freud, mais elle le sera par l'un de ses "continuateurs" français, le psychanalyste Jean Laplanche. L'homme est un être "civilisé" en ce qu'il sait, non supprimer, mais sublimer les pulsions qui l'animent. L'homme civilisé, c'est celui qui sait convertir la violence barbare en joute technique, c'est celui qui sait transfigurer l'accouplement en art sacré.  

eros-sacre-mutsumi-yamamoto.jpgEros sacré, Mutsumi Yamamoto

Et il est alors intéressant que l'une des seules dimensions majeures de la culture dont n'avons pas parlé dans notre étude de la sublimation, ce soit... la religion, c'est-à-dire le domaine que nous avions questionné pour ouvrir notre première voie de résolution de la tension entre désir et morale. A vrai dire, la manière dont Freud considère la religion est, de ce point de vue, fluctuante. Dans la première partie de son oeuvre, la croyance religieuse apparaît parfois comme le produit d'une sublimation ; dans la dernière partie en revanche, elle apparaît davantage comme un processus névrotique, c'est-à-dire comme l'expression indirecte de contenus psychiques refoulés.

Mais nous avons déjà abordé la clé de cette énigme : si l'art, le travail, la technique en général, le sport ou l'érotisme (autant de dimensions capitales de la "culture") peuvent faire l'objet d'une explication psychanalytique sans se trouver partiellement ou entièrement détruits, il n'en va pas de même pour la croyance religieuse. Montrer que tel ou tel poète ou peintre doit son génie à un processus particulier de sublimations de pulsions agressives ou sexuelles n'invalide pas la création artistique, cela ne remet pas en question la valeur de l'art. En revanche, nous avons vu dans le cours sur la liberté comment l'explication psychanalytique de la croyance religieuse conduisait à faire de celle-ci une simple illusion. Mettre en lumière les fondements de la croyance religieuse, c'était saper ces fondements. Il n'est donc pas très étonnant que, alors que les grandes dimensions de la culture, de la civilisation humaine peuvent être, dans un cadre psychanalytique, interprétées en termes de sublimation, la religion tende à basculer, quant à elle, dans le registre des formations névrotiques.

dieu-freud.jpgIl n'est donc sans doute pas très intéressant de chercher à conjoindre les deux pistes que nous avons proposées, pour la résolution du conflit entre désir et devoir, morale et bonheur. Mieux vaut les garder distinctes, et considérer la manière dont, face aux mêmes phénomènes, la sublimation psychanalytique et l'amour religieux (chrétien, dans notre étude) constituent des voies d'interprétation alternatives. Je me suis livré en cours à ce petit jeu en prenant appui sur un texte qui, à tous égards, constitue un "noeud" pour notre problème, puisqu'il s'agit d'une oeuvre d'art au sein de laquelle se trouve mis en scène la formulation d'un amour proprement chrétien, et dont on peut offrir une interprétation psychanalytique : le Dom Juan de Molière. Je recopie ici le texte, et le surligne les passages-clé pour notre analyse :

