Déterminisme social et criminalité : la société est-elle coupable ?
On pourrait ouvrir ce développement par l'extrait d'un débat qui opposa, en 2007, un philosophe et un homme politique [l