Economie et angoisse

[Ce "supplément" au cours sur le bonheur correspond à une digression effectuée en cours, pendant la correction d'un texte de Deleuze. Cette digression est malheureusement restée inachevée ; je la laisse en l'état).]

Nous avons vu la manière dont Deleuze rejoignait une thèse que nous avions déjà abordée avec Alfred Fouillée : la peur (l'angoisse) et le désespoir (la tristesse) sont des affects dont se servent les institutions qui cherchent à nous asservir. Nous avons vu avec Fouillée la manière dont tout système dictatorial doit se défier de ces deux moteurs que sont le désir de liberté et la croyance en sa possibilité ; et nous avions montré comment la peur était un facteur de maintien de la domination en ce qu'elle faisait taire le désir de liberté, tandis que le désespoir, qui faire mourir la foi en la possibilité d'une libération, pouvait être généré par le recours à des formes de violence radicale. Je n'y reviens pas.

L'une d'entre vous m'a demandé comment, dans un système non dictatorial, il était possible de générer des affects d'angoisse et de désespoir. C'est ce qui a occasionné notre digression "foucaldienne", du nom du philosophe français du XX° siècle, Michel Foucault. 

Je suis revenu sur le fait que, au cours des XVIII°et XIX° siècles, un changement s'est opéré, qui a (en partie) substitué à la loi juridique, celle qui est énoncée et garantie par L'Etat, une loi d'un autre ordre : l'ordre économique. Cette substitution s'est principalement opérée au sein d'un courant d'idées qui est à la fois philosophique, politique et économique : le libéralisme. Qu'est-ce qui caractérise la posture "libérale"  pour Foucault ?

On entend généralement par ce mot une doctrine politique qui fait de l'Etat le garant des droits fondamentaux, cette fonction étant alors la fonction essentielle de l'Etat. La fonction essentielle de l'Etat (au sens fort : celle qui le définit, comme sa fonction définit un objet technique), c'est de garantir la liberté de tout individu, c'est-à-dire la jouissance de ses droits fondamentaux. Si on prend le "libéralisme" en ce sens-là, on voit qu'il correspond à ce que nous avons considéré, dans le cours, comme la conception républicaine de l'Etat. 

On entend également par "libéralisme" une doctrine économique, ou économico-politique, selon laquelle l'Etat doit intervenir le moins possible dans le secteur des échanges inter-individuels, et notamment dans la sphère des échanges économiques. L'Etat ne doit pas chercher à réglementer de force le jeu des échanges, il doit "laisser-faire"... quoi ? Il doit laisser jouer les mécanismes naturels de l'échange économique que sont la concurrence, la loi de l'offre et de la demande, la baisse tendancielle du taux de profit, etc.

Or pour Foucault, c'est ce dernier point qui caractérise l'essence du libéralisme en tant que doctrine économico-politique : il existe des mécanismes et des lois naturelles de l'échange économique. Le point important est que ces "règles du jeu" économiques ne sont pas des conventions, des règles qui auraient été posées par une autorité humaine : elles sont "naturelles", au sens où les droits de l'homme se posent dans la déclaration des droits de l'homme comme des droits "naturels" : ce ne sont pas les hommes qui en décident, ils sont dictés par la nature même de ce dont il s'agit. De même que la "nature" de l'homme dicte un certain nombre de droits (sûreté, résistance à l'oppression...) auquel aucun Etat ne peut ni ne doit ignorer sans provoquer un scandale politique, la "nature" des échanges économiques implique un certain nombre de règles dont on ne peut faire abstraction sans conduire à des catastrophes économiques.

Cette idée est nouvelle au XIX° siècle. Ce n'est évidemment pas l'idée selon laquelle il existe des règles dans le domaine économique qui est nouvelle : les lois sur la monnaie, sur les transactions commerciales, sur la déontologie marchande font partie du plus vieil arsenal juridique de l'humanité. Ce qui est nouveau, c'est l'idée selon laquelle ces règles ne reposent pas, en dernier lieu, sur une décision politique, mais sur la nature de l'échange économique. Pour un homme politique du XVII° siècle, les règles qui régissent les transactions commerciales (taxations, etc.) entre Etats existent : mais elles sont dictées par le Souverain, par les chefs d'Etat. En fait, il n'y a pas réellement de "lois économiques" : il y a des règles juridiques que l'on impose aux échanges économiques.

