Instinct et liberté : l'homme est-il déterminé par les exigenecs de sa survie ?

Le déterminisme biologique

Pour exposer la thèse du déterminisme biologique, nous prenons appui sur le texte de Nietzsche, Gai Savoir, § 1.

« J’ai beau considérer les hommes d’un bon ou d’un mauvais œil, tous et chacun en particulier, je ne les vois jamais appliqués qu’à une tâche : à faire ce qui est profitable à la conservation de l’espèce. Et cela, en vérité, non par amour pour cette espèce, mais simplement parce que rien n’est aussi puissant, inexorable, irréductible que cet instinct — parce que cet instinct est absolument l’essence de l’espèce grégaire que nous sommes. […] L’homme, même le plus nuisible, est peut-être encore le plus utile sous le rapport de la conservation de l’espèce, car il entretient chez autrui des impulsions sans lesquelles l’humanité se serait relâchée et aurait pourri depuis longtemps. La haine, la joie de détruire, la soif de pillage et de domination, et tout ce qui par ailleurs est décrié comme méchant : tout cela appartient à l’étonnante économie de la conservation de l’espèce, à une économie sans doute coûteuse, gaspilleuse et dans l’ensemble prodigieusement insensée, mais dont on peut prouver qu’elle a conservé notre espèce jusqu’à ce jour. Je ne sais plus, ô mon semblable, mon prochain qui m’est cher, si tu serais même capable de vivre au détriment de l’espèce […] ; ce qui eût pu nuire à l’espèce, peut-être est-ce déjà mort depuis de nombreux siècles et désormais de l’ordre des choses qui ne sont même pas concevables pour Dieu. »

La thèse du texte proposé est tout simplement la formule du déterminisme biologique : tous les actes de l'homme sont déterminés, non par sa raison (comme le voudrait la liberté), mais par l'instinct fondamental de tous les êtres vivants : l'instinct de conservation de l'espèce (Attention :  il ne s'agit donc pas de "l'instinct de survie" individuel).

Cette thèse de Nietzsche s'insère dans un mouvement de pensée général de la fin du XIX° siècle européen : la raison, et tout particulièrement la raison scientifique, va nous permettre de mettre fin à un certain nombre de croyances illusoires concernant le comportement humain. Les développements de l'éthologie (étude scientifique du comportement animal), en mettant en lumière ce que sont les ressorts instinctifs des comportements que l'on observe au sein du règne animal, apportent un éclairage nouveau sur le comportement des hommes.  Ainsi, la phrase d'ouverture du texte "je ne les [les hommes] vois appliqués qu'à une seule et même tâche, à faire ce qui est favorable à la sauvegarde de l'espèce" doit moins être saisie comme une "observation" que comme un énoncé programmatique. Pour Nietzsche, l'homme est bien un "être vivant", au même titre que les végétaux ou les animaux ; et loin de se séparer radicalement du reste du règne biologique par sa "raison" ou sa "conscience", l'homme reste soumis au même titre que toutes les autres espèce animales à l'impératif biologique fondamental, que l'on pourrait énoncer (en pastichant la Loi morale de Kant) : "agis toujours de telle sorte que ton action soit favorable à la conservation de l'humanité".

Friedrich Nietzsche ; un philosophe qui va beaucoup nous accompagner cette année...

Bien sûr, cette finalité des actes humains échappe à la raison de l'homme : l'homme n'a pas conscience d'être déterminé par cet instinct fondamental. Si bien que le déterminisme biologique sous sa forme nietzschéenne est double :

      a) chez l'homme, ce ne sont pas sa raison et sa conscience qui gouverne ses actes, mais son instinct biologique fondamental

      b) ce que disent la raison et la conscience est lui-même déterminé par l'instinct biologique fondamental.

 La proposition (a) élimine évidemment la liberté ; mais la proposition (b) permet d'éclairer le fait que, même lorsque l'homme croit agir pour des motifs rationnels, ces motifs ne sont en réalité que des masques que la raison produit et qui voilent la véritable origine des actions. Ce qu'affirme Nietzsche, c'est que les justifications rationnelles et morales de nos actes ne sont que des écrans de fumée qui viennent s'interposer entre notre conscience et les motivations profondes de nos actes.

