Faut-il croire en la liberté ? La liberté comme idée-force (Fouillée)

Pour terminer notre cheminement consacré au thème de la liberté, nous avons cherché à mettre en lumière une piste permettant de dépasser, en partie du moins, l'opposition stricte entre un déterminisme rationnel et une croyance en la liberté reposant sur des motifs moraux ou religieux. Car, soyons honnêtes, il y a tout de même quelque chose de gênant dans le fait d'affirmer que, rationnellement, la liberté est insoutenable, mais qu'on a l'obligation morale (ou religieuse) de croire qu'elle existe !

Pour trouver notre chemin, nous sommes allés réveiller un philosophe du début du siècle dernier, qui fut fort reconnu en son temps mais que l'on a un peu oublié depuis : Alfred Fouillée. Ce que nous lui avons emprunté, c'est la thèse selon laquelle la liberté constituerait une "idée force". Qu'est-ce à dire ?

Voilà au moins un titre d'oeuvre qui indique clairement l'enjeu abordé...

Le point de départ de Fouillée, c'est l'idée selon laquelle il y a dans la posture déterministe quelque chose de vrai, d'indubitable : c'est que nos actes ne sont jamais gratuits. Si nous commettons un acte, c'est nécessairement parce que nous y avons été incités par une force en nous, par un motif quel qu'il soit. Ce que refuse donc Fouillée, c'est l'idée d'un "libre-arbitre" conçu comme pure capacité à s'auto-déterminer en l'absence de tout motif, indépendamment de toute raison de choisir. Pour Fouillée, si RIEN ne nous incite à choisir tel ou tel comportement, alors le choix est impossible ; si je finis par choisir CE comportement-là, c'est qu'il existe forcément au moins UN motif qui m'a conduit à faire ce choix.

Mais Fouillée va plus loin. Admettons, dit-il, que les motifs de mes choix soient toujours rattachés à ce que je désire. Admettons que mes désirs jouent toujours un rôle dans les choix que j'opère, et qu'une pure volonté totalement séparée du désir soit impossible. Cela justifie-t-il le rejet de la liberté, dans la mesure où je serais toujours déterminé par ces choses que je n'ai pas choisies que sont mes désirs ?

Non. Car ce qui vient gripper cette belle mécanique déterministe, c'est un désir que, de fait, je ne choisis pas et qui s'impose à moi, mais qui pourtant ne détruit pas nécessairement ma liberté. Ce désir, pour Fouillée, c'est tout simplement le désir... de liberté !

 

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Le raisonnement de départ est assez simple : si les déterministes prennent appui sur le fait que je suis toujours déterminé par mes désirs (que je n'ai pas choisis) pour nier l'existence de la liberté, on peut retourner cette arme contre eux en disant que, parmi ces désirs qui me déterminent, se trouve aussi le désir de liberté. Je suis déterminé à désirer... la liberté !

On voit ici comment Fouillée réussit à construire un paradoxe. Mais il ne s'agit encore que d'un paradoxe, pas d'une démonstration :  ce n'est pas parce que je désire la liberté que je suis libre : il faut donc encore montrer que ce désir de liberté conduit bel et bien à l'émergence d'une liberté réelle.

C'est le premier moment de sa démonstration du fait que la liberté constitue bien une "idée-force" : la liberté est l'objet d'un désir qui travaille de lui-même et par lui-même à sa propre satisfaction. En d'autres termes, le désir de liberté est producteur de liberté. Pourquoi ?

Pour le comprendre, il faut saisir en quoi le désir de liberté n'est pas un désir comme les autres. Les déterministes auraient beau jeu de dire : Ok, mais ce n'est qu'un désir de plus parmi tous ceux qui déterminent l'homme : en quoi cela rétablit-il la liberté ? Ce que Fouillée répond, c'est que le désir de liberté s'oppose à l'influence des autres désirs, qu'il vient en suspendre l'effet sur nos actes. En d'autres termes, le désir de liberté vient libérer nos choix de l'emprise de nos (autres) désirs.

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Comme l'illustre à sa manière le pont des arts : c'est parfois dans l'un des barreaux de la cage que se trouve la clé de la liberté !

