La liberté, le devoir, la loi

Cette page (suite de la précédente) présente les deuxième et troisième parties du corrigé du sujet "être libre, est-ce n'obéir qu'à soi-même ?" Le but est ici de montrer que la liberté s'accorde avec l'obéissance à la "loi morale" (Kant) et comment, dans une optique républicaine, elle implique à la fois un désir d'obéissance à la loi juridique (juste) et un devoir de résistance à la loi (injuste).

 

II) Être libre, c'est obéir à la morale

     A) [Th] Être libre, c'est obéir à la "loi de la raison"

[Arg] Nous avons vu qu'être libre, c'était agir conformément à ce que nous dicte notre raison et notre conscience. Kant montre que cette obéissance à la raison implique l'obéissance à une loi fondamentale de la raison, qui exige de tout individu qu'il agisse conformément à des règles qui puissent être reconnues et appliquées par tout être humain. Le raisonnement suivant est assez simple (il est légèrement différent de celui de Kant).

Le fait qu'une règle soit rationnelle ou non (=le fait qu'elle soit compatible avec les exigences de la raison) ne dépend QUE de la raison : cela ne dépend d'aucune des caractéristiques individuelles de celui qui l'examine et l'applique. Par conséquent, si une règle est rationnellement valide, elle doit pouvoir être admise et appliquée par n'importe quel individu (du moins n'importe quel individu doté de raison). [Ex] Par exemple, la validité d'une règle mathématique ne dépend ni de l'âge, ni du sexe, ni des croyances religieuses (etc.) de l'individu ; si un théorème est valide (si on peut le démontrer par une démarche d'argumentation strictement rationnelle), alors il doit être admis et appliqué par tout individu.

Le logo d'une association parisienne qui lutte contre le sexisme en mathématiques : la validité d'un raisonnement mathématique est indépendante du sexe du (/de la) mathématicien(nne) !

[Synth] Si je suis libre, j'obéis à la raison. Or si j'obéis à la raison, je dois suivre des règles qui peuvent être admises et appliquées par tout individu (doté de raison). On en déduit que l'individu libre est celui qui suit par son comportement des règles qui pourraient être admises et appliquées par tout individu rationnel. On aboutit ainsi à la "loi de la raison'" suivante : "agis toujours de telle sorte que la maxime de ton action puisse être établie en loi universelle" ; autrement dit : agis toujours selon des règles qui puissent être admises et appliquées par tous les individus, sans que l'on aboutisse à des non-sens ou des contradictions. Être libre, c'est obéir à cette loi de la raison.

     B) [Th] La loi de la raison est une "loi morale"

[Arg] On peut reprendre la démarche précédente. ce qui fait la moralité d'une action, ce ne sont pas les caractéristiques personnelles de celui qui l'applique. Une action n'est pas plus morale parce que celui qui la commet est noir, ou blanc, ou chauve, ou quinquagénaire, etc. Une action est morale ou elle ne l'est pas, point. Je ne peux jamais dire : "le vol est moral quand c'est moi qui vole les autres, mais il ne l'est pas quand ce sont les autres qui me volent". Par conséquent, si la règle que je suis dans mon action est morale, elle doit pouvoir être admise et appliquée par tout individu; le fait que tout individu l'applique ne devrait donc nous conduire ni à des non-sens, ni à des contradictions. Être moral, ce serait donc agir de telle sorte que la maxime de mon action puisse être établie en loi universelle... par où nous retrouvons la loi de la raison ! la loi de la raison, c'est donc la loi de la morale. Obéir à la raison, c'est obéir à la morale.

