L'immoralité du désir

Nous avons entamé notre étude du rapport entre bonheur et morale en indiquant les raisons pour lesquelles le désir humain pouvait s’opposer, de lui-même, à la morale.

La première de ces raisons concerne le statut d’autrui dans la recherche du bonheur. Il n’y a pas de raison de supposer que le bonheur d’un individu s’oppose, par nature, au bonheur des autres. En revanche, le bonheur est toujours le bonheur de quelqu’un, la plénitude renvoie toujours à la vie et à l’état d’une personne, d’un être qui reçoit / ressent cette béatitude. Contrairement à ce que laisse entendre une expression courante, le bonheur ne se partage pas : il se diffuse éventuellement, il se propage, il se communique, mais en lui-même il est comme un rêve : plusieurs individus peuvent éventuellement rêver un rêve analogue, voire le faire simultanément, mais il est absurde de vouloir penser une situation dans laquelle plusieurs individus partageraient le même rêve (c’est ce qui rend le film "Inception"... extrêmement décevant d’un point de vue théorique : il consiste à affirmer une chose contradictoire dès le départ en essayant par la suite d’en déduire des conséquences logiques ; or n’importe quel logicien sait que d’une contradiction, on peut déduire absolument n’importe quoi).

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Déception...

Par conséquent, rechercher "le" bonheur, c’est toujours rechercher notre bonheur ; et dans cette quête, le bonheur d’autrui ne peut être qu’un ingrédient, un outil, un instrument, pas un but. Si cela le devient, c’est que je recherche son bonheur, et non plus le mien. Encore une fois, cela n’implique pas que la recherche du bonheur, de mon bonheur, se fasse au détriment des autres. Le fait de voir les autres joyeux peut tout à fait me rendre joyeux ; l’inverse peut aussi être vrai : si je rate le bac, le spectacle de ceux qui l’ont réussi en train de sauter partout a peu de chances de m’enthousiasmer...

Par conséquent, on peut admettre que la recherche du bonheur, dans la mesure où il s’agit du mien, ne fait intervenir autrui que comme moyen. Le bonheur d’autrui n’est recherché que dans la mesure où il me rend heureux, moi ; et si le bonheur d’autrui devient le but de mon action, alors c’est que je recherche son bonheur à lui, et non plus le mien.

ego.jpgOr ceci s’oppose directement à l’un des principes de la morale, que Kant énonce de la façon suivante : agis toujours de telle sorte qu’autrui soit considéré dans ton action aussi comme une fin, et non uniquement comme un moyen.  [Pour Kant, c’est "l’humanité" en autrui que je dois poser comme une fin, mais je n’entre pas ici dans le détail de l’argumentation de Kant.] En d’autres termes, il est toujours immoral "d’utiliser" autrui, de l’instrumentaliser en en faisant un simple outil, un pur moyen au service de mon bonheur personnel. Du point de vue de la morale, je dois toujours considérer autrui et le bien d’autrui aussi comme des buts.

Conformément à une règle que nous aurons bientôt l’occasion de redévelopper, cela n’implique évidemment pas que je doive considérer autrui seulement comme une fin, et me considérer moi-même comme un moyen au service de cette fin. La morale (du moins celle dont parle Kant) n’exige absolument pas que je me sacrifie pour autrui. Elle n’exige pas que je sacrifie mon bien à son bien, mon bonheur à son bonheur. En tant qu’êtres raisonnables, en tant qu’être dotés de dignité, nous avons la même valeur. C’est précisément pour cette raison qu’autrui ne doit jamais être considéré comme un simple moyen au service de mon bonheur. Or nous l’avons vu, c’est bien comme moyen que la recherche du bonheur, comme recherche de mon bonheur, envisage autrui.

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D'un point de vue médical, l'impératif moral consiste à considérer l'autre comme un patient, et non seulement comme un client...