Le premier effet du désir de liberté selon Fouillée est un effet que l'on pourrait dire "suspensif" : l'esprit qui veut affirmer sa liberté, son autonomie face à toutes les forces qui cherchent à emporter sa décision est d'abord un esprit qui dit : Stop. Il se peut que, spontanément, je sois porté à commettre tel ou tel acte, et qu'un grand tas de bonnes raisons semblent se présenter pour m'obliger à faire ce choix. Mais justement : l'esprit qui veut affirmer sa liberté est un esprit qui sait qu'il pourrait agir de façon contraire, que la décision d'agit de telle ou telle façon n'appartient qu'à lui. L'homme qui désire sa liberté est un homme qui refuse de se laisser immédiatement déterminé, même par les meilleures raisons du monde. A la rigueur, on pourrait dire que le désir de liberté nous pousse à effectuer notre choix, à affirmer notre décision, et non pas celle qui semble découler "naturellement" de telle ou telle évidence, de telle ou telle justification. Le désir de liberté nous porte moins vers ce qui semble être "la bonne" décision, que sur celle qui sera réellement la nôtre.

 Le premier effet du désir de liberté est donc de "bloquer" le processus de décision, de le suspendre, en empêchant le faisceau de raisons, de motivations, d'influences auquel nous sommes soumis d'emporter notre décision. Le désir de liberté n'est donc pas un désir comme les autres, un désir parmi tous ceux qui déterminent nos choix : c'est un désir qui vient s'opposer à tous les autres, qui les empêche de déterminer nos choix.

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Le second effet du désir de liberté est un effet que l'on pourrait dire "négatif", ou contradictoire. L'esprit animé du désir de liberté est un esprit qui cherche à remettre en cause, à tenir à distance, voire à s'opposer aux normes et aux croyances qui lui ont jusqu'ici été inculquées. L'homme qui cherche à affirmer sa liberté est un homme dont l'esprit refuse d'admettre toute croyance dont il n'a pas lui-même testé la validité : c'est un esprit qui refuse d'admettre les "évidences", qui ne sont souvent qu'un autre nom pour les préjugés. Bref, c'est un esprit qui cherche à dire non, à refuser et à réfuter les principes et les valeurs qu'il avait jusque là admises sans chercher à savoir si elles étaient réellement conformes à ce qu'il pensait, lui.

Le deuxième effet du désir de liberté est donc de placer l'individu face à toutes les normes, les valeurs, les croyances dont il s'était jusque là imprégné, pour les remettre en cause. S'agit-il là réellement de mes valeurs ? de mes croyances ? de mes principes ? Seul pourra répondre à ces questions celui qui aura osé remettre en cause jusqu'aux valeurs qui semblaient les plus sacrées. Et ce courage, pour Fouillée, c'est d'abord le désir de liberté qui nous l'insuffle.

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"Freedom", par Anyed (photo glanée sur DeviantART)

Le troisième effet du désir de liberté pourrait être dit "affirmatif". Car le désir de liberté nous conduit à partir en quête de ce que serait, de ce que sera véritablement notre choix face au réel. Celui qui veut affirmer sa liberté doit partir en quête de ce qu'il pense, il doit partir à la recherche des iodées, des croyances et des valeurs qu'il reconnaîtra véritablement comme siennes. Ce qui exige de sa part cette ouverture d'esprit qui conduit à collecter des informations sur le monde et sur les manières de le comprendre : seul pourra opérer un choix qui sera véritablement le sien celui qui connaîtra suffisamment les différents choix possibles ainsi que leur justification. Celui qui ne voit le monde que par le bout d'une seule lorgnette sera toujours d'accord... avec celui qui a construit la lorgnette.

Le troisième effet du désir de liberté est donc de nous pousser sur la route qui nous conduit vers nous-même, de nous inciter au voyage au terme duquel on pourra enfin savoir où se trouve la place que nous avons choisie pour vivre. Comme tout désir, le désir de liberté est une soif, une impulsion ; mais cette impulsion ne nous pousse pas vers là où elle veut aller : elle ne fait que nous inciter à trouver notre propre chemin. Elle ne nous "pouse" donc.. que vers nous-même .