La proposition de Nietzsche s'éclaircit dès que l'on prend conscience que ce qu'il nous demande, c'est tout simplement d'élargir à l'ensemble  des êtres vivants (c'est-à-dire : en incluant l'homme) le raisonnement que nous tenons pour tous les êtres vivants... sauf l'homme. Pour Nietzsche, admettre que chez l'homme c'est la "moralité" et non l'instinct qui gouverne le comportement est analogue au fait de considérer que lorsque l'hirondelle feint d'avoir l'aile brisée pour éloigner le prédateur du nid, elle agit non par instinct... mais par un esprit de générosité sublime, par un amour maternel merveilleux, voire par respect pour la Loi morale.  Ce serait affirmer que, lorsque le loup offre sa gorge à l'issue d'un combat qu'il perd (ce qui a pour effet de mettre fin au combat), c'est parce qu'il préfère la mort au déshonneur... Pour tous les êtres vivants, nous admettons que les interprétations / justifications morales du comportement seraient de pures illusions, déposées sur la véritable force motrice qu'est l'instinct de conservation de l'espèce. Pourquoi penser autrement dès qu'il s'agit de cet être vivant qu'est l'homme ?

L'homme oiseau : une oeuvre de Diana Thys, artiste contemporaine

Ce que l'homme pense et accomplit est donc entièrement déterminé par l'instinct de conservation de l'espèce. Soit. Mais comment, dans ce cas, expliquer la violence, l'agressivité, la cruauté de l'homme? Si les règles morales ne sont que des masques de l'instinct biologique, comment expliquer l'immoralité de l'homme?

La réponse de Nietzsche fait appel au corpus théorique qui, de Kant à Adam Smith, a mis en lumière le fait que le développement de l'espèce humaine ne reposait pas (uniquement) sur la vertu ou la charité naturelles de l'être humain, mais (aussi) sur son égoïsme et sa soif de domination.  La première justification donnée par Nietzsche (l'agressivité de l'homme éveille chez autrui des dispositions sans lesquelles l'espèce humaine se serait éteinte depuis longtemps) n'a rien d'une véritable provocation à la fin du XIX° siècle. Dire par exemple que la guerre (évidement liée à l'agressivité) est un lieu privilégié pour le dépassement de l'individualisme mesquin et le réveil des peuples, dans la mesure où elle est l'espace au sein duquel le "patriotisme" en tant qu'acceptation du sacrifice de soi au profit de la nation peut s'exprimer, n'a rien d'étrange dans la France, l'Allemagne ou l'Italie de 1880.  L'idée selon laquelle "il nous faudrait une bonne guerre" pour réveiller une jeunesse assoupie dans un confort individualiste (au lieu de cultiver l'honneur patriotique) n'est pas si ancienne...

A titre d'illustration, un auteur aussi peu susceptible d'être taxé de "nazisme" que Stefan Zweig écrivait en 1915, quelques jours après l'éclatement de la première guerre : "Des centaines de milliers de personnes éprouvaient alors, comme jamais, le sentiment qu'elles auraient dû éprouver en temps de paix, ce sentiment d'appartenir à une grande nation. (...) Chaque individu était appelé à précipiter dans le brasier ardent de la grande masse son petit moi mesquin pour se purifier de tout égoïsme. En cet instant grandiose, toutes les différences de classe, de langue, de religion étaient englouties par le grand courant de la fraternité." L'agressivité humaine est cause de la guerre... mais la guerre est-elle une mauvaise chose ? Rien d'évident à cela pour bon nombre de penseurs européens... du moins jusqu'à 1950.

"Qui n'a vu Paris aujourd'hui et hier n'a rien vu" ; ainsi parlait Péguy, à propos des démonstrations enthousiastes au départ des soldats en 1914

Ce qui est philosophiquement plus intéressant, c'est l'idée selon laquelle "on peut démontrer" que l'agressivité, la violence, la volonté de domination font partie de l'économie générale de l'espèce humaine, par laquelle celle-ci assure ses propres préservation et développement. Le fait qu'on puisse le démontrer implique que l'on puisse établir rationnellement le rôle de l'agressivité humaine dans le développement de la civilisation.