Ce n'est plus ce qu'énonce la doctrine libérale à partir de la fin du XVIII° siècle : les lois qu'il s'agit de prendre en compte ne sont plus des lois que la politique impose à l'économie, mais des lois que l'économie impose à la politique ! Ce n'est plus le Souverain qui impose ses règles aux échanges économiques : ces lois s'imposent à lui. On voit ici comment le rapport de force entre politique et économie bascule : ce n'est plus la politique qui est (entre autres) économique : c'est l'économie qui devient politique, puisqu'elle fixe au Souverain un ensemble de règles qu'il doit respecter, ou plutôt qu'il lui est impossible de ne pas respecter. Car un gouvernement qui ferait fi de la "loi" de l'offre et de la demande, qui choisirait d'ignorer totalement le rôle économique de la concurrence, etc. ne tiendrait pas ces processus en échec : ce sont bien ces processus qui, jouant en sa défaveur, le conduiraient à la catastrophe (économique et politique).

Notre but n'est pas ici d'étudier la validité de cette doctrine. Nous cherchons seulement à savoir dans quelle mesure cette substitution de la loi économique à la loi juridique, ou plutôt le renversement de leur rapport de détermination (qui dicte sa loi à l'autre ?) modifie ce que nous avions dit du rôle de l'angoisse et du désespoir en politique. En ce qui concerne la loi juridique, nous avons vu que la peur et le désespoir pouvaient être occasionnés par la violence de la sanction (judiciaire) résultant de la transgression de la loi. Or une "loi" économique ne dispose pas de tribunaux pour condamner ses transgresseurs, de forces de police pour saisir les coupables et de prisons pour les incarcérer. Comment donc pourrait-elle être génératrice d'angoisse et de résignation ?

Rappelons-nous ce que nous avions dit du rôle du traumatisme en politique. Le but d'un système dictatorial ne doit pas être seulement de punir les opposants actuels : il est de briser les mécanismes qui donnent naissance à des opposants. La violence politique des dictatures ne s'adresse jamais uniquement à ceux qaui se révoltent et qu'elle réprime (elle pourrait alors se contenter de les faire disparaître) : elle s'adresse d'abord à tous ceux qui pourraient se révolter. Le but est moins de tuer les opposants d'aujourd'hui que ceux de demain : ce qui explique, encore une fois, qu'un gouvernement puisse donner l'ordre de tirer sur une population civile, sans situation d'urgence particulière, comme ce fut le cas en Inde avant l'Indépendance. Le but n'est pas de faire en sorte que les individus redoutent la sanction : le but est de briser en eux jusqu'à la corde de la révolte : n'y songez même pas. L'ordre établi est indestructible, la révolution est impensable.

On voit alors apparaître toute la puissance que recèle l'idée d'une loi "de l'économie". Car une "loi économique", c'est par excellence une loi que l'on ne peut pas changer, pas modifier, pas réformer puisque, précisément, elle est indépendante de toute convention humaine. Elle jaillit de la nature même de l'économie. En ce sens, la "loi économique" telle que la pense le libéralisme est beaucoup plus proche d'une loi des sciences de la nature (comme la loi de la gravitation) que d'une loi juridique : on peut essayer de la faire jouer à notre profit, on peut essayer d'en atténuer les effets destructeurs, mais on ne peut ni la modifier, ni en faire abstraction... sauf à s'écraser par terre (ce qui ne constitue en rien une "victoire" sur la gravitation).

On voit ici tout l'enjeu que représente le fait que la théorie économique se soit peu à peu calquée sur les sciences de la nature, comme la physique. Le lois que le physicien met en lumière ne sont pas les produits de conventions humaines : elles résultent de la nature même des objets physiques, des propriétés de la matière, de l'espace et du temps. Le fait qu'on puisse les exprimer sous forme mathématique en manifeste la nécessité : le résultat d'un calcul ne dépend en rien de notre bon vouloir. En ce sens, la science économique telle qu'elle s'élabore à partir de la fin du XVIII° siècle se présente bien comme une science de la "nature", mais il s'agit cette fois de la nature de l'économie ; l'éonomiste met au jour des lois qui découlent des propriétés fondamentales de la marchandise, de la valeur, du travail, etc. Et, de même qu'il est impossible de contrevenir au principe d'inertie, il est totalement vain de vouloir violer la loi de l'offre et de la demande : lorsqu'il y a plus d'offre que de demande, les prix baissent ; lorsqu'il y a plus de demande que d'offre, ils remontent, point. Et si on cherche à violer cette loi en fixant arbitrairement un prix, on crée de la pénurie ou de la surproduction.

Dès que l'on adopte ce point de vue, on voit que l'idée même d'une révolte devient impossible, et d'une façon beaucoup plus radicale que dans le champ juridique. Car tant que la loi est énoncée par une autorité politique, elle reste dépendante de cette autorité. Abattre l'autorité, c'est abattre la loi. Mais lorsqu'une loi est dictée par la nature même d'une chose, la seule voie raisonnable est l'acceptation. On peut destituer un tyran : on ne destitue pas "le marché".