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Formes of feelings, une photographie de Mark-Meir Paluksht : on pourrait dire que l'on naît toujours deux fois : une première fois en venant au monde, une seconde en venant... à nous-même.

Ces trois effets sont assez faciles à illustrer par le cas de l'adolescent qui s'apprête à voter pour la première fois. A quoi va le conduire son désir de liberté ? En premier lieu, le fait même d'aller voter le confronte au fait que son vote n'a de sens que s'il exprime son choix à lui. Se trouver pour la première fois face à une urne, c'est toujours prendre conscience du fait que l'on pourrait voter pour n'importe lequel des candidat(e)s : que nul ne peut choisir à notre place. Vouloir être libre, c'est refuser de dire qu'on "n'a pas le choix" ; c'est aussi refuser de "ne pas choisir" (en n'allant pas voter). Vouloir être libre, c'est affirmer qu'aucun choix ne s'impose à nous et que nous devons donc effectuer notre choix : premier effet du désir de liberté.

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Par ailleurs, tout adolescent de 18 ans qui s'apprête à voter est environné d'une atmosphère politique, en provenance notamment du milieu familial, qui l'incite à voter pour tel ou tel candidat. Un fils d'ouvrier syndicaliste abonné à L'humanité, un fils de grand chef d'entreprise abonné au Figaro baignent l'un et l'autre dans une ambiance politique qui vient peser sur ce premier vote. Mais ce que dicte alors le désir de liberté, c'est une attitude qui consiste à refuser ce déterminisme familial : et si je refuse de me laisser déterminé par mon milieu, alors je dois accepter de remettre en cause ce que ce même milieu a déposé en moi comme des évidences, a inscrit à force de répétition dans mes habitudes de pensée. Le désir de liberté me conduit ici à m'opposer aux forces qui, jusqu'ici, avaient déterminé mes opinions ; lesquelles étaient donc bien des "opinions", et non des jugements réfléchis auxquels je serais parvenu par une démarche de ma pensée. Deuxième effet du désir de liberté.

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Enfin, ce désir de liberté conduira notre adolescent à se demander... ce qu'il pense, lui. Quel est le vote qui exprime mes convictions, mes valeurs, et non celles du journal télévisé ou celles de mon milieu familial ? Or pour le découvrir, il n'y a pas cinquante solutions : l'adolescent va devoir commencer ce (long) travail qui permet, par la confrontation des idées et des argumentations, de forger peu à peu un jugement réfléchi, autonome, sur des questions telles que le temps de travail, l'autonomie des juges, l'âge de la retraite, les services publics, les rapports à l'Europe, la politique énergétique, les minima sociaux, l'accueil des étrangers, etc. Bref : à toutes les questions auxquelles il faudrait au moins avoir sérieusement réfléchi par soi-même pour pouvoir prétendre voter pour un "représentant" ! Je ne peux voter pour quelqu'un qui me représente que si j'ai déjà préalablement déterminé qui je suis, ce que je suis politiquement.  Et c'est à cette quête qu'invite nécessairement le désir de liberté. Un adolescent qui veut assumer son désir de liberté est donc un adolescent qui doit chercher son identité politique... et il ne peut le faire que par lui-même.

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On voit donc en quoi le désir de liberté est un désir producteur de liberté. Ce désir nous conduit à réaffirmer la possibilité d'un choix qui soit le nôtre, il nous pousse à nous libérer de l'emprise des forces qui nous déterminent, il nous pousse vers la découverte de notre propre identité. On comprend donc que, même s'il ne suffit évidemment pas de désirer être libre pour l'être (pour reprendre notre exemple, un individu qui doit choisir entre des candidats qui ont tous été désignés par la même autorité politique, ou auquel on ne propose... qu'un seul bulletin ne peut évidemment pas être considéré comme pleinement "libre" dans son vote), le désir de liberté constitue bel et bien l'impulsion originelle qui nous conduit vers la liberté, vers un accroissement de notre liberté.

Le désir de liberté travaille donc de lui-même à sa propre satisfaction : c'est la première raison pour laquelle la liberté peut être considérée comme une "idée-force".