Or (ce n'est pas si courant) on peut remarquer que cette idée n'a rien de spécifiquement nietzschéen : elle est même commune à deux auteurs aussi (radicalement) différents que Kant et Nietzsche. Nous avons développé en cours l'argument de Kant tel qu'on le trouve dans l'Idée d'une Histoire Universelle d'un point de vue Cosmopolitique. J'en restitue ici les grandes articulations.

Voici le texte auquel notre analyse fait référence :

« L’homme a une tendance à s’associer, car en s’associant il se sent plus qu'homme grâce au développement de ses capacités naturelles. Mais il manifeste aussi une grande propension à s’isoler, car il trouve en même temps en lui une tendance insociable qui le pousse à vouloir tout diriger dans son sens. Et, de ce fait, il s’attend à rencontrer des résistances de tous côtés, de même qu’il se sait par lui-même enclin à résister aux autres. C’est cette résistance qui éveille toutes les forces de l’homme, le porte à surmonter son inclination à la paresse, et, sous l’impulsion de l’ambition, de l’instinct de domination ou de cupidité, à se frayer une place parmi ses compagnons qu’il supporte de mauvais gré, mais dont il ne peut se passer. L’homme a alors parcouru les premiers pas, qui, de la grossièreté, le mènent à la culture. (…) Sans ces tendances insociables, peu sympathiques certes par elles-mêmes, mais qui fondent les résistances qui s’opposent aux prétentions égoïstes de chacun, tous les talents resteraient à jamais enfouis en germes. Remercions donc la nature de nous avoir dotés d’une humeur peu conciliante, et d’une vanité rivalisant dans l’envie, d’un appétit insatiable de possession ou même de domination ; car sans cela les meilleures dispositions de l’humanité seraient étouffées dans un éternel sommeil.     (Kant, Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, (extrait de la quatrième proposition)

 

Pour Kant, l'homme est donc animé de deux tendances opposées. Une tendance "sociable", qui le pousse à entrer en société avec d'autres individus. En quoi l'homme est-il "sociable" ? Non parce qu'il aime les autres hommes, parce qu'il leur est sympathique, etc. Mais parce que, lorsqu'il s'associe avec eux, il devient "mehr als Mensch" (je laisse aux germanistes le soin de traduire cette formule) grâce au développement de ses capacités. Ce qui intéresse l'homme dans l'association, c'est donc avant tout l'accroissement de sa puissance ; et, de fait, on peut bel et bien dire que "l'union fait la force", puisque la force d'un groupe est supérieure à la somme des forces des individus qui le composent. En m'associant avec d'autres individus, je peux chasser le mammouth, chose qu'il m'est totalement impossible de faire par moi-même.

Il faut faire bien attention à ce que dit le texte : le développement de ses capacités naturelles, ce n'est pas ce que vise l'homme qui entre en société. L'association permet bien à chacun de développer ses facultés, mais ce n'est pas pour cette raison que l'homme entre en société. Ce qu'il vise, c'est d'être "mehr als Mensch", c'est-à-dire d'abord accroître sa puissance. Cette remarque est importante, car le texte repose précisément sur l'idée selon laquelle l'homme ne cherche pas spontanément à développer ses facultés naturelles. Comme le dit explicitement Kant dans ce texte : l'homme est naturellement paresseux, fai-néant.

Parfois, même la paresse peut conduire à la pleine exploitation des facultés intellectuelles...

 En quoi l'homme est-il en revanche "insociable" ? Là encore, si l'homme est insociable, ce n'est pas parce qu'il "n'aime pas" les autres hommes. C'est d'abord et avant tout parce qu'il veut "faire ce qu'il veut", c'est-à-dire n'obéir à personne d'autre que lui-même, ne se soumettre qu'à ses propres règles. Or toute vie en collectivité impose des contraintes, dont la première vient du fait que les autres, eux aussi, veulent faire ce qu'ils veulent (et qui n'est pas forcément ce que je veux, moi). L'homme est naturellement égoïste : il veut s'accaparer les biens qu'il trouve, il veut soumettre son environnement à sa volonté. Dans la mesure où les autres individus sont animés du même désir, la coexistence des individus implique donc une forme d'antagonisme, de rivalité. Chacun tente d'imposer sa volonté aux autres, qui lui résistent, et chacun résiste aux tentatives identiques des autres.