Done Elvire. Ne soyez point surpris, dom Juan, de me voir à cette heure et dans cet équipage. C'est un motif  pressant qui m'oblige à cette visite, et ce que j'ai à  vous dire ne veut point du tout de retardement. Je ne viens point ici pleine de ce courroux que j'ai tantôt fait éclater, et vous me voyez bien changée de ce que j'étais ce matin. Ce n'est plus cette Done Elvire qui faisait des vœux contre vous, et dont l'âme irritée ne jetait que menaces et ne respirait que vengeance. Le ciel a banni de mon âme toutes ces indignes ardeurs que je sentais pour vous, tous ces transports tumultueux d'un attachement criminel, tous ces honteux emportements d'un amour terrestre et grossier ; et il n'a laissé dans mon cœur pour vous qu’une flamme épurée de tout le commerce des sens, une tendresse toute sainte, un amour détaché de tout, qui n’agit point pour soi, et ne se met en peine que de votre intérêt.
Dom juan, à Sganarelle. Tu pleures, je pense.
Sganarelle. Pardonnez-moi.
Done Elvire. C’est ce parfait et pur amour qui me conduit ici pour votre bien, pour vous faire part d' un avis du ciel, et tâcher de vous retirer du précipice où vous courez. Oui, dom Juan, je sais tous les déréglements de votre vie, et ce même ciel qui m’a touché le cœur et fait jeter les yeux sur les égarements de ma conduite, m'a inspiré de vous venir trouver, et de vous dire, de sa part, que vos offenses ont épuisé sa miséricorde, que sa colère redoutable est prête de tomber sur vous, qu’il est en vous de l’éviter par un prompt repentir, et que peut-être vous n’avez pas encore un jour à vous pouvoir soustraire au plus grand de tous les malheurs. Pour moi, je ne tiens plus à vous par aucun attachement du monde ; je suis revenue, grâces au ciel, de toutes mes folles pensées ; ma retraite est résolue, et je ne demande qu'assez de vie pour pouvoir expier la faute que j'ai faite, et mériter, par une austère pénitence, le pardon de l'aveuglement où m’ont plongée les transports d'une passion condamnable. Mais, dans cette retraite, j'aurais une douleur extrême qu’une personne que j'ai chérie tendrement devînt un exemple funeste de la justice du ciel ; et ce me sera une joie incroyable si je puis vous porter à détourner de dessus votre tête l'épouvantable coup qui vous menace. De grâce, dom Juan, accordez-moi, pour dernière faveur, cette douce consolation ; ne me refusez point votre salut, que je vous demande avec larmes ; et si vous n’êtes point touché de votre intérêt, soyez-le au moins de mes prières, et m'épargnez le cruel déplaisir de vous voir condamner à des supplices éternels.
 

elvire-jouvet-40.jpg

Image extraite de l'excellent film "Elvire, Jouvet 40" (Benoît Jacquot), réalisé à partir des cours que Louis Jouvet donna à l'actrice Paula Dehelly pour son interprétation de cette scène

Je ne recommence pas ici la lecture de ce texte. Je rappelle simplement que, dans le plaidoyer d'Elvire, on retrouve tous les "ingrédients" de l'amour paulinien, et plus encore de la conversion de l'amour d'orgueil en amour du prochain. D'un point de vue chrétien, ce texte est un manifeste.

D'un point de vue psychanalytique, il est tout à fait transparent : le psychisme d'Elvire, étant confronté à un désir rendu inavouable, à la fois pour elle (il est humiliant et dégradant de désirer celui qui l'a bafouée) et pour celui auquel il s'adresse (la dernière chose que pourrait dire l'Elvire "du matin", c'est "je vous ai aimé..."), un désir qui par ailleurs n'a plus aucune chance d'être satisfait, parvient à convertir ce désir sous une forme telle que son expression devient totalement indépendante du désir de l'autre, et qu'il peut être vécu et assumé pleinement en tant que désir. En convertissant son amour humain en amour chrétien, Elvire s'est mise hors d'atteinte de Dom Juan, puisque l'amour chrétien ne demande plus aucun attachement corporel, et il n'a nul besoin d'être payé de retour. L'amour condamnable s'est fait amour sublime, louable : la transfiguration de l'amour sensuel en amour religieux donne au désir une satisfaction (car l'amour chrétien ne souffre aucune "frustration", dans la mesure où il ne viose en aucune manière la "possession" d'un objet) totalement compatible avec les exigences morales. D'un point de vue psychanalytique, c'est une sublimation (ou une "névrose réussie"... ce qui est sensiblement la même chose.)

wojtek-siudmak.jpgUn peintre bien connu des amateurs de SF : wojtek Siudmak

Quelle est la "bonne" lecture ? Cette question n'a évidemment pas de sens. Les deux lectures s'autorisent de leur cohérence, et de leur capacité à donner un sens à la conversion d'Elvire. Et toutes deux s'accordent sur le fait qu'Elvire a trouvé une voie de dépassement de l'antagonisme du désir et du devoir, par l'amour sublime.