Pour un savant chrétien comme Galilée, Dieu n'était pas seulement l'Être suprêmement bon, c'était aussi l'Être suprêmement rationnel ; pour Galilée, Dieu a conçu l'univers en langage mathématique. (image de Ryoji Ikeda, datamatics 2.0 ; cliquez sur l'image pour l'agrandir)

[Exemple] Que disons-nous à un enfant qui commet un acte que nous estimons immoral ? Nous lui disons : "imagine si tout le monde faisait comme toi". Cette phrase implique donc qu'une action morale est une action qui pourrait être appliquée par tout le monde. mais nous pouvons aussi lui dire "tu voudrais qu'on te fasse ça, à toi ?" Cette fois encore, nous impliquons que, si une action est morale, elle doit pouvoir être commise par tout le monde, y compris envers moi. Dans les deux cas, nous indiquons clairement qu'une action morale est une action conforme à une règle universellement valide. Prenons l'exemple du resquillage à la cantine. Supposons que tout le monde resquille : on aboutit à une situation absurde, impossible, contradictoire. Une situation dans laquelle tout le monde passe devant tout le monde est impensable, elle ne veut tout simplement rien dire, c'est un non-sens. Autre exemple : le vol. Voler, c'est prendre la propriété d'autrui. Or un monde dans lequel tout le monde vole est tout simplement un monde... sans propriété (comment parler de propriété privée dans un monde où chacun prend ce qu'il veut ?) Or sans propriété, pas de vol. Autre exemple : le mensonge. Le mensonge (dire le contraire de la vérité) devient absurde dans un monde où tout le monde ment : puisqu'en mentant, j'indique la bonne réponse. On voit ici que les actions contraires à la morale sont celles dont l'universalisation nous conduit à des situations qui sont moins "condamnables" qu'absurdes, illogiques, contradictoires. Dernier exemple : le viol ; comment violer un individu qui me viole aussi ? Le viol devient impossible (le concept même devient contradictoire) dans un monde où le viol est universalisé. Le propre de l'action est immorale est qu'elle n'a un sens, qu'elle n'est possible que parce que, précisément, tout le monde ne la commet pas : elle est "non-universalisable". Inversement, l'action morale est celle qui peut être universalisée.

[Synth] Être libre, c'est agir conformément à la raison. Agir conformément à la raison, c'est agir conformément à des règles qui pourraient être admises et appliquées par tous ; agir conformément à des règles qui pourraient être établies en lois universelles, c'est obéir à la morale. Être libre, c'est obéir à une loi de la raison qui est aussi la loi morale. Être libre, c'est être rationnel ; être rationnel, c'est être moral. Liberté et moralité ne s'opposent pas : elles sont équivalentes. 

Pourquoi le cerveau et le coeur devraient-ils sopposer ?

III) Liberté et obéissance à la loi : la liberté implique-t-elle l'insoumission à la loi ? 

Je reprends ici la formulation du problème telle que vous pouviez la formuler dans l'introduction. [Rn] Apparemment, la liberté est incompatible avec toute soumission autre que la soumission à soi-même ; se soumettre, c'est obéir quoi qu'en disent notre raison et notre conscience : ce qui contredit la définition de la liberté. [Obj] Pourtant, la loi républicaine a pour seule et unique fonction de veiller au respect de la liberté de chacun : comment le fait d'obéir à une loi qui a pour fonction de garantir la liberté de tous pourrait-il contredire notre liberté ? [Pb] Le rapport entre loi et liberté est paradoxal : la liberté semble exiger l'insoumission à la loi, et pourtant le respect de la loi semble une condition de la liberté : comment dépasser cette apparente contradiction ? [Ap] Pour ce faire, nous commencerons par rappeler en quoi la liberté exclut toute soumission autre qu'à soi-même (à notre raison) ; nous pourrons alors déterminer ce qui rend l'obéissance à la loi (républicaine) une nécessité pour la sauvegarde de la liberté. Ceci nous permettra de déterminer ce en quoi consiste une attitude libre face à la loi.