 

On pourrait alors être tenté de se dire que la nature est mal faite du moins en ce qui concerne l'homme : il ne peut, par nature, se passer des autres, mais son rapport à eux est nécessairement conflictuel. Mais justement, nous dit Kant : c'est bien ce qui montre que la nature... est bien faite !

 Car l'homme, comme le rappelle Kant, est naturellement paresseux. Ce qui signifie qu'il n'est pas naturellement poussé à travailler, à exploiter et développer ses facultés ; l'homme, s'il n'y était pas contraint par quelque force, intérieure ou extérieure, resterait dans sa "barbarie primitive", dans un état de non-développement radical de ses capacités. Qu'est-ce qui le pousse, dès lors, à exploiter ses facultés ? Pour Kant, la réponse est simple : c'est justement la situation de concurrence, de rivalité dans laquelle il se trouve face aux autres individus. Le seul moyen, pour l'homme de parvenir à satisfaire sa tendance "sociable" (en entrant en société) tout en donnant satisfaction à sa tendance "insociable" (la volonté de faire tout ce qu'il veut, de s'approprier tous les biens, etc.), c'est... de s'imposer. Or ce n'est pas en restant à ne rien faire que l'on échappe à la domination des autres et que l'on parvient à les dominer ; pour s'imposer au sein du corps social, l'homme doit accepter le jeu de la compétition, de la concurrence, de la rivalité : il doit donner "le meilleur de lui-même" en exploitant à fond ses capacités pour parvenir à se hisser au-dessus des autres

La nature est donc bien faite, puisqu'elle nous a animés de deux tendances contraires dont la tension nous pousse à développer nos facultés. L'égoïsme, la cupidité, le désir de domination ne sont certes pas "sympathiques" par eux-mêmes ; mais ce sont les moteurs du développement individuel de l'homme. Kant utilise une image très parlante : celle de l'arbre des forêts. L'arbre qui pousse tout seul dans sa plaine pousse généralement bas et tordu, par opposition à l'arbre des forêts qui, lui, pousse haut et droit. Pourquoi l'arbre des forêts est-il plus haut et plus droit que l'arbre de la plaine ? Tout simplement parce que sa coexistence avec d'autres arbres le place en situation de concurrence pour la lumière : pour accéder à la lumière, il doit se hisser au-dessus des autres : et c'est cette rivalité qui le conduit à pousser haut et droit. Il en va de même pour les hommes : c'est parce que les hommes sont en situation de rivalité pour l'accès à des places dominantes (des "places au soleil") qu'ils surmontent leur paresse naturelle et exploitent leurs capacités. 

 On retrouve donc ici le caractère paradoxal du développement humain : ce qu'il y a de meilleur en l'homme ne doit son développement qu'à ce qu'il y a de pire en lui. Les vices des individus humains sont le premier support du développement de la civilisation humaine.

 

C'est parfois de ce qu'il y a de pire en l'homme que naissent les plus belles oeuvres : "Carcasse de viande et oiseau de proie", de Francis Bacon.

Car ce n'est pas seulement le développement de l'individu qui découle de la rivalité ; c'est par là même le développement des sociétés humaines. A travers le développement de l'individu, c'est l'humanité en général qui évolue et qui progresse. En développant ses capacités, l'homme développe notamment sa raison et sa sensibilité ; et en développant sa raison et sa sensibilité, il développe à la fois son intelligence scientifique et technique, mais aussi sa créativité artistique ; plus encore, si les rapports sociaux entraînent le développement de la rationalité, cette rationalité peu à son tour s'attacher à rationaliser, à rendre plus rationnels et raisonnables les rapports humains. Bref : par le développement de ses capacités induit par la rivalité sociale, l'homme développe peu à peu la science, la technique, l'art, et les institutions : il se "civilise". Tel est donc le second paradoxe : le moteur qui nous pousse de la "barbarie primitive" à la "culture", ce qui conduit l'homme à devenir toujours plus civilisé, ce sont des tendances qui, en elles-mêmes, semblent s'opposer à toute idée de "civilité" : l'égoïsme, la cupidité, l'instinct de domination.

C'est parfois parce qui est obscur en nous que nous pouvons parvenir à la perfection...

