Quel est l'objet du désir que l'on éprouve pour autrui ? (II)
Pour Bataille, la dynamique de l'érotisme est un mouvement visant l'abolition de la discontinuité des individus. Sur ce caractère discontinu, je vous renvoie à l'analyse que nous avons effectuée du caractère distinct, séparé des êtres humains. Ce que pose d'emblée Bataille, c'est que cette discontinuité est vécue par l'homme comme une chute, une déchéance, par rapport à une unité fusionnelle originelle dont il a la "nostalgie".
Le premier principe de d'érotisme est donc le décloisonnement, la "déclôture" de l'Autre : ce qui définit le geste de "mise à nu". Un corps dénudé n'est pas seulement un corps sans vêtement, c'est un corps démuni, désarmé, c'est un corps dépouillé des frontières qui permettaient de construire un espace privé. Un corps mis à nu nu est un corps dont on a aboli l'intimité, un corps qui s'offre, ou qui est offert, aux regards.
Une "femme couchée" de Modigliani
La mise à nu, comme dé-voilement du corps est donc un acte de décloisonnement de l'Autre, un geste vers la dissolution de la distinction entre moi et l'autre. Mais la mise à nu est également métaphorique : dans l'érotisme, ce ne sont pas seulement les vêtements qui sont mis en cause, mais toutes les "formes de vie sociale, régulière, qui fondent l'ordre discontinu des individualités définies que nous sommes". Pour Bataille, les normes sociales, les institutions sociales, en organisant la co-existence des individus, affirment aussi leur séparation ; au sein de l'espace républicain, tout "sujet de droit" est absolument distinct de tout autre sujet de droit. On pourrait même dire de la loi républicaine a précisément pour fonction première de garantir le caractère inviolable des espaces privés (et donc le caractère absolument distinct de chaque individu). C'est bien pour cela que l'immersion du droit dans les espaces de l'intimité a toujours quelque chose de dérangeant, voire de sordide ; les espaces privés, les espaces de l'intimité sont précisément ceux où la distinction radicale des individus se trouve mise en cause, rendue floue (à qui appartient le frigo ?). En surgissant, le droit vient réaffirmer la distinction/séparation radicale des individus, au sein des couples, au sein des familles : Kramer contre Kramer (c'est le titre d'un vieux film des années 80...). Pour user d'une formule, c'est lorsqu'un couple "se sépare" que le droit resurgit (un couple est d'ailleurs la seule chose qui puisse "se séparer".... syntaxiquement, c'est une formule assez curieuse !)
Ceci met en lumière l'un des points d'opposition entre l'érotisme et les normes sociales, qui fait de l'espace érotique un espace de transgression. La norme sociale (au moins au sein de l'espace occidental) affirme la distinction des individus, des espaces privés : l'érotisme cherche à la dissoudre. Pour reprendre l'exemple de la nudité, on pourrait considérer que, d'un point de vue biblique, l'interdiction de la nudité est la première norme sociale posée par l'homme (c'est d'ailleurs parce qu'Adam et Eve cherchent à se couvrir que Dieu découvre leur forfait : comment savaient-ils qu'ils étaient nus ?) La nudité est ce qui vient mettre en danger la distinction des espaces privés, puisqu'en abolissant l'espace de l'intimité du corps, elle vient ainsi forcer autrui à y entrer ; tel est le sens de l'interdiction (occidentale) de la nudité. C'est ce qui fonde, aujourd'hui encore, l'interdiction légale de la nudité en France, où ce n'est pas la nudité comme telle qui est interdite (article 222-32 du Nouveau Code Pénal), mais "l'exhibition sexuelle imposée à la vue d'autrui dans un lieu accessible aux regards du public". C'est dans la mesure où un corps nu est un sexe qui se montre, qui oblige autrui à le regarder, qui s'impose à la vue, que le corps doit être vêtu, le sexe caché, dans les lieux publics.
Lucas Cranach l'Ancien (peintre allemande de la Renaissance) : Adam et Eve
Mais par l'érotisme, la séparation des êtres n'est que troublée, dérangée ; la distinction n'est jamais abolie. Par où nous retrouvons le caractère impossible du désir humain : cette fusion que l'érotisme (qu'il s'agisse de l'érotisme des corps ou de l'érotisme des coeurs) fait apparaître comme une promesse, n'est qu'un espoir... désespéré. L'érotisme promet l'abolition de la solitude dans la con-fusion avec autrui : mais cette promesse est illusoire pour deux raisons, qui tiennent à la nature de l'homme.