Mais il y a une seconde raison, qui concerne cette fois la croyance en la liberté. Pour Fouillée, la croyance en la liberté est une croyance particulière, puisqu'elle se donne raison à elle-même. Encore une fois, il ne s'agit pas de dire qu'il suffit de croire que je suis libre pour l'être ; mais, pour Fouillée, c'est parce que je crois que la liberté est possible... qu'elle le devient.


Raisonnons d'abord sur le cas d'un individu pris isolément. Un individu qui considère que, de toutes façons, la liberté n'est qu'une illusion. Que ses actes, ses choix sont déterminés par des paramètres qui lui échappent : son corps, son milieu social, son inconscient, Dieu... il va de soi qu'une telle attitude de pensée ne peut mener qu'au fatalisme : à quoi bon chercher à affirmer ma liberté, puisque celle-ci est impossible ? En d'autres termes, une conception déterministe de l'homme risque fort de nous conduire à ce que Leibniz appelait le "sophisme du paresseux" (un sophisme, c'est un raisonnement mal construit). Celui qui considère par exemple que, quelles que soient ses intentions et ses efforts, rien ne peut arriver qui n'ait été décidé par Dieu ; que ce que Dieu veut arrivera quoi qu'il fasse, etc. : cet individu risque fort d'abandonner tout effort, toute tentative visant à infléchir le cours des événements pour les rendre conformes à sa volonté. Bref : cet individu risque fort de "démissionner", et de se laisser emporter passivement par le cours de l'histoire. En d'autres termes, celui qui croit qu'il n'est pas libre risque bien d'avoir raison, en adoptant une attitude passive et soumise à l'égard des événements.

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[Je passe ici sur le fait que Leibniz attribue ce sophisme aux musulmans, du fait d'une mauvaise interprétation de la (trop) fameuse formule : "incha'Allah". Le sens de cette formule n'a en réalité aucun rapport avec le fait de dire qu'on peut se dispenser de tout effort, puisque de toutes façons "ce qui doit arriver arrivera". Le sens véridique de cette formule est beaucoup proche d'Epicure : n'oublie jamais que le cours des événements t'échappe, et que tu ne peux jamais te rendre maître de l'avenir. L'idée n'est donc pas : "ne fais rien", mais plutôt : "fais ce que tu as à faire, fais ce que tu dois faire : le reste ne t'appartient pas."]

Pour prendre un autre exemple, moins théologique : celui qui considère que de toutes façons, il est colérique (ou jaloux, ou avare, etc.) "par nature", et qu'il n'y a rien à y faire, qu'il "est comme ça" et qu'il serait vain de sa part de chercher à être autrement : celui-là va bel et bien se résoudre à son tempérament, en renonçant à toutes les méthodes qui seraient susceptibles de changer sa façon d'être. Partant du principe qu'il est "soumis" à sa nature, cet homme le sera effectivement, et subira de façon résignée le joug d'un tempérament qu'il n'a pas choisi et qui s'impose à lui. Bref : une pensée déterministe tend à se donner raison à elle-même, en impliquant un comportement qui renonce à ce qui, justement, pourrait donner tort à cette optique déterministe.

Inversement, celui qui croit à la possibilité de la liberté se place déjà sur le chemin qui rend la liberté possible. Prenons l'exemple que nous propose Fouillée, et qui n'est plus individuel mais collectif. Seul un peuple qui croit en la liberté, en sa possibilité, pourra réunir les conditions nécessaires à sa propre libération. Un peuple résigné, soumis, un peuple qui a renoncé à l'espoir de mettre fin au joug d'un pouvoir dictatorial est, cette fois encor, un peuple qui a raison de considérer que la liberté est impossible : car un peuple soumis et résigné est incapable de se révolter, de trouver la force, le courage et la foi nécessaire au renversement d'une tyrannie. Inversement, un peuple au sein duquel se diffuse l'espoir, la croyance dans une libération prochaine, est un peuple qui cultive déjà le germe de cette libération. Il en va des luttes politiques comme de toute lutte : seul celui qui "y croit" peut triompher des forces qui s'opposent à lui.