Voilà ce que l'on peut dire du texte de Kant lui-même. Mais on peut aussi suggérer le rôle que ces idées vont jouer dans le développement ultérieur de la pensée européenne, et tout particulièrement de la pensée économique. Si l'on prend en effet deux des thèses majeures du texte :

      a) L'égoïsme individuel, la recherche par chacun de son intérêt, est le moteur du développement individuel et collectif des sociétés humaines

     b) c'est la rivalité, la concurrence entre les individus qui pousse chacun à exploiter pleinement ses capacités

On peut voir sans difficultés en quoi ces deux thèses se situent au coeur de la pensée économique classique, telle qu'elle s'élabore, par exemple, chez Adam Smith. Pour Adam Smith, c'est bien la recherche par chacun de son intérêt personnel (ce que les économistes appelleront ensuite : la maximisation de son utilité sous contrainte) qui est le moteur des échanges économiques. La logique de l'échange social économique, ce n'est ni la charité, ni la générosité : c'est l'égoïsme. Pour reprendre un exemple d'Adam Smith, lorsque je vais voir mon boulanger, ce que je vise avant tout, c'est mon intérêt, c'est-à-dire le fait d'obtenir le meilleur pain au meilleur prix. Et lui voit, lui aussi, son intérêt de commerçant.

Mais il y a plus. Qu'est-ce qui fait que le boulanger va "donner le meilleur de lui-même" ? C'est qu'il est en situation de concurrence avec les autres boulangers. Si un autre boulanger vend un pain de meilleur raport qualité-prix, mon boulanger sait que je risque fort de cesser de me rendre chez lui. Par conséquent, le jeu entre mon égoïsme et son égoïsme le pousse à vendre le meilleur pain possible au meilleur prix possible. La concurrence entre les boulangers pousse donc les boulangers à donner le meilleur d'eux-mêmes, ce qui est une bonne chose pour moi, et pour le secteur boulangerie en général.

 

Une question subsiste : le développement technique de la boulangerie est-il toujours une bonne chose pour le consommateur ?

Mais plus encore : que va-t-il se passer du fait de la concurrence entre les boulangers ? Le jeu de la concurrence va conduire tout naturellement, et sans que personne ne le recherche explicitement, au fait que les meilleurs boulangers, les plus compétents (les plus doués et les plus travailleurs), vont prospérer. Alors que les moins compétents (les moins doués et les moins travailleurs) vont faire faillite. En d'autres termes, le jeu de la concurrence va faire en sorte que le secteur "boulangerie" ne soit occupé que par les professionnels les plus compétents, les autres étant réorientés vers des secteurs dans lesquels ils seront plus "compétitifs". Bref, le jeu de la concurrence nous rapproche naturellement de la "justice" au sens que Platon donnait à ce terme : pour Platon, une Cité juste est celle dans laquelle chacun occupe la place qui lui convient-revient, le poste social qui correspond à sa nature, à sa compétence, à son domaine d'excellence, ce que les Grecs appellent : son "arêtê".

 On voit ainsi comment la logique de l'échange économique, telle qu'elle se construit avec Adam Smith, radicalise dans le champ économique les idées de Kant : l'égoïsme des individus et la concurrence entre individus sont les moteurs du développement économique et social des sociétés humaines. L'égoïsme n'a donc rien d'un "problème" social : c'est une solution. Et un autre économiste, Mandeville, ira plus loin qu'Adam Smith dans cette valorisation des tendances "peu sympathiques par elles-mêmes" de l'être humain. Selon la thèse indiquée par Mandeville dans sa "fable des abeilles", ce n'est pas seulement l'égoïsme humain qui conduit à l'instauration des sociétés les plus développées, les plus civilisées : ce sont bien toutes les tendances détestables de l'être humain : sa méchanceté, sa rapacité, sa violence mêmes sont des atouts pour la société. Les vertus humaines peuvent être économiquement néfastes : mais les vices humains sont des moteurs du développement économique et social.

 Deux remarques pour conclure sur cette "parenthèse" kantienne. La première est que ce développement serait beaucoup trop long pour une explication de texte ; je ne me suis attardé ici sur Kant que pour montrer comment on peut éventuellement mobiliser un autre auteur pour expliquer un texte... et parce que nous avons "la société et les échanges" à notre programme.