Cette réduction d’autrui à l’état d’objet, d’instrument au service de mon bonheur personnel apparaît de façon particulièrement claire dans un type de désirs qui, de fait, apparaissent explicitement comme "immoraux". Dans ce type de désirs, autrui n’est pas seulement un moyen, pour moi d’être heureux : c’est cette réduction de l’autre à l’état "d’objet-pour-moi" qui constitue la source de la jouissance ! Je n’utilise plus seulement autrui pour être heureux : je tire ma satisfaction du fait qu’il se trouve réduit à cet état d’objet, et qu’il en a conscience.

Il s’agit bien évidemment ici des désirs sado-masochistes.

[Petite remarque. Il est évidemment tout à fait autorisé de mobiliser l’étude des désirs sexuels, érotiques dans une copie qui traite du désir, et encore plus s’il s’agit d’un sujet sur le rapport entre désir et morale. Il faut pourtant éviter deux pièges. Le premier est de tomber dans la caricature, et de faire tomber tout le champ érotique dans celui d’une sorte de plaisir "pulsionnel" (au sens populaire de ce terme), plus ou moins animal, terriblement "matériel" et, comme tel, plus ou moins condamnable. Il faut donc éviter d’adopter la posture effarouchée d’un vieux moine pour parler de sexualité. Mais il faut également éviter le piège inverse, qui est de ne parler de la sexualité que pour aller chercher tout ce qui, en elle, ne relèverait que du pur attachement spirituel, de l’affection tendre et paisible, d’une sorte de camaraderie vaguement corporelle. C’est tout aussi absurde, et cela revient à commettre l’erreur que Freud dénonçait déjà chez les théoriciens de son époque, dont il lui semblait qu’ils faisaient en sorte d’oublier tout ce qu’ils savaient de la sexualité avant de se mettre à en parler. Ni "basic instinct", donc, ni amour "oui-oui". Si l’on va chercher le domaine de la sexualité, c’est parce que celle-ci a en elle-même quelque chose à nous dire, et non pour lui faire dire des choses qu’elle n’a jamais dites à personne...]

cafetiere-pour-masochiste-carelman.jpgUn classique des "objets introuvables" : la cafetière pour masochiste

Le sado-masochisme, donc. On pourrait ainsi se demander : quel est l’objet du désir sadique ? Qu’est-ce qu’il vise ? La réponse immédiate est : la souffrance de l’autre. Soit. Mais de quelle souffrance s’agit-il ? Là encore, on pourrait être tenté de répondre : la souffrance physique. Mais est-ce si évident ? Après tout, lorsqu’on consulte les écrits du marquis de Sade, on ne trouve pas vraiment trace de tortures infligées aux animaux ; pourtant, eux aussi souffrent. Le secret du plaisir sadique doit se trouver dans quelque chose de spécifiquement humain.

Or ce qu’il y a de plus spécifiquement humain, c’est le fait d’être doté de conscience. On pourrait alors dire : le plaisir sadique vise une souffrance physique d’autrui, une souffrance dont il devrait avoir conscience. Mais à bien y réfléchir, cette réponse n'est pas très satisfaisante ; car la sensation de douleur est probablement l’une des seules (avec le plaisir) qui doit nécessairement s’accompagner de conscience. Que serait une douleur dont on ne se rendrait pas compte ? C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles, au XVII° siècle, on considérait encore le plus souvent que les animaux ne pouvaient pas souffrir : puisqu’ils n’étaient pas du tout dotés de conscience, comment pouvaient-ils souffrir ? Qu’est-ce qu’une douleur "inconsciente" ? 

teddy-bear-sm.jpgIl faut donc trouver autre chose. De quoi autrui pourrait-il "se rendre compte", cette prise de conscience pouvant être considérée comme le support du plaisir sadique ? La réponse est assez simple pour qui ouvre un roman de Sade : ce dont autrui doit se rendre compte, ce n’est pas du fait qu’il souffre : c’est du fait qu’il est réduit à l’état d’objet dont je peux disposer à ma guise, qu’il est à ma merci, que je peux lui infliger n’importe quelle souffrance si l’envie m’en prend, et qu’il n’y peut rien. On voit d’ailleurs la place qui revient dès lors à la souffrance physique : la douleur, c’est par excellence ce dont autrui ne veut pas. Lui infliger une douleur ne fait que manifester le fait que, comme le dit si bien la langue française, je peux "faire d’autrui" ce que je veux. A l'inverse, le désir masochiste repose essentiellement sur le plaisir que procure la conscience d'être réduit à l'état d'objet pour l'autre (ce qui caractérise la soumission).