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La liberté guidant le peuple (Delacroix)

Prenons l'exemple actuel des révolutions au Proche Orient. Ce qui est marquant dans ses révolutions, c'est qu'aucun analyste politique (aucun "spécialiste" du proche orient) ne les avait prévues. Pourquoi ? L'une des raisons en est sans doute le point de vue journalistique que les occidentaux tendent à adopter dès qu'il s'agit de ces pays. Le journaliste n'a pas pour fonction de dire comment les choses pourraient être ou devraient être : il doit se borner à dire comment elles sont. Or cette focalisation sur l'actuel, sur l'actual-ité des événements nous fait oublier le champ du possible... et pire encore : elle tend à ne considérer comme "possible" que la continuation de ce qui est !  Quand un journaliste répète pendant 40 ans, semaine après semaine, que Kadhafi est le dictateur qui règne sur la Libye, il en vient à oublier que Kadhafi pourrait... ne plus l'être. A force de décrire le monde tel qu'il est, il en oublie qu'il pourrait être autrement. A force de lire le présent à la lumière du passé, il en oublie que l'homme est capable de déterminer le présent à la lumière de l'avenir qu'il rêve, qu'il désire, qu'il espère, et en lequel il croit. La foi en l'avenir est le paramètre qui disparaît des analyses journalistiques, et qui leur interdit d'anticiper les événements qui reposent sur cette foi en l'avenir.

Si les peuples du Proche Orient avaient partagé ce point de vue, ils ne se seraient pas révoltés. S'ils se sont révoltés, c'est précisément parce qu'ils ont admis que la liberté était possible, que la fin du joug était pensable, bref : qu'ils ont cru en la liberté. On peut donc dire sans paradoxe que c'est parce qu'ils ont cru la liberté possible qu'elle l'est devenue. La liberté était impossible tant que le peuple se résigne à la considérer comme telle : elle redevient possible dès qu'il recommence à espérer.

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On comprend alors en quoi la croyance en la liberté rejoint par ses caractéristiques le désir de liberté : le désir de liberté nous poussait, par lui-même, vers sa propre satisfaction. Désirer la liberté, c'était déjà emprunter le chemin de la liberté. Il en va de même pour la croyance en la liberté : croire en la liberté, c'est déjà la faire accéder à l'ordre du possible. C'est la seconde raison pour laquelle la liberté peut être conçue comme une "idée-force" : une idée qui travaille par elle-même à sa propre réal-isation, à sa propre matérialisation, par le désir qu'elle suscite, par la croyance qu'elle provoque. Une idée, donc, qui tend par elle-même à descendre du "monde des idées" pour venir transformer le monde réel. dans cette optique, le désir de liberté, la croyance en la liberté ne sont plus seulement des "obligations morales", quoique sans fondements rationnels : ce sont des attitudes de l'esprit qui tendent à donner raison à celui qui en est l'auteur. Tel est l'aboutissement du raisonnement de Fouillée... et de notre cours sur la liberté !

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Ajoutons cependant une remarque : les analyses de Fouillée éclairent les raisons pour lesquelles les deux angoisses fondamentales de tout dictateur sont le désir de liberté, et l'espoir d'une libération. Ce que nous avons dit explique pourquoi ce désir et cet espoir sont les fondements de toute révolte, de toute révolution. On comprend alors pourquoi les deux stratégies fondamentales que tout despotisme se doit d'activer pour écraser les révolutions soient les suivantes : soit faire taire le désir de liberté, soit faire mourir tout espoir de libération.

