Liberté et responsabilité : le cas de la responsabilité pénale

Le problème juridique (et donc judiciaire) de la liberté apparaît clairement dans l'article 1 de la Déclaration de 1789 : si tous les êtres humains sont libres (et donc responsables de leurs actes) parce qu'ils sont doués de raison et de conscience, que faire de ceux dont la raison et la conscience semblent déficientes ? C'est notamment le cas de ces deux figures classiques du débat juridique que sont l'enfant et le fou. L'enfant pose problème dans la mesure où sa raison et sa conscience sont encore immatures. Le fou pose problème dans la mesure où sa raison et/ou sa conscience semblent dysfonctionner.

Pour voir comment on peut résoudre ce problème, on peut commencer par rappeler les deux grands "champs" du droit judiciaire : le domaine civil et le domaine pénal, chaque domaine étant articulé à un Code et à un certain type de responsabilité. Face à un dommage causé par un individu à autrui, le droit civil a pour fonction de mettre en oeuvre les conditions de réparation du tort subi, de "dé-dommager" la victime. Ici, la question de la culpabilité de l'auteur du dommage n'a qu'une importance secondaire : le préjudice est le même, qu'il ait été causé par un acte malveillant ou par une défaillance technique (par exemple, d'une automobile). C'est pourquoi tout individu qui se porte acquéreur d'une automobile est dans l'obligation de contracter une assurance (civile), pour que la victime puisse être indeminisée même si lui-même, par ailleurs, n'a commis aucune faute.Dans ce domaine, la question de la liberté du propriétaire du véhicule n'a pas grand intérêt.

En revanche, dans le domaine du droit pénal, dont la fonction est d'abord de punir le coupable d'un délit ou d'un crime, cette question de la liberté devient décisive. L'un des principes fondamentaux du droit pénal est en effet qu'il ne peut y avoir de culpabilité là où l'individu n'était pas libre d'agir. Sans intention de nuire (attention : en droit le fait de ne pas respecter des consignes de sécurité appartient déjà au registre de "l'intention"), il n'y a pas de culpabilité. Dès lors, pour savoir si un individu peut être considéré comme pénalement responsable de ses actes, et donc coupable, il faut déterminer si, oui ou non, il peut être considéré comme libre au moment où il a agit. Savoir si l'on peut "juger les fous", c'est donc déterminer si et comment la folie remet en cause la liberté de l'individu.

 

Wladislaw Podkowinski (impressionniste polonais), La folie, 1894

Or, dans le droit pénal actuel, la définition de la liberté qui est requise est tout à fait celle que nous avons élaborée. Pour qu'un individu soit considéré comme libre, il faut d'abord qu'il jouisse de sa raison et de sa conscience au moment des faits ; rappelons notre définition : L = (R + C) --> V --> A. En l'absence de (R + C), il ne peut donc pas y avoir de liberté : donc pas de responsabilité : donc pas de culpabilité. Ce couple (R + C), le droit pénal (français) le synthétise sous la notion de "discernement". Le droit pénal français effectue moins que le droit américain la distinction entre la raison (capacité de raisonner) et la conscience (capacité de différencier le bien du mal) : c'est ce qui explique le rôle que joue cette distinction dans le film Autopsie d'un meurtre.

Par ailleurs, il ne suffit pas que l'individu jouisse de sa raison et de sa conscience : il faut encore que ces deux facultés soient à même de déterminer les actes ; si les actes de l'individu sont hors du contrôle de la raison et de la conscience, alors il ne peut pas non plus y avoir de liberté, donc de responsabilité (pénale) donc de culpabilité. C'est cette fois le lien de détermination des actes qui pose problème (L = (R + C) --> V --> A)

C'est très exactement ce que dit l'article 122-1 du Code Pénal, que nous avons lu ensemble, et qui concerne la responsabilité pénale des malades mentaux : un individu qui, du fait d'un trouble psychique ou neuro-psychique, n'est plus en possession de son discernement (R + C) ou qui a perdu le contrôle de ses actes (--> A) ne peut pas être considéré comme libre, et donc responsable : il ne peut donc pas non plus être considéré comme coupable.

Zola (qui était aussi dessinateur), Aliénation

Nous avons souligné que, pour le droit pénal français, il faut que cette perte de discernement ou de contrôle des actes soit totale. Pour que l'irresponsabilité pénale soit déclarée, il le suffit pas que le discernement ou le contrôle des actes soient altérés : il faut que le discernement ou le contrôle des actes soit aboli.