La première vient de sa nature individuée : contrairement aux aliens de Dark City, la conscience des hommes est individuelle, distincte de tout autre. Certes, la reproduction permet bien de penser une "synthèse" des identités (génétiques) : Bataille souligne que si, au sein de la reproduction non sexuée, "1 devient 2" (songeons à la mitose : reproduction par division cellulaire), dans la reproduction sexuée ce sont bien deux qui deviennent 1. Mais cette "synthèse" dans un troisième être n'a rien de commun avec la fusion des deux premiers que vise l'érotisme. Or ni les corps, ni les âmes ne peuvent se fondre en une seule entité : la solitude humaine est "ontologique", elle vient de l'être même de chaque homme, de sa nature qui est d'être unique et distinct.
"Dark City" : un film de 1998, annonciateur de bien d'autres (dont Matrix, qui réutilisera certains décors). Dans ce film, des extra-terrestres cherchent désespérément, par des expérimentations sur l'homme, à découvrir le secret de l'individualité : eux ne possèdent qu'une âme collective !
La seconde raison de l'impossibilité fondamentale visée par le désir érotique vient d'une autre dimension (tragique) de la nature de l'homme : l'homme oublie le désir lorsqu'il est satisfait, et n'en prend conscience que lorsque l'objet du désir vient à manquer. C'est ce tragique humain que décrivait le texte de Schopenhauer sur lequel les bacheliers ont souffert l'année dernière : pour Schopenhauer (qui n'était pas très gai de nature), l'homme est par nature malheureux, puisque lorsque l'un de ses désirs est satisfait, il disparaît du champ de conscience... pour ne réapparaître que ravivé par la frustration. La sensation de désir est une sensation de manque : en cela, elle est souffrance ; si le manque était comblé, le désir disparaîtrait... et je n'aurais plus conscience du fait qu'il se trouve satisfait. Le bonheur n'apparaît donc, pour Schopenhauer, qu'a posteriori, quand le manque et la frustration me font prendre conscience des désirs qui, dans le passé, se trouvaient satisfaits (mais qui ne m'apparaissaient pas puisqu'ils étaient satisfaits). Un élève de terminale ne se rend généralement pas compte de la chance qu'il a d'être en "congé (perpétuel) de formation" ! Cela viendra... plus tard !
Bataille ne dit pas cela. Mais il insiste sur le fait que, dans l'érotisme, la jouissance n'est rendue possible que grâce à la conscience du fait que l'objet pourrait venir à manquer. Non seulement la fusion complète est impossible, mais de plus je ne peux jouir de la présence de l'autre que si je garde en conscience le fait qu'il pourrait partir, que je pourrais le perdre. Dans l'érotisme, jouissance et souffrance ne s'opposent pas : ils ne sont que les deux faces d'une même réalité. C'est parce que je connais l'angoisse de la perte possible de l'autre que je peux jouir de sa présence, et c'est parce que sa présence est cause de jouissance que naît l'angoisse de le perdre. Pour résumer le tout en une phrase : La conscience de la séparation possible est une condition de la jouissance de la fusion impossible.
On comprend alors la réputation du mariage dans la pensée romantique (ou celle des moralistes, comme Chamfort ou La Rochefoucauld) : en donnant sur autrui un droit de propriété (voire, comme le veut Kant, un droit d'usage de ses appareils génitaux), le mariage "tue" le désir, qui se dissout dans l'interdiction (juridique ou théologique) du départ de l'autre : la promesse d'amour s'est dissoute dans le contrat de mariage (et l'invitation galante dans le devoir conjugal) !
Ma mie, de grâce, ne mettons
Pas sous la gorge à Cupidon
Sa propre flèche,
Tant d'amoureux l'ont essayé
Qui, de leur bonheur, ont payé
Ce sacrilège...
J'ai l'honneur de
Ne pas te demander ta main,
Ne gravons pas
Nos noms au bas
D'un parchemin.
Laissons le champs libre au oiseaux,
Nous serons tous les deux prisonniers sur parole,
Au diable, les maîtresses queux
Qui attachent les coeurs aux queues
Des casseroles!
J'ai l'honneur de
Ne pas te demander ta main,
Ne gravons pas
Nos noms au bas
D'un parchemin.
(Extrait de la "Non demande en mariage" de Brassens)
Le désir érotique est donc désir d'une fusion à jamais impossible avec l'autre. Mais si nous cherchons à présent à cerner de plus près ce qui, en l'autre, est l'objet du désir, nous sommes confrontés à une alternative : est-ce le corps de l'autre que vise mon désir, ou sa conscience ? Le caractère charnel du désir, même lorsqu'il épouse les formes les plus "éthérées" (pour reprendre le terme de Bataille) de l'érotisme, pourrait nous orienter vers le corps. Et, comme c'est la mode en salle 102 cette année, j'en profite pour rappeler le rôle du corps dans le rapport amoureux, même lorsqu'il s'agit d'un rapport à Dieu. Comme je vous ai déjà cité le Cantique des Cantiques, je donne ici un bref extrait d'un récit de Sainte Thérèse d'Avila, sainte catholique et maîtresse remarquable de la spiritualité chrétienne :
Votre amour en me pénétrant de toutes parts me plongeait dans une agonie si suave que mon âme n'autrait jamais voulu en sortir... Tandis que j'étais dans cet état, je voyais près de moi, du côté gauche, un ange sous une forme corporelle... Il n'était pas grand mais extrêmement beau ; à son visage enflammé, il paraissait être des plus élevés parmi ceux qui semblent tout embrasés d'amour...