Mais l'on voit également en quoi cette posture est génératrice d'angoisse. Car celui qui joue mal au jeu de l'économie, celui qui en ignore les règles... s'écrase ; le jeu économique aussi a ses perdants. Ce sont, par exemple, ceux que l'on appelle les chômeurs, les licenciés, les précaires, et tous les exclus du marché du travail. Comment ne pas s'inquiéter lorsque l'on admet que, en tant "qu'acteur" économique (travailleur, producteur, etc.), on ne constitue que l'un des innombrables pions sur l'échiquier géant des échanges économiques, lesquels sont traversés par des dynamiques qui nous dépassent entièrement et qui obéissent à des lois que l'on ne comprend même pas ? Lorsque le physicien  nous enseigne que nous sommes soumis à des processus de révolution astrales sur lesquels nous n'avons aucun pouvoir et qui nous emportent au gré de circonvolutions dictées par des lois mathématiques, il n'y a pas de quoi en perdre le sommeil. Car ces fantastiques processus n'ont pas d'incidence immédiate sur mes conditions de vie. En revanche, lorsque les dynamiques globales, planétaires, ont pour nom "mondialisation", "récession" et que, eux aussi, ont une nécessité que revèle leur modélisation mathématique, j'ai de quoi m'inquiéter. Car c'est bien de mon travail qu'il s'agit, de ma capacité à rembourser mes emprunts immobiliers, de financer ma retraite ou les études de mes enfants, etc. Comment ne pas m'angoisser lorsque je prends conscience du fait que cet organisme géant qu'est le "système" économique, et dont je ne suis que l'un des innombrables constituants, est en crise ?

On voit donc que l'ordre économique est tout aussi susceptible de générer angoisse et résignation que l'ordre juridique ; et ce, sans recourir au moindre tribunal ou à la moindre prison.

Reste à déterminer en quoi cette angoisse et cette résignation peuvent conduire à notre asservissement. Et c'est à cette occasion que nous avons fait intervenir dans notre raisonnement l'idée-clé de langage. Le langage économique joue en effet ici un double rôle.

D'une part, pour que l'angoisse et la résignation jaillissent, il faut que les individus aient fait leur l'idée selon laquelle il existe des lois de l'économie, et que ces lois s'imposent à nous comme elles s'imposent à nos dirigeants politiques ; il faut qu'ils aient intégré l'idée selon laquelle l'économie fixe ses propres règles au jeu politique, et qu'il ne peut y avoir de succès politique sans succès économique. Par exemple, qu'il ne saurait y avoir réduction du chômage (objectif politique) sans croissance (objectif économique), qu'un service public doit être conçu comme une dépense publique (dans le meilleur des cas un investissement) comme telle soumise à l'impératif d'équilibre budgétaire, que la mondialisation politique repose sur une mondialisation économique, qu'une politique écologique ne peut pas réussir si elle ne satisfait pas aux exigences de la croissance économique (qu'il n'y a donc pas d'autre option pour les défenseurs de l'environnement que de se faire les partisans d'une "croissance verte"), etc. Bref, qu'une politique juste et responsable, c'est d'abord une politique économiquement soutenable. Une politique qui respecte les normes de justice et d'équité, c'est toujours et nécessairement une politique qui se soumet aux lois économiques.

Mais on peut aller un peu plus loin. Ce qui permettrait en effet d'être certain que les individus considèrent bien l'économie comme le support, le socle, le fondement de toute réalité sociale et politique, ce serait le fait qu'ils apprennent à décrire et à penser la réalité en termes économiques. Un individu qui aurait appris à traduire la réalité ambiante, à se la représenter à l'aide d'un discours économique, celui-là aurait bien du mal à ne pas penser que l'économie et ses lois constituent bel et bien le fondement de la réalité qu'il observe. Or il n'y a pas besoin d'être sociologue pour observer à quel point le vocable économique s'est diffusé depuis deux générations, y compris dans des domaines que rien ne semble prédisposer à une semblable "économicisation". Les concepts de "gestion" (on "gère" ses émotions, on "gère" une situation, voire on "gère" tout court),  de "rentabilité" (on "rentabilise" un espace, un séjour, un voyage, un déplacement quelconque), de "capital" (on parle aussi bien de "capital soleil" que de "capital santé", mais aussi de "capital sympathie"...!), de concurrence (amoureuse), etc. se sont propagés d'une façon telle qu'ils offrent une description économique de réalités qui n'ont absolument rien d'économiques.

Or il est évident que la manière dont on décrit une réalité est indissociable de la manière dont on interprète, comprend, vit cette réalité. Penser la réalité en langage économique, c'est déjà la penser comme une réalité économique.