On peut citer ici à titre d'exemple le cas de Louis Althusser, éminent philosophe français qui étrangla sa femme le 16 novembre 1980, dans un moment de crise psychotique (maniaco-dépressive). Althusser fut déclaré pénalement irresponsable, au titre de l'article 64 du Code pénal (ancêtre du 122-1), qui établissait l'irresponsabilié pénale en cas de crise de démence : "« il n’y a ni crime ni délit lorsque l’accusé était en état de démence au moment des faits ». Althusser a donc terminé sa vie, non en prison, mais en asile psychatrique. Ce qui nous intéresse dans ce cas, c'est que c'est bien l'absence de discernement (R + C : Althusser n'a gardé aucun souvenir de l'acte lui-même) qui, en détruisant la liberté, détruit la responsabilité. Mais ce qui est également intéressant, c'est qu'Althusser lui-même a beaucoup oeuvré pour que sa responsabilité pénale soit reconnue : être déclaré pénalement irreponsable, ce n'est pas seulement troquer la prison contre l'asile : c'est aussi se voir retirer par le corps social le statut de "sujet" libre et responsable, d'individu capable de diriger par lui-même ses actes, de soumettre son corps à son esprit. C'est être considéré comme un être qui a perdu ce qui différencie l'homme de l'animal : sa capacité à  agir  selon sa raison et sa conscience. En ce sens, être considéré comme irresponsable, comme non-libre, c'est, comme nous l'indique l'article 1 de la DUDH, perdre son statut d'homme.

 

Louis Althusser

Le cas d'Althusser illustre bien le rôle joué par la raison et la conscience dans la liberté. Mais le domaine judiciaire offre une autre illustration pour notre définition de la liberté, conçue comme contrôle des actes par le couple (R+C). Il se peut en effet que l'individu soit doté de raison et de conscience, mais que celle-ci ne soient plus à même de diriger les actes. Qu'est-ce qui peut réduire la raison et la conscience à l'impuissance ? Ce sont, notamment, les passions, l'ensemble des forces qui agissent dans l'individu d'une façon relativement indépendante de la raison : les instincts, les pulsions, etc. La liberté de l'individu peut ainsi être remise en cause lorsqu'il agit sous l'impulsion d'une force irrésistible qu'il ne peut réprimer alors même que sa raison et/ou sa conscience désapprouvent l'acte.

Comme l'indique le terme même de "passion", sous le coup de la passion l'individu est moins actif qu'il n'est passif : il subit l'effet d'une force qui s'impose à lui et à sa volonté : on comprend ainsi quèe, dans le cas où la force de l'impulsion devient irrésisitible, la question de la responsabilité, de la liberté de l'individu pose problème. Replaçons-nous dans l'optique du XIX° siècle : un mari rentre chez lui et trouve son épouse dans le lit conjugal avec une autre personne : emporté par la colère, "fou" de jalousie, il tue l'amant (ou l'amante). Il a agit, ou plutôt il "a été agi" par une force incontrôlable et irrépréssible qui s'est imposée à sa volonté, court-circuitant le travail de la raison. Peut-on considérer cet individu comme pleinement libre au moment des faits ?

 

Ingres, Gianciottto découvre Paolo et Francesca (1819)

Le problème aparaît dans les expressions que l'on va utiliser pour décriere l'événement : l'individu "n'était plus lui-même", il était "hors de lui", etc. Ce n'est pas lui, en tant qu'être raisonnable et conscient, qui a agi, c'est une force qui, en lui, a débordé toutes lss capacités d'auto-contrôle. Pour reprendre nos petites modélisations, on pourrait représenter la situation par la formule : P --> A ; c'est lici a passion, la pulsion qui détermine l'acte. Que devient alors la liberté ?

On voit ici l'intérêt d'une notion juridique qui permettrait de maintenir la responsabilité de l'accusé (la passion n'est pas la même chose que la démence...) tout en tenant compte de la réduction de la liberté, qui implique une réduction de la culpabilité et donc de la peine. C'est ce que traduit la notion de "crime passionnel" :

     a) un crime passionnel est bien un crime, et le criminel est coupable

     b) mais ce crime a été commis sous l'emprise de la passion, par exemple dans un accès de jalousie.

Il est donc admis que l'individu qui commet un crime passionnel est bien coupable, mais que sa culpabilité est restreinte du fait de la réduction de liberté impliquée par le caractère irrépressible de la passion, de la pulsion en cause. En tant que crime, le crime passionnel est puni ; en tant que passionnel, il donnera lieu à une peine moindre qu'un crime d'un autre type (par exemple : un meurtre commis par intérêt financier...)

On peut donner un exemple pour illustrer la notion de crime passionnel : la fameuse "affaitre Caillaux", que je rappelle brièvement. Le 16 mars 1914, Henriette tue le directeur du Figaro, Gaston Calmette, qui s'apprêtait (croyait-elle) à publier dans son journal les lettres que son homme politique de mari lui avait écrites avant leur mariage (ce qui, pour de multiples raisons, aurait pu détruire la carrière politique de Joseph Caillaux). Dans ce contexte, le geste d'Henriette caillaux sera interprété, non comme un acte réfléchi, mais comme un acte impulsif commis sous l'emprise de la passion : son avocat, Fernand Labori, plaide le crime passionnel. L'affaire Caillaux est intéressante, car dans ce cas précis les jurés ont été jusqu'au bout de leur démarche : puisque Henriette Caillaux avait agi sous l'emprise d'une force incontrôlable, alors elle ne pouvait pas être considérée comme libre au moment des faits ; et puisqu'elle n'était pas libre, elle ne pouvait pas être considérée comme coupable. C'est ce raisonnement (entre autres) qui a conduit à son acquittement pur et simple, le 28 juillet 1914.