Je voyais donc l'ange qui tenait à la main un long dard en or dont l'extrémité en fer portait, je crois, un peu de feu. Il me semblait qu'il le plongeait parfois au travers de mon coeur, et l'enfonçait jusqu'aux entrailles. En le retirant, on aurait dit que ce feu les emportait avec lui et me laissait tout entière embrasée d'un immense amour de Dieu. La douleur était si vive qu'elle me faisait pousser ces gémissements dont j'ai parlé. Mais la suivaité causée par ce tourment incomparable est si excessive, que l'âme ne peut en désirer ni la fin ni se contenter de rien en dehors de Dieu. ce n'est pas une souffrance corporelle, elle est spirituelle. le corps cependant ne laisse pas d'y participer un peu, et même beaucoup...
Saint Thérèse d'Avila, Le livre de la Vie
L'extase de Sainte Thérèse, de Gian Lorenzo Bernini, dit le Bernin (XVII°s)
Le corps d'autrui serait-il alors l'obscur objet du désir de l'autre ? Non. Car, même lorsque le l'érotisme tend le plus manifestement à réduire l'autre à un pur corps, là où il dénie à ce corps toute liberté, la conscience de l'autre se trouve encore affirmée. C'est ce qu'illustre l'érotisme sadique, où la conscience de l'autre se trouve niée dans la mesure même où je fais de son corps le pur objet de ma jouissance, où je le pose comme une chose que je peux manipuler, voire mutiler à ma guise. Mais s'il y a une chose à tirer des écrits de Sade, c'est que par cette négation même de la liberté de l'autre, je le reconnais encore en tant qu'être conscient. Car ce qui fonde la jouissance sadique, c'est encore la conscience que l'autre prend de sa réduction à l'état d'objet. Ce n'est pas seulement la souffrance corporelle qui est en cause : c'est la souffrance morale qui s'impose à l'autre dans la mesure où il se voit nié en tant qu'être conscient et libre. C'est cette conscience de la réification que l'on peut appeler "humiliation".
Par conséquent, même là où le désir s'oriente vers le corps, là où il tend à réduire autrui à l'état d'objet, la conscience de l'autre se trouve encore affirmée et reconnue.
Une illustration de Claude Bornet (peintre et graveur du XVIII° siècle) pour la "fustigation à sainte Marie des Bois", un épisode de la "Nouvelle Justine ou les malheurs de la Vertu" du Marquis de Sade
Mais si c'est bien la conscience de l'autre qui, à travers son corps, se trouve visée dans le désir d'autrui, qu'est-ce qui, dans la conscience, est ainsi posé comme l'objet du désir ? La réponse de Lacan à cette question est décisive : ce que je désire en l'autre, c'est son désir ! L'objet de mon désir de l'autre, c'est d'être l'objet de son désir. (N'hésitez pas à citer cette formule dans vos copies, surtout si c'est M. Eyssette qui vous corrige : il aime beaucoup ce type de renversements). Il y a donc une relation dialectique entre les désirs, chaque sujet désirant devenir l'objet du désir des autres. C'est d'ailleurs ce qu'illustrent fort bien les phénomènes collectifs comme la "mode" : je désire cet objet car, dans la mesure où il est l'objet du désir des autres, en le possédant je me pose moi-même comme objet de leur désir. C'est la raison pour laquelle toute tentative visant à expliquer à un (pré)adolescent que l'objet (de marque) qu'il convoite n'a aucune valeur particulière, est une perte de temps : ce n'est pas sa valeur intrinsèque qui fait la valeur de l'objet de marque, c'est sa valeur sociale. Je cherche à être l'objet du désir des autres en cherchant à avoir l'objet de leur désir : pour faire usage d'une formule qui plaira de nouveau à M. Eyssette : ce n'est pas parce que l'objet a de la valeur qu'il est désiré, c'est parce qu'il est désiré qu'il a une valeur.
Ou, pour user d'une formule plus lacanienne : Je suis (celui qui a) l'objet du désir...
Je conclus cette page en citant une oeuvre qui n'est pas au programme, mais qui illustre plutôt bien cette dernière idée.
So, you know how people are
When it's all gone much too far
The way their minds are made
Still, there's something you should know
That i could not let show
That fear of letting go
And in this moment, i need to be needed
With this darkness all around me, i like to be liked
In this emptiness and fear, i want to be wanted
'cause i love to be loved
(Peter Gabriel, Love to be loved)
Ajouter un commentaire