La science est-elle déterministe par principe ?
Nous avons terminé notre cheminement concernant le déterminisme en mettant en lumière le statut particulier de la croyance en la liberté ; cette croyance apparaît en effet, d'une part, dénuée de tout véritable fondement rationnel et scientifique et, d'autre part, absolument inévitable pour la conduite de notre vie.
Il découle en effet du chemin que nous avons parcouru que la croyance en la liberté n'est pas fondée sur des arguments scientifiques et rationnels. Si l'on considère la démarche scientifique, on s'aperçoit qu'elle repose sur une double négation de la liberté :
a) la démarche scientifique nie la liberté dans la mesure où elle en fait abstraction. Ni le mathématicien, ni le physicien, ni le chimiste, ni le psychiatre, ni l'économiste, etc. ne font apparaître la liberté dans le cours de leurs raisonnements. Sans affirmer nécessairement que la liberté n'existe pas, ils font "comme si" elle n'existait pas, ou qu'on pouvait la négliger sans porter préjudice au raisonnement. En ce sens, on peut dire que la démarche scientifique met en oeuvre un déterminisme méthodologique. Prenons l'exemple du psychiatre : le psychiatre fait abstraction de la liberté humaine, dans la mesure où il cherche à mettre en lumière une cause organique (matérielle) à un dysfonctionnement de l'esprit (spirituel). On pourrait dire du psychiatre qu'il est "déterministe matérialiste" par hypothèse : il suppose au départ que, si l'individu est atteint des troubles X ou Y, ce n'est pas parce qu'il les a choisis, mais parce que ces troubles sont déclenchés par son corps. Il ne s'agit là évidemment que d'une posture théorique, adoptée par le scientifique dans le cadre de ses recherches ; cela ne nous dit rien sur ce que pense le psychiatre de la liberté humaine en dehors de son laboratoire...
Cela vaut aussi pour le sociologue. Le but du sociologue lorsqu'il considère le comportement d'un individu est de montrer en quoi ce comportement est régi par des logiques sociales, par des mécanismes institutionnels, par des représentations collectives, etc. Le sociologue n'est pas là pour nous dire que, si un individu est devenu criminel, c'est parce qu'il avait une âme vicieuse : il est là pour nous expliquer en quoi ce comportement est lié à un environnement social qui a orienté, conduit l'individu vers l'acte criminel. On pourrait donc dire que le sociologue est "déterministe social" par hypothèse, dans le cadre de ses recherches sociologiques.
Cela vaut enfin pour le psychanalyste. Le psychanalyste cherche à comprendre le comportement de l'individu à partir de mécanismes et de processus psychiques inconscients. Le psychanalyste doit parvenir à mettre en lumière les processus inconscients (comme le refoulement, la sublimation, etc.) qui ont conduit l'individu à adopter un certain comportement, ou à être atteint de tel ou tel type de névrose : on peut donc dire que le psychanalyste est "déterministe psychologique" par hypothèse : il part de l'hypothèse que les comportements de l'individu pour lesquels il n'y a pas d'explication immédiate peuvent être expliqués par des processus inconscients qui les déterminent.
Bref, l'adoption d'un déterminisme méthodologique, consistant à admettre à titre d'hypothèse de travail que le comportement de l'individu est déterminé par des processus (physiologiques, sociaux, psychologiques) qui échappent à son contrôle, semble caractériser toute approche scientifique du comportement humain. Il ne s'agit bien ici que d'un déterminisme "méthodologique" : ce n'est pas nécessairement une croyance générale du scientifique, c'est une hypothèse qu'il pose pour pouvoir travailler (il fait "comme si" la liberté n'existait pas). Si le sociologue admettait dès le départ que tous les comportements humains sont strictement libres, qu'ils ne sont pas déterminés par des logiques sociales qui échappent au contrôle de l'individu ; si le psychanalyste admettait que tous les comportements de l'individu sont dus à des mécanismes qui restent sous contrôle de sa conscience... ils ne pourraient tout simplement pas travailler !
b) Mais la science nie la liberté d'une façon plus radicale.... dans la mesure, justement, où elle donne des résultats ! Car si l'adoption d'un point de vue déterministe permet d'obtenir des interprétations satisfaisantes des comportements humains, si elle permet de produire des prévisions correctes du comportement global d'un corps social, si elle permet d'agir efficacement sur les symptômes de névrose, etc., alors toutes ces réussites sont autant de témoignages de la validité de l'hypothèse sur laquelle elle repose : l'hypothèse déterministe ! Si l'adoption d'un point de vue théorique déterministe donne des résultats satisfaisants concernant l'explication des comportements humains, il y a lieu de penser que le point de vue déterministe est... vrai. Si le sociologue parvient, par exemple, à prévoir avec une approximation satisfaisante le nombre (et le type) de suicides qui auront lieu pour une classe d'âge déterminée l'année prochaine (ce qu'il sait d'ailleurs faire), il sera difficile de continuer à considérer le suicide comme un acte uniquement surgi d'un choix individuel et libre, déterminé par une histoire individuelle et pas du tout par des paramètres sociaux. Si le généticien parvient (ce qu'il fait) à démontrer que la fréquence des cas de co-schizophrénie est plus élevée chez les "vrais" jumeaux (dont le génome est identique) que chez les "faux" jumeaux (génotype différent), il sera difficile de considérer que ce trouble de l'esprit est indépendant de la nature du corps, etc. Bref, plus la science "marche", et plus se trouve validée la vérité des points de vue déterministes sur lesquels elle repose.
Homo Mecanicus (Brian Despain)
Ici, la science ne fait plus seulement "abstraction" de la liberté : elle nous montre que, en faisant "comme si" la liberté n'existait pas, on aboutit à de très bons résultats... résultats qui constituent donc autant d'arguments en faveur de la thèse selon laquelle la liberté humaine, n'existe effectivement pas (ou du moins pas autant qu'on voudrait l'admettre). En ce sens, le discours scientifique (nous ne parlons pas ici de ce que les scientifiques pensent en tant qu'individus) est toujours plus ou moins porteur de cette conviction que nous avons croisée , sous une forme radicale, chez nos amis lombrosiens : l'humanité a toujours cru en la liberté humaine, mais voici venu l'âge de la science, qui doit (enfin) nous débarrasser de ce mythe périmé. Chez les scientifiques d'aujourd'hui, cela prend généralement des formes plus sophistiquées que chez les lombrosiens ; par exemple, un généticien actuel ne dira pas que la schizophrénie est "déterminée par les gènes" ; il dira que la schizophrénie résulte d'une interaction entre un certain génome et un certain environnement (ce pourquoi il existe des jumeaux homozygotes dont un seul est schizophrène). Mais, en y réfléchissant bien, on s'aperçoit qu'il ne s'agit en rien ici d'un rétablissement de la liberté... mais d'un croisement entre deux déterminismes : le déterminisme matérialiste (l'homme est déterminé par les gènes de son corps), et le déterminisme social (l'homme est déterminé par son environnement). Or ce n'est pas parce qu'on croise deux déterminismes... qu'on réintroduit la liberté.
Bien ; on peut donc affirmer, que d'un point de vue rationnel, la croyance en la liberté, non seulement n'a pas de fondements scientifiques (il est impossible de la démontrer), mais elle tend à s'opposer à ce que la science nous incite à penser.
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