La liberté comme obéissance à soi-même en tant qu'être raisonnable et conscient.

Cette page, qui articule liberté, raison et conscience, constituait la première partie (+ introduction) du corrigé du sujet : "Être libre, est-ce n'obéir qu'à soi-même ?" Le but est ici de démontrer que la liberté consiste à obéir à notre raison et notre conscience, c'est-à-dire à s'obéir à soi-même en tant qu'être raisonnable et conscient.

Introduction

[Réponse initiale + justification] Il semble que la liberté puisse être définie par l'obéissance exclusive à soi-même, dans la mesure où celui qui réalise tous ses désirs, sans rencontrer aucun obstacle (matériel ou humain), au fur et à mesure qu'ils se produisent paraît au premier abord pleinement libre. Si la liberté consiste, non pas à faire ce qu'on nous commande ou ce que les choses nous contraignent à faire, mais à "faire tout ce qu'on veut", c'est bien l'obéissance à nos seuls désirs qui semble la définir. (Objection + justification] Pourtant, obéir à tous ses désirs ne fait-il pas de nous l'esclave de nos désirs ? Celui qui, ayant décidé d'arrêter de fumer, ne peut s'empêcher de satisfaire son désir de fumer, peut-il être considéré comme pleinement libre ? Son "addiction" ne fait-elle pas de lui un être dont la dépendance contredit la liberté ? [Formulation du problème] Si la liberté consiste bien à pouvoir "faire ce qu'on veut", elle ne consiste manifestement pas à obéir à tous ses désirs. Mais alors, dans la mesure où la liberté ne peut être définie par l'obéissance à une chose ou à une personne, à quoi devons-nous obéir en nous pour être pleinement libres ? Que signifie "faire ce qu'on veut", si "ce que l'on veut" n'est pas la même chose que "ce que l'on désire" ?  [Annonce du plan] Pour résoudre ce problème, nous commencerons par chercher à déterminer ce qui doit déterminer la volonté d'un être libre ; nous pourrons ensuite interroger le rapport que la liberté ainsi conçue entretient avec ces deux types d'impératifs que sont les normes morales et les normes juridiques. Être libre, est-ce désobéir aux devoirs ou aux lois ?

Michel Ange, Le péché originel. Dans la Bible, liberté et transgression sont directement liées, puisque c'est par un acte de transgression que l'homme accède à la connaissance du Bien et du Mal...

Développement

I) La liberté comme obéissance à soi-même en tant qu'être raisonnable et conscient

     A) Définition des termes du sujet

Liberté : peut être considéré comme libre l'individu qui agit conformément à sa volonté

Obéissance : obéir à un ordre, une prescription, une règle, c'est l'appliquer (que cette règle soit énoncée par une personne, un code ou une institution)

Soi-même : ce qui définit le "soi" d'un individu, c'est

     a) ce qui fait de lui un être humain (seuls les êtres humains peuvent être considérés comme des "soi")

     b) ce qui fait de lui cet être humain : ce qui le caractérise en tant qu'individu, qui fait de lui un être unique, doté d'une personnalité.

La question du sujet est donc de savoir si la liberté peut être conçue comme le fait de n'obéir qu'à ce qui fait de nous un être humain ou à ce qui nous caractérise en tant qu'individu. Sans anticiper sur la suite, on peut déjà remarquer que, ce qui vous caractérise en tant qu'être humain (ce que tous les êtres humains ont en commun et les différencie des autres êtres), c'est que vous êtes dotés de raison et de conscience (conformément à ce qu'affirme la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme de 1948). Inversement, ce qui en vous est foncièrement personnel, ce qui vous caractérise en tant qu'individu.... ce sont d'abord vos désirs.

L'élucidation des définitions nous oriente donc déjà vers le coeur de notre première partie : obéir à soi-même, est-ce obéir à nos désirs ou obéir à la raison ?

[Petite parenthèse, pour ceux qui voudraient mettre un peu les choses en perspective.

Ce que nous venons de dire nous place face à une alternative : soit nous tirons la liberté vers ce qu'il y a de plus universel en nous, de moins subjectif, de moins "personnel" : la raison et la conscience, ce qui appartient à la nature de tout être humain. Ce sera l'optique rationaliste, celle que nous suivrons en partie II : être libre, c'est tenir à distance nos caractéristiques personnelles pour obéir à des lois qui peuvent être admises par tous, et qui nous sont prescrites par cette instance qui dit la même chose à tous les individus : la raison. Le fait que la raison dise la même chose à tous les êtres humains peut être illustré par le cas des mathématiques (qui ne reposent que sur le raisonnement) : les individus du monde entier s'accordent sur les mêmes thèorèmes mathématiques.

Mais on pourrait tenter une autre approche (que nous n'envisagerons pas dans ce corrigé, car elle est incompatible avec la première ; en revanche, nous la croiserons bientôt dans le cours sur le bonheur) : celle qui consiste à tirer la liberté vers ce qu'il y a de plus personnel, de plus subjectif, de plus intime, de plus individuel, de plus identitaire. Dans cette optique, être libre, ce serait parvenir à faire tomber tout ce qui fait entrave à l'expression, à la réalisation de notre personnalité ; ce serait se débarrasser de toute norme collective pour donner une priorité absolue à l'affirmation de notre singularité. L'être libre serait alors celui qui parvient à l'expression pure de son "unicité". Vous n'avez pas besoin de moi pour reconnaître ici une thèse romantique.