Ce qu’illustre donc le désir sadique, c’est la réduction totale d’autrui à l’état d’objet mis au service de mon plaisir, de ma jouissance. Cette situation a évidemment un nom : avoir conscience du fait que l’on est réduit à l’état d’objet soumis à la volonté de quelqu’un (= de ne plus être un sujet soumis à sa propre volonté), d’être a-sujetti, "insujetti" pourrait-on dire, c’est ce qui définit l’humiliation.

clouzot-la-prisonniere.jpgUn grand classique du cinéma français (1968), par un réalisateur que nous recroiserons cette année : Georges Clouzot. Attention : film très intéressant, mais qui ne se prête pas véritablement à un visionnage en famille... Il est d'ailleurs d'autant plus intéressant que l'on peut l'utiliser pour illustrer notre "dépassement" ultérieur : ce qui se fait par amour ne se fait-il par... par delà bien et mal ?

Il serait évidemment absurde d’utiliser cette analyse du désir sadique pour interpréter tous les autres désirs humains ; mais l’analyse de ce type de désirs est pertinente pour analyser le rapport entre désir et morale dans la mesure où elle porte jusqu’à son plus haut degré d’intensité ce qui, dans toute recherche du bonheur, est immoral : le fait de considérer autrui comme un objet, un outil au service de mon bonheur.

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Ceux qui prétendent nous servir ne se servent-ils pas de nous ?

Si le sadisme est immoral, c’est donc bien plus parce qu’il réduit l’autre à l’état d’objet que parce qu’il implique une violence physique. Après tout, les sociétés humaines ont toujours su trouver des espaces au sein desquels le fait d’avoir recours à la violence physique ou psychologique, n’était pas, en soi, immoral... Par exemple, punir un enfant, c’est lui faire violence. Une punition sans violence, ni physique  ni psychique... n’est plus une punition ! A cet égard, les punitions scolaires du XIX° siècle, dont ne dispose certes plus l’enseignant d’aujourd’hui, sont assez intéressantes, puisqu’elles vont de la douleur physique (coups de règles, etc) à l’humiliation (bonnet d’âne, etc.). Mais ce qui fait que cette violence est morale (nous vivons encore dans une société où le fait de punir un enfant n’est pas encore universellement condamné...), c’est qu’elle s’exerce (ou est censée s’exercer) au profit de l’enfant. Toute punition doit avoir, au moins en partie, une finalité pédagogique, liée à l’éducation de l’enfant (sinon c’est de la maltraitance). On le punit donc pour son bien, à lui. Le plaisir sadique, lui, "punit" également ; mais il punit pour le plaisir du punisseur... ce qui n’a évidemment rien à voir. C’est donc bien le fait de poser autrui comme moyen ou comme fin qui rend un même acte moral ou immoral.

bonnet-d-ane.jpgL'humiliation : sadisme ou pédagogie ?

[J’ouvre une parenthèse pour ceux qui voudraient prolonger ce point. A l’objection selon laquelle la violence ne peut pas prendre les mêmes formes lorsqu’elle vise le bien d’autrui et lorsqu’elle découle d’un désir sadique, on doit répondre deux choses. 1) qu’elle est vraie : on voit mal comment concilier un acte de torture avec une finalité pédagogique, éducative ; 2)que la frontière entre violence sadique et violence éducative et souvent floue et perméable. La littérature regorge d’exemples qui, de Cosette au Bon petit diable en passant par Jean Rezeau (Vipère au Poing), illustrent la manière dont une violence sadique peut prendre le masque d’une finalité éducative, y compris aux yeux de celui (ou celle) qui l’exerce. On peut également rappeler que, jusqu’au milieu du XX° siècle, le fouet ou le martinet est beaucoup moins, en France, un accessoire SM qu’un instrument éducatif que l’on accroche au salon.