La deuxième remarque est qu'il est amusant d'expliquer un texte de Nietzsche en faisant appel à un argument de Kant. C'est amusant, mais c'est risqué. Je vous le déconseille donc vigoureusement par la suite... Ici, le rapprochement n'est pas "faux", puisque Nietzsche connaît et fait référence au corpus théorique qui, de Kant à Adam Smith, pose l'un des socles du libéralisme politique et économique : la recherche (rationnelle) par chacun de son intérêt personnel conduit au développement du système social global. Nietzsche connaît mieux que l'on ne le dit parfois les débats propres au "rationalisme économique" du XIX°.  Reste que, de Kant à Nietzsche, l'écart est le plus souvent infranchissable.... Pour ne reprendre que l'exemple des arbres et de la forêt, Nietzsche répond à Kant, dans les "Fragments Posthumes" de l'époque du Gai Savoir :

"Dans la forêt, l'arbre croît rapidement, avide d'air et de lumière ; mais parce qu'il ne pousse que peu de racines il n'est aussi que de peu de durée ; tandis que les arbres auxquels l'air et la lumière parviennent librement [l'arbre de la clairière], tiennent debout pendant plusieurs siècles : la profondeur et l'expansion des  racines est proportionnelle à la durée. Mais de ce fait, lent essor !" (Nietzsche, Fragments Posthumes, Printemps-automne 1881, 11 [271])

 Et inversement, Kant n'aurait JAMAIS accepté une thèse telle que le déterminisme biologique : pour Kant, l'homme se différencie radicalement de l'animal par le fait qu'il est doté de raison, et il doit chercher à obéir à cette loi de la raison (et de la liberté, nous l'avons vu) qu'est la Loi morale. Admettre la liberté n'est donc pas une hypothèse hasardeuse pour Kant, c'est une obligation qui découle de notre statut d'êtres raisonnables.]

Kant versus Nietzsche : un dessin de Max Meinzold (image glanée sur deviantart.com)

La fin du texte de Nietzsche affirme tout simplement le caractère absolu du déterminisme biologique : non seulement l'obéissance à l'instinct de conservation de l'espèce est un fait... mais il n'est sans doute plus même possible à l'homme de faire autrement. L'homme transgressant l'impératif biologique de sauvegarde de l'espèce n'est plus même concevable pour Dieu : en d'autres termes, c'est une pure et simple contradiction (même Dieu, s'il existe, ne peut pas penser un cercle carré). Dire qu'un homme qui va à l'encontre de l'instinct de conservation constitue une "contradiction", c'est affirmer que l'obéissance à cet instinct fait partie de la nature de l'homme.

Nous retrouvons donc ici, encore une fois, l'opposition frontale de Nietzsche au courant rationaliste : ce qui constitue l'essence de l'homme, ce n'est pas d'être un être raisonnable et conscient : c'est d'un être un être vivant, comme tel soumis à la loi biologique fondamentale. Nature, vie, instinct : on retrouve là trois piliers de l'antirationalisme, que l'on retrouve dans un courant avec lequel Nietzsche a des rapports très, très compliqués : le romantisme.

Une Bande Dessinée qui propose une version romantique, romancée et romanesque de la vie Nietzsche...

En ce qui concerne le travail de mise en perspective du texte, celle que nous avons développée en cours concerne les applications contemporaines de l'idée selon laquelle nos valeurs "morales" sont en dernier lieu déterminées par les exigences biologiques de conservation de l'espèce. Nous avons pris appui sur le texte de N. W. Thornhill, extrait des "Fondements naturels de l'éthique" (sous la direction de Jean-Pierre Changeux), pour montrer comment on pouvait tenter "d'expliquer" l'interdiction (morale) du viol par ses effets éminemment néfastes pour l'adaptation de la femme à son environnement et la transmission optimale du patrimoine génétique (et donc de la conservation de l'espèce).  Pour l'auteur, "on comprend mieux" l'interdiction du viol si on comprend que le viol risque d'endommager l'appareil reproducteur de la femme, qu'il risque de mener au gaspillage des énergies maternelles et qu'il risque de réduire les soins paternels (le mâle humain étant plus soucieux de sa progéniture lorsqu'il est certain qu'il s'agit bien de la sienne).