La seconde est la plus manifeste dans l'histoire, ce qui est logique puisqu'elle prend appui, justement, sur la manifestation de la force de répression. Pour faire mourir l'espoir, le moyen le plus efficace est de donner le spectacle constant et omniprésent de la répression : si chaque tentative de révolte provoque une répression féroce, démesurée, si toute velléité de protestation est immédiatement anéantie, l'espoir meurt. N'essayez même pas : tel est le message que tout despote doit communiquer à son peuple pour obteir sa soumission. Pour rependre le cas du proche Orient, on ne comprend pas la violence de la répression actuellement exercée par els autorités syriennes si l'on n'accède pas à l'idée que la férocité, la brutalité de la répression sont une nécessité. Un pouvoir dictatorial qui se trouve remis en cause n'a pas seulement besoin de "vaincre" les insoumis, de les enfermer ou de les faire taire : car demain de nouveaux résistants se lèveront. Ce sont précisément ces nouveaux résistants que la répression doit vaincre dès aujourd'hui, en les empêchant de naître : et elle ne le peut qu'en parvenant à faire en sorte que les hommes de demain n'y croient plus, qu'ils se résignent au caractère inéluctable, irrésistible de la répression. Il ne s'agit donc plus de réprimer les opposants actuels : il faut traumatiser, au sens strict, les populations, pour qu'elles deviennent incapables de se révolter. C'est généralement lorsque le pouvoir en place passe d'une stratégie de répression à une stratégie de "traumatisation" que les balles en caoutchouc laissent la place aux balles réelles face aux manifestants ; ce fut le cas, par exemple, face aux Indiens en Inde (massacre d'Armitsar), face aux Noirs aux Etats-Unis et en Afrique du Sud, face aux opposants au Chili, etc. C'est actuellement le cas en Syrie.

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Bachar al-Assad (président syrien) juin 2011

Quant à la deuxième cause de révolte qu'est le désir de liberté, les stratégies sont plus insidieuses, mais tout aussi liberticides. On peut penser un monde, comme celui d'Huxley, où les hommes ne désireraient plus êtres libres car ils se trouveraient heureux dans un état de servitude passive. Mais cet univers est avant tout celui des romans : il n'est pas si facile de vaincre en l'homme le désir de liberté, et de parvenir à faire en sorte qu'il se sente heureux tout en le maintenant sous tutelle. Pour faire taire le désir de liberté, il faut réussir à placer les hommes dans une situation telle qu'ils renoncent d'eux-mêmes à ce désir, qu'ils l'étouffent par leurs propres efforts. Et le meilleur moyen d'y parvenir est sans doute la peur. "La peur est sage conseillère" est avant tout le proverbe des tyrans. Car l'homme auquel on parvient à faire peur est un homme qui va tendre à accorder la priorité à une chose qui ne s'obtient toujours qu'au prix de la liberté : la sécurité. Un peuple qui a peur accepte de voir ses libertés réduites au nom de la sauvegarde de sa sécurité.

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La peur est l'instrument politique du contrôle des peuples : c'est la thèse du film de Michael Moore

L'exemple le plus marquant dans les dernières années est sans doute le "Patriot Act" aux Etats-Unis. Il est impossible de comprendre qu'un peuple aussi viscéralement attaché à la liberté (du moins : à la sienne) que le peuple américain ait pu accepter ce type de dispositif législatif sans faire entrer en ligne de compte la peur que les autorités américaines ont su entretenir au sein du corps social. Seule la peur du terrorisme a pu permettre d'instaurer légalement des dispositifs qui permettent aux service de l'Etat d'accéder sans contrôle judiciaire aux données personnelles d'un citoyen ordinaire. La peur n'est pas seulement une occasion pour les dictateurs potentiels : c'est un instrument dont ils peuvent se servir pour obtenir des populations qu'elles acceptent de renoncer à l'exercice de leurs libertés, au nom de la sauvegarde de leur sécurité.

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Un film à voir... et que nous verrons d'ailleurs peut-être ensemble cette année.

Il existe d'ailleurs d'autres raisons qui expliquent le caractère liberticide de la peur, telle qu'elle peut être distillée au sein du corps social par des services d'Etat. Un service de renseignement, par exemple, ne sert pas seulement à surveiller : il peut aussi servir à faire en sorte que les individus se sentent surveillés, et qu'ils soupçonnent leurs voisins, leurs amis, leurs proches de le faire. La peur détruit la confiance entre les hommes ; sans confiance, aucune union n'est possible ; et sans union, aucune révolution n'est pensable.

Un peuple effrayé et résigné : le rêve de tout despote. Un peuple qui désire et qui espère : le fondement de toute révolution !