En d'autres termes, la question de la définition de la liberté pose directement le problème clé autour duquel s'affrontent rationalisme et romantisme : n'obéir qu'à soi-même, soit : mais cela signifie-t-il n'obéir qu'à ce qui est le plus universel en nous (rationalisme) ou au contraire à ce qui nous est le plus personnel (romantisme) ? Dans l'optique rationaliste, il est logique que le point d'aboutissement de la liberté, ce soit le fait d'être raisonnable ; pour Kant, l'être absolument libre, ce sera l'être absolument raisonnable (absolument soumis à sa raison). Mais il est tout aussi logique que, dans une optique romantique, le point d'aboutissement de la liberté soit... la déraison, voire la folie. Obéir à des lois que l'on est seul à comprendre, n'est-ce pas le propre de la folie ?]

Un peintre romantique fasciné par la folie : Géricault (La folle monomane du jeu ; vous pouvez cliquer sur l'image pour l'agrandir)

      B) Être libre ne consiste pas à obéir à ses désirs [Th]

[Arg] L'argument est assez simple : dans la mesure où nul n'a choisi ses désirs (nous laisserons ici de côté la question de savoir si nous pouvons apprendre à maîtriser ce que nous désirons), être soumis à nos désirs consisterait à être soumis à quelque chose qui s'impose à nous, que nous n'avons pas choisi. Or être déterminé par quelque chose qui échappe à notre volonté contredit directement notre définition de la liberté.

[Ex] Prenons le cas du cleptomane (maladie du vol). Il est raisonnable d'affirmer que le cleptomane n'a pas choisi d'être cleptomane ; on imagine mal quelqu'un répondre, lorsqu'une divinité l'interroge au sujet de sa prochaine vie : je veux être cleptomane. Le propre de la cleptomanie véritable est que l'individu est soumis à son impulsion de vol, il ne parvient pas à lui résister. En subtilisant certains objets, le cleptomane réalise bien son désir ; mais il ne fait dans ce cas qu'obéir malgré lui à une impulsion qui s'impose à lui, qu'il ne parvient pas à réfréner, même s'il le veut. On voit ici en quoi l'obéissance aux désirs ne constitue pas par elle-même une preuve de liberté...

Encore Géricault : cette fois, le cleptomane...

[Synth] Si la liberté doit être conçue comme obéissance à soi-même, elle ne peut être comprise comme obéissance à nos désirs. Mais dans ce cas à quoi devons-nous obéir en nous-mêmes pour être libres ?

      C) Être libre, c'est obéir à sa raison et à sa conscience [Th]

[Arg] Être libre, c'est agir conformément au choix que je pense être le meilleur. Or "le meilleur" signifie deux choses :

     a) le choix le plus intelligent, le plus adapté, le plus pertinent, le plus efficace : le plus rationnel. En ce sens, le meilleur choix c'est celui que me désigne ma raison quand je prends la peine de réfléchir.

     b) le choix le plus juste, le plus légitime, le plus en accord avec mes principes éthiques. Ici, le meilleur choix est celui que me désigne ma conscience.

La langue française dispose d'ailleurs d'un  mot qui concilie l'idée de rationalité et celle de justice : le choix qui est le plus en accord avec ce que me disent ma raison et ma conscience, c'est le choix le plus "raisonnable".

[Ex] On ne peut reconnaître comme libre et (donc) responsable de ses actes qu'un individu capable de se déterminer par sa raison et sa conscience. Cela s'illustre très bien dans le domaine du droit pénal : pour que l'on puisse punir quelqu'un, il faut qu'il soit coupable ; or pour être coupable, il faut être responsable de nos actes ; et pour être responsable, il faut être doté de raison et de conscience. Un animal qui provoque un accident parce qu'il traverse la route ne sera pas (aujourd'hui) jugé "coupable" par un tribunal : il n'est pas capable d'anticiper les conséquences de ses actes, sa raison est très limitée. Un enfant qui joue avec un revolver et qui tue quelqu'un ne sera pas envoyé en prison : sa raison est immature, il ne peut être considéré comme responsable (contrairement à l'adulte qui l'a laissé joué avec une arme à feu). Un individu qui était atteint de démence au moment des faits ne peut être considéré comme responsable : en lui, la raison et la conscience étaient abolies lorsqu'il a agi. Bref, ne peut être considéré comme libre et donc (pénalement) responsable de ses actes qu'un individu dont les actes sont soumis au contrôle de sa raison et de sa conscience. Dans le code pénal actuel, la formule-clé concernant la responsabilité pénale des "fous" est la suivante : "ne peut être considéré comme pénalement responsable un individu qui était atteint au moment des faits d'un trouble psychique ou neuro-psychique ayant aboli son discernement". Ce que les juristes français appellent "discernement", c'est à la fois la raison (notamment la capacité à anticiper les conséquences d'un comportement) et la conscience (capacité à discerner le bien du mal). [Attention : il ne suffit pas que le discernement soit "altéré" pour que soit prononcée l'irresponsabilité pénale : il s'agit bien d'abolition.]

Un philosophe ayant été déclaré pénalement irresponsable : Louis Althusser. Il est intéressant de savoir qu'Althusser a tenté d'être déclaré pénalement responsable ; être déclaré pénalement irresponsable, c'est être considéré comme un individu incapable de soumettre ses actes au contrôle de sa raison... ce qui est difficile pour un philosophe (et pour tout être humain).

[Synth] Être libre, c'est agir conformément à ce que nous dictent notre raison et notre conscience : c'est s'obéir à soi-même en tant qu'être raisonnable.