     A) Liberté et insoumission

[Th] Il y a incompatibilité radicale entre liberté et soumission à la loi [attention : nous parlons bien ici de la loi juridique, pas de la loi de la raison qu'est la loi morale ! D'après ce que nous avons dit avec Kant, la liberté exige la soumission à la loi morale.] [Arg] En effet, ce qui définit la soumission, c'est l'obéissance inconditionnelle à une règle, une personne ou une institution. Si je suis soumis, cela implique que j'accepte d'obéir quoi qu'en disent ma raison et ma conscience : ceci contredit frontalement notre définition de la liberté. [Ex] Une attitude radicalement soumise fut celle du chancelier nazi Eichmann, lequel prétendait s'être inspiré de la théorie de Kant... en la trahissant radicalement ! Pour Eichmann, la "loi morale" telle que lui l'entendait ne lui commandait pas de se soumettre à la raison... mais à Hiltler. Eichmann obéissait à Hitler de façon inconditionnelle : il ne soumettait pas les ordres à l'examen de sa raison et de sa conscience : la parole de Hitler s'était en lui substituée à sa raison et sa conscience. [Synth] On voit ici comment l'idée même de soumission (obéissance inconditionnelle) s'oppose totalement à l'idée même de liberté : être libre, c'est nécessairement être in-soumis (sauf à la raison).

Affiche d'une conférence organisée en novembre 2007 intitulée "Insoumission et résistance"

     B) Liberté et devoir d'obéissance à la loi

[Th] L'instauration et le respect de la loi par les citoyens est une condition nécessaire de la préservation de la liberté. [Arg] Pour les républicains qui ont rédigé la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (et notamment celle de 1793), ce qui rend l'instauration d'une loi dont le respect sera garanti par l'Etat est le fait que les hommes ne sont pas naturellement portés à respecter les droits d'autrui. Il est donc nécessaire d'instaurer explicitement des normes collectives obligatoires (= des lois) auxquelles les individus seront contraints de se plier, par la force s'il le faut ( = par l'intervention de la force publique). Le but fondamental de la loi républicaine est donc de contraindre les individus à respecter les droits d'autrui, c'est-à-dire de veiller à la sauvegarde de la liberté en empêchant les rapports de soumission / domination entre les hommes. [Ex] La loi républicaine interdit l'esclavage ; cela ne signifie pas qu'elle vient "réduire" la liberté d'un homme en le privant du droit de prendre un autre homme comme esclave : ce droit, il ne l'a jamais eu. Il faut donc se garder ici d'un contresens : la loi républicaine ne vient pas "limiter" la liberté d'un homme pour garantir une liberté égale à un autre : elle vient simplement empêcher l'individu d'aller au-delà de ce qui constitue sa liberté, de dépasser les limites naturelles de la liberté (qui sont celles de la liberté d'autrui). Dans cet exemple, la loi républicain ne porte aucune atteinte à la liberté : elle ne fait que faire entrave à sa suppression. [Synth] La loi républicaine a donc pour seule fonction fondamentale de garantir la liberté : obéir à la loi n'est donc pas seulement "compatible" avec la liberté, c'est une nécessité, c'est un devoir que de la respecter. Être libre n'implique pas de se soumettre à la loi ; en revanche, cela implique un devoir d'obéissance à la loi, quand celle-ci respecte sa justification républicaine. 