martinet.jpgUne jurisprudence française de 1984 fait désormais apparaître implicitement le martinet comme étant hors-la-loi. C'est d'ailleurs pour cela qu'on le trouve désormais au rayon des produits pour animaux de certaines grandes surfaces (j'emprunte cette remarque à wikipedia)

Et tout ceci doit amener à considérer avec précaution certains discours actuels qui prétendent dé-violenciser la punition. Que la violence physique ait par elle-même une valeur éducative, on peut et on doit le remettre en question ; mais que l’on puisse maintenir des dispositifs de sanction sans substituer à cette violence physique d’autres formes de violence, qui ne sont pas nécessairement plus légitimes, c’est une autre question. Si l’on pouvait choisir entre punition "violente" et punition "non-violente", ce serait merveilleux ; mais ce n’est pas le cas. Toute sanction implique une violence faite à l’individu : et lorsque l’on condamne le recours aux formes physiques de la violence, il faut toujours se demander si les formes de violence qu’on leur substitue sont réellement plus "humaines". L’instituteur de 1930 savait troquer sa règle contre le "bonnet de la honte", il n’est pas sûr que les élèves y gagnaient véritablement : la douleur physique est parfois préférable à l’humiliation publique. On peut aussi faire en sorte que l’individu exerce par lui-même et sur lui-même une violence punitive : cela s’appelle la culpabilisation. Mais là encore, il n’est pas sûr que l’enfant gagne beaucoup à devenir son propre juge et bourreau. Méfions-nous donc des discours qui voudraient inscrire la fessée à l’ordre des fautes pénales ; ce qu’il faut alors demander est : voulez-vous réellement abandonner tout dispositif de sanction ? Et si ce n’est pas le cas, par quelle forme de violence allez-vous remplacer cette chère vieille fessée ?]

fessee.jpgOn peut trouver une seconde raison qui oppose le désir à la morale. C’est qu’il existe un désir qui, par excellence, semble difficile à concilier avec une norme, qu’elle soit morale, sociale, ou autre. C’est le désir... de transgression. Comme le remarque Georges Bataille (philosophe français du XX° siècle), toute norme tend à susciter en l’homme le désir de sa transgression. En règle générale, les interdits viennent s’interposer entre l’homme et l’objet de son désir ; mais le désir de transgression, lui, est particulier. Le fait de transgresser l’interdit n’est pas un moyen d’obtenir l’objet (du désir), c’est l’objet du désir !

Pour Bataille, ce rapport entre désir et interdit est fondamental au sein de l’être humain ; comme l’avaient remarqué avant lui Flaubert ou Stendhal, ce n’est d’ailleurs pas seulement la transgression de l’interdit qui, chez l’homme, apparaît désirable. Le fait d’interdire l’objet rend cet objet désirable ! L’objet interdit se trouve paré d’une aura qui, sans cet interdit, n’aurait jamais surgi.

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Une photographie d'Yves Lecoq glanée sur Flickr : My neighbour's wife. La femme du voisin serait-elle aussi désirable si elle n'était pas interdite?

Là encore, on voit en quoi la logique du désir tend à l’opposer à la moralité. Cela ne doit pas nous décourager dans notre quête d’un éventuel dépassement de cet antagonisme. Mais nous devons nous souvenir que ce dépassement devra répondre aux deux raisons que nous venons d’exposer ; nous verrons ainsi que même un penseur aussi éloigné de Georges Bataille que Saint Paul (!) commence par reconnaître le rôle séducteur de l’interdit, même en ce qui concerne la Loi énoncée par Dieu. La Loi que Dieu nous a communiquée par l’intermédiaire de Moïse ne fait pas qu’interdire : elle oriente le désir des hommes vers ce qu’elle interdit, elle donne au désir un objet à convoiter par le geste même de cette interdiction. Après tout (mais là, ce n’est plus Saint Paul qui parle !), peut-on savoir si Adam et Eve auraient mangé du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal si Dieu ne leur avait pas dit : du fruit de cet arbre-là, tu ne mangeras pas ?

yves-michaud-jerome-bonnet-pour-telerama-1.jpgPortrait photographique d'Yves Michaud (par Jérôme Bonnet)