Voici le texte :


« La réponse générale est probablement que le viol était désavantageux pour nos ancêtres de sexe féminin ; ce qui, en termes évolutionnistes, signifie que le viol réduisait l’adéquation adaptative globale ou le potentiel de propagation génétique des femmes au cours de l’histoire évolutive.
Dans l’histoire évolutive humaine, le viol a pu produire une réduction de l’adéquation adaptative des femmes des quatre manières suivantes. (a) Le viol peut conduire à des blessures pour la victime. (b) Le viol peut réduire la capacité de la femme à choisir le moment et les circonstances de la reproduction, ainsi que l’homme qui sera le père de ses enfants. Quand le viol entraîne la conception et la gestation d’un embryon, les femmes risquent de gaspiller leurs énergies reproductrices limitées dans de mauvaises circonstances (pour le succès de la reproduction) et avec le mauvais partenaire mâle. (c) Le viol circonvient la capacité de la femme à employer le rapport sexuel comme un moyen de s’assurer des avantages matériels de la part des hommes, pour elle-même ou pour ses apparentés. […] Le viol d’une femme déjà liée à un conjoint peut avoir des effets défavorables sur la protection que lui offre son conjoint, ou sur la quantité et la qualité des soins paternels que reçoivent ses enfants. Les hommes font partie des mammifères mâles qui font preuve du plus grand investissement parental, et les soins parentaux prodigués par les deux sexes ont été décisifs pour l’adéquation adaptative de chaque sexe au cours de l’histoire évolutive humaine. Il y a dans les soins paternels, chez l’homme, une discrimination en termes de chevauchement génétique entre l’homme et sa progéniture : les hommes s’occupent davantage de leurs enfants génétiques. Or le viol, réel ou suspecté, rend la paternité incertaine. Dans l’histoire évolutive humaine, cela peut avoir eu des effets négatifs sur le comportement d’un homme vis-à-vis d’une femme et des enfants qu’elle a mis au monde, diminuant par conséquent la reproduction potentielle d’une femme victime de viol.
Nous pensons donc que, du point de vue de la femme, on comprend mieux la critique du viol si l’on prend en considération ses effets négatifs sur l’adéquation adaptative de la femme en ce qui concerne sa reproduction future. »

(Nancy Wilmsen Thornhill, « Nature du traumatisme psychologique consécutif au viol, et quelques implications éthiques » in « Les Fondements naturels de l’éthique », ouvrage dirigé par Jean-Pierre Changeux.)

Attention : le texte ne dit pas que c'est parce que le viol contredit à la conservation de l'espèce qu'il est interdit. Il ne dit pas non plus le contraire. Mais il montre que, dans ce cas précis, l'interdit moral est explicable du point de vue biologique : il est conforme à l'exigence d'adaptation au milieu et à la transmission optimale du patrimoine génétique. Ce texte peut laisser un peu perplexe : mais on doit justement prendre appui sur ce qu'il a d'étrange pour comprendre le problème que pose la morale à la science. De façon (à peine) paradoxale, on pourrait dire que ce texte s'inscrit dans le prolongement de la doctrine des Lumières : fonder l'ensemble des normes humaines sur la raison. 

A leur façon, les auteurs des "fondements naturels de l'éthique" tentent la même chose : appuyer les valeurs morales sur l'impératif biologique (de conservation de l'espèce), c'est donner une explication rationnelle des valeurs morales. Cela semble discutable, mais si l'on refuse de fonder les règles morales sur la religion ("Dieu le permet", "Dieu l'interdit") ou sur la tradition ("c'est la loi de nos ancêtres").... sur quoi pouvons-nous les faire reposer ? Quelle réponse rationnelle peut-on apporter à celui qui demanderait "pourquoi est-il mal de faire souffrir autrui ?" "Parce que Dieu nous l'interdit" ? Scientifiquement non valide. "Parce que nos traditions l'interdisent" ? Scientifiquement non valide. "Parce que j'en suis convaincu"? Scientifiquement non valide. "Parce que tout le monde l'admet"? Scientifiquement non valide.

"Parce que cela nuit à la conservation de l'espèce" ? Discutable, mais au moins, cela ressemble à quelque chose de scientifiquement exploitable....

Commentaires

  • MANKOWSKI
    • 1. MANKOWSKI Le 06/12/2012
    J'aime l'image que vous avez mis en rapport avec la rivalité ! :D (même si le cours date un peu je n'avais pas vu !)