     C) Liberté et devoir de résistance à la loi

[Th] Lorsque la loi contredit sa fonction, la résistance à la loi est le premier devoir du citoyen libre. [Arg] Si l'on regarde attentivement cette justification républicaine de l'obéissance à la loi, on s'aperçoit qu'elle est un peu paradoxale : puisque les hommes ont naturellement tendance à abuser de leur force pour dominer les autres.... on va confier une force phénoménale (à laquelle aucun citoyen oui groupe de citoyens ne pourra tenir tête) à un ensemble de gouvernants. Pourquoi ceux-ci n'auraient-ils pas tendance à abuser de cette force, à l'utiliser pour étendre et renforcer leur domination sur le reste du corps social ? La réponse républicaine est simple : il n'y a pas lieu de rêver à un "bon" gouvernant qui n'aurait d'autre but dans l'existence que le bien du peuple ; comme le dit Rousseau, tout gouvernement a une tendance naturelle qui le conduit vers la tyrannie. Tout gouvernement suit une pente naturelle qui l'oriente vers l'idéal d'un contrôle total des individus. La question n'est donc pas de savoir si le gouvernement d'une nation va être "bon" ou "méchant", mais de savoir si le peuple va être capable de lui résister. C'est-à-dire : le problème républicain est de savoir si les citoyens sauront se montrer vigilants et, en cas d'oppression d'au moins un individu par l'Etat (oppression signifie : usage de la force publique contraire au respect des droits fondamentaux) seront prêts à entrer en résistance contre l'Etat (comme les révolutionnaires eux-mêmes ont su entrer en guerre contre la monarchie). C'est ce qui fait du "droit de résistance à l'oppression", pour le peuple tout entier (= la totalité des citoyens) non seulement "le plus sacré des droits", mais aussi "le plus indispensable des devoirs". C'est ce que dit l'article 35, le dernier article (c'est-à-dire : sa conclusion) de la Déclaration de 1793. Pour Robespierre, un peuple qui renonce à être vigilant ou qui se résigne à l'oppression est déjà en marche vers la tyrannie.

"Solitude" : l'une des femmes qui symbolisent la résistance que les Guadeloupéens opposèrent aux troupes de Bonaparte, venues... rétablir l'esclavage après la "parenthèse" républicaine (comme l'indique la statue, elle était enceinte lors de son combat ; elle fut pendue à trente ans au mât des Supplices au cri de "Vivre libre ou mourir !")

[Ex] Le jour où un peuple cesse de se soucier de la question de savoir si les objectifs prioritaires qui sont fixés aux forces de police sont compatibles avec le respect des droits de l'homme, le jour où les individus se désintéressent de la question de savoir où sont stationnées les forces armées de leur pays et ce qu'elles y font précisément, le jour où les citoyens acceptent de voir leurs libertés restreintes au nom d'une chose qui ne constitue pas un droit fondamental (à cet égard, on peut rappeler que la "sécurité" n'a jamais été considérée comme un droit fondamental par aucune des déclarations des droits de l'homme et du citoyen, contrairement à la "sûreté" qui est avant tout le droit de ne pas être arrêté arbitrairement par les forces de police) ce jour-là, la république... n'en sera déjà plus vraiment une. [Synth] Lorsque la loi républicaine reste soumise à sa fonction, qui est le erspect des libertés, l'obéissance à la loi est un devoir ; mais lorsque le gouvernement utilise les institutions pour opprimer ne serait-ce qu'un individu, alors c'est la résistance à la loi et aux forces de l'Etat qui devient "le plus indispensable de ses devoirs", car c'est cette résistance qui constitue le seul moyen de sauver la liberté.

Voilà voilà... Ici s'arrête ce corrigé méthodologique. Il ne reste plus que la conclusion, que je vous laisse rédiger par vous-même (pour vendredi). Dans la mesure où nous serons amenés à revenir sur plusieurs des points de ce corrigé au cours de l'année, j'ai respecté le plus possible la forme "dissertation", en gardant à l'esprit que plusieurs des thèses envisagées ici devront être réexpliquées, redéveloppées par la suite. C'est notamment le cas pour cette "troisième partie". Pour ceux qui, cependant, souhaiteraient approfondir l'analyse, ou avoir des références précises pour appuyer la conception républicaine de la loi que nous avons présentée ici, je vous renvoie à l'un des cours que j'ai mis en ligne l'année dernière, que vous trouverez en cliquant ici. Il est plus développé dans la mesure où j'avais choisi de prendre comme sujet-support pour le corrigé méthodologique le sujet : "la loi s'oppose-t-elle à la liberté?"

Bonne lecture, et n'hésitez pas à vous servir des pages du site pour construire votre conclusion. Encore une fois, le but en ce début d'année n'est pas (encore) de construire de brillants raisonnements, mais de vous familiariser avec une méthode d'argumentation.