L'esprit et la matière : l'homme est-il déterminé par son corps ?

Nous abordons ici l'une des grandes formes doctrinales du déterminisme.  Avoir défini la liberté ne suffit pas, en effet, à savoir si (et dans quelle mesure) l'homme EST libre. Nous étudierons donc un certain nombre de doctrines dites "déterministes", selon lesquelles les actes des hommes sont déterminés par des forces qui échappent au contrôle de leur volonté, de leur raison et de leur conscience. Ce qui revient donc à dire que la liberté.... n'existe pas.

     1) Définition du déterminisme matérialiste

On considère comme "déterminisme matérialiste" le corps de doctrines selon lesquelles l'esprit est déterminé par la matière, c'est-à-dire par les interactions entre deux ensembles matériels : d'une part le corps (et notamment le cerveau), et d'autre part toutes les choses (matérielles) qui agissent sur lui.

Commençons par définir les notions de matière et d'esprit (qui sont des notions du programme). La matière, au sens restreint (usage courant), c'est ce que l'on peut toucher. Au sens général, celui que va activer, par exemple, un physicien, est matériel tout phénomène susceptible d'être saisi par les sens (le toucher, la vue, l'ouïe, etc.). Appartient au domaine de la matière tout ce qu'il est possible de connaître par l'expérience, au sens que les philosophes donnent à ce terme (= tout ce qui peut être connu par l'intermédiaire des sens) ; autre terme philosophique, strictement équivalent : est matériel tout ce qui peut être l'objet d'une connaissance empirique.   

En revanche, appartient au domaine spirituel tout ce qui ne peut être saisi que par la pensée, la conscience. Un rond peut être vu ; mais "le cercle", lui, vous ne le verrez jamais ; pas plus que le nombre 2, ou le concept de justice, etc. Dès qu'une chose ne peut être saisie par les sens, mais ne peut être conçu que par l'esprit, elle appartient au domaine spirituel. En ce sens, on peut dire qu'un rêve, un fantasme , une hallucination appartiennent au domaine spirituel : ce que je perçois n'est pas saisi par mes yeux ou mes oreilles (sans quoi d'autres yeux ou d'autres oreilles pourraient les percevoir) : ils sont le produit de mon esprit.

Un objet extrêmement bizarre : le fantôme. Un être immatériel... mais qu'on peut néanmoins percevoir !

[A titre de remarque, on peut noter que la conscience elle-même, chez l'homme, appartient au domaine de l'esprit ; car l'être humain étant doté de la "conscience de soi", la conscience peut se prendre elle-même comme objet ; mais  nous reviendrons sur ce point dans le cours sur la conscience.]

          2) L'argument du déterminisme matérialiste

L'argument est simple, puisqu'il repose sur 3 affirmations qui semblent à première vue évidentes :

    a) hypothèse 1 : l'esprit ne peut pas agir sur la matière

Il n'y a pas d'action de la pensée sur les phénomènes matériels. C'est une hypothèse (de) scientifique : ceux qui croient que l'on peut faire bouger une petite cuillère, ou un réseau de neurones, en y pensant, sont des charlatans et/ou des déficients de l'intellect.

Une séance de télékinésie dans Matrix. Mais cet exemple est très mal choisi, puisque, précisément, dans Matrix nous ne sommes que dans le domaine de l'esprit : le monde que voit ici Néo (nous sommes dans la matrice) n'est que le produit d'une hallucination.

     b) hypothèse 2 : chez l'homme, la matière et l'esprit sont strictement solidaires.

La matière de l'homme, c'est son corps, et notamment  cet organe très éminent qu'est son cerveau. Lorsque l'homme pense quelque chose, il se produit quelque chose dans son cerveau, et inversement. Les phénomènes mentaux (idée, rêve, etc.) et les phénomènes cérébraux (connexions synaptiques, etc.) se correspondent, ils sont strictement dépendants. On peut prendre, à titre d'illustration, la définition de la "mort cérébrale" (la mort, c'est ce qui sépare le corps vivant, doté d'une âme, du corps mort, du cadavre, dont l'âme s'est échappée) : l'individu est considéré comme mort lorsque l'on observe trois minutes d'électroencéphalogrammes plats. S'il ne se passe plus rien dans le cerveau, c'est qu'il n'y a plus d'esprit.

     c) hypothèse 3 : les phénomènes matériels sont entièrement déterminés par des relations causales.

C'est tout simplement l'hypothèse de base de toute approche scientifique des phénomènes, du moins dans le domaine macroscopique. Il n'y a pas de hasard dans les phénomènes matériels, pas d'effet sans cause. Si un phénomène matériel se produit (une balle de golfe prend son envol, un neurone bouge), c'est qu'il a été causé par un autre phénomène matériel (choc de la canne de golfe, stimulus électrique, etc.) On peut donc dire que le monde matériel est "déterminé", dans la mesure où, si je connais la position et la vitesse exacte de toutes les particules d'un système, je peux prédire l'avenir (et retrouver le passé) de ce système : c'est ce qui permet à tous les élèves de terminale de "prédire" la trajectoire d'une balle de golfe ou d'un ballon de basket quand ils sont soumis à une force de vecteur V.

Bien. On voit que ces trois hypothèses semblent être de simples évidences, qu'il faut bien admettre si l'on veut penser le réel. Or il découle directement de ces trois hypothèses que la liberté est une illusion pure et simple. En effet,

     _ si ce qu'il se passe dans la pensée (dans la raison, la conscience) est strictement solidaire de ce qu'il se passe dans le corps, et plus particulièrement dans le cerveau.

     _ si la pensée ne peut pas agir sur le cerveau (la pensée ne peut pas plus faire bouger un neurone qu'une petite cuillère)

     _ si ce qu'il se passe dans le cerveau est totalement déterminé par des lois causales (un choc électrique cause une décharge synaptique, etc.)

alors il va de soi que ce que pense la pensée est entièrement déterminé par les lois qui régissent les phénomènes matériels. Mes contenus de pensée correspondent à ce qu'il se produit dans mon cerveau : or ce qu'il se passe dans mon cerveau, ce n'est pas ma pensée qui le décide, ce sont des processus matériels qui s'enchaînent mécaniquement. S'il me vient telle idée, c'est que certaines connexions synaptiques se sont produites dans mon cerveau ; or si ces connexions synaptiques ont eu lieu,  ce n'est pas parce que ma pensée a agi sur mes synapses (l'esprit ne peut pas agir sur la matière) c'est parce que d'autres phénomènes matériels ont eu lieu (stimuli électriques, etc.) Et si ces stimuli ont eu lieu, c'est parce que d'autres phénomènes... etc. Les phénomènes cérébraux sont tout aussi déterminés que les trajectoires des balles de golfe : ils sont régis par des lois causales que la science doit mettre en lumière.

 

          3) Un point d'aboutissement du déterminisme matérialiste : le démon de Laplace

On trouve un point d'aboutissement de ce raisonnement dans une fiction bien connue : celle du "démon de Laplace", du nom d'un scientifique français de la fin du XVIII° siècle. Si tous les phénomènes s'enchaînent mécaniquement selon des lois causales que la science doit découvrir, alors on peut admettre qu'un être qui connaîtrait, à un instant t, la position et la vitesse exacte de toutes les particules de l'univers, et qui par ailleurs connaîtrait toutes les lois de la physique, pourrait prédire tout l'avenir du monde et retrouver tout son passé. Un tel être (le "démon de Laplace")pourrait faire avec l'Univers ce que les élèves de Terminale font avec les balles de golfe : utiliser les lois de la physique pour retrouver l'enchaînement nécessaire des phénomènes.

« Une intelligence qui, à un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la compose embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome ; rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. » (Pierre Simon de Laplace, Essai philosophique sur les probabilités)

Dans cette optique, il est évident que la liberté devient une illusion pure et simple, puisque tout ce que l'homme a fait, fait et fera, tout ce qu'il a pensé, pense et pensera est entièrement déterminé par les lois qui régissent les phénomènes matériels. Tout est déterminé : et lorsque l'homme croit agir conformément à ses propres décisions, il ne fait que suivre l'ordre inexorable de la causalité physique. En ce sens, l'homme qui croit déterminer ses actes ressemble à un saphir de tourne-disque qui croirait composer la symphonie qu'il est en train de faire retentir. Ce "tout est déterminé" est l'équivalent scientifique du "tout est écrit" religieux. Le problème, c'est que pour être contraint de l'admettre, il n'est pas nécessaire de reconnaître la vérité des Ecritures : il suffit d'admettre trois hypothèses qui ressemblent bien à de simples évidences !

Plus encore, pour sauver la liberté, il semble qu'il n'y ait qu'une seule possibilité : admettre que l'esprit peut agir sur la matière. En effet,

     a) si nous remettons en cause l'hypothèse 3, nous cassons le déterminisme, mais nous ne sauvons pas la liberté ; nous réintroduisons le hasard dans les phénomènes matériels, mais nous ne sauvons pas la liberté. Pour sauver la liberté, il ne suffit pas que les phénomènes matériels soient (en partie) aléatoires, il faut qu'ils soient déterminés par la pensée. Si mes neurones font "n'importe quoi", je n'en suis pas plus libre pour autant.

      b) si nous remettons en cause l'hypothèse 2, alors on peut admettre que la pensée peut penser indépendamment des connexions neuronales, mais alors on ne comprend pas du tout comment la pensée peut ordonner quoi que ce soit au corps. Si l'esprit et le cerveau-corps ne sont plus liés, comment l'esprit peut-il déterminer mes actes corporels ?

En revanche, si on refuse l'hypothèse 1, alors je peux admettre que, certes, lorsque je lève le bras, c'est bien parce qu'un signal a été envoyé à partir de ce centre de contrôle qu'est le cerveau : mais ce signal lui-même a été déclenché... par la pensée. Alors, effectivement, je peux être considéré comme libre : ma pensée détermine mon corps, le point de jonction entre les deux étant le cerveau.

En d'autres termes, la croyance en la liberté a autant de consistance scientifique que.... ça :

 

Commentaires

  • Loyer Germain
    • 1. Loyer Germain Le 06/12/2015
    Bonjour,

    je ne suis pas un de vos étudiants, mais je suis actuellement en pleine réflexion sur le déterminisme et j’avouerai être en désaccord avec vous sur un point, la question de liberté.

    Bien évidement l'esprit ne peut pas s'extraire des contraintes de la matière, la vie et les capacités de l'esprit à pour limite l'existence et la forme de la matière qui lui à donné naissance qui le contient.

    Un esprit de nourrissons est totalement différent de celui d'un adulte, sa cosmogonie est différente. Plus la cosmogonie d'un être est développée, plus elle lui permettra d’interagir avec le monde, plus elle lui permettra de décoder la norme.

    Dans le contexte ou l'esprit ne trouve pas de réponse a ses questions, j'aurais tendance a penser que cet esprit se tournera vers une croyance plausible, d'ou a mon sens l'émergence de la notion de Dieu, c'est a dire, ce que je ne conçoit, mais qui pourtant est, est le fruit d'une chose plus grande.

    Cette croyance se construira de la cosmogonie préexistante d'ou a mon sens pourquoi les religions ont toujours été réadaptées à la cosmogonie.

    Et c'est justement là un exemple ou intervient la liberté. Lorsque l'on cherche a expliquer l'inexplicable, l'incompréhensible, l'on va de ce fait tendre vers un possible, et plus la cosmogonie initiale est étendue, plus la liberté sera grande d’imaginer un possible.

    De même, la liberté se manifestera jour après jour par le libre arbitre. Plus la cosmogonie d'un individu est étendue plus il a de choix potentiel, ainsi plus il est libre.

    Évidement l'individu doit avoir une intelligence particulière pour être et devenir précurseur sur le chemin de ce l'on pourrait appeler la connaissance, soit la cosmogonie.

    Le déterminisme matériel est immuable, nous vivons dans un monde finit, mais le déterminisme spirituel n'est pas finit. Le langage et toutes les forme qu'il connait en sont une preuve irréfutable.

    Voila j’espère ne pas me tromper car j'aime a "croire" que nous pensons librement, avec pour limite à transgresser qu'est notre conditionnement social. Quel bonheur d'être un scientifique aujourd'hui, libre de penser sans dieu, plutôt que d'être celui qui était soumis à l'inquisition.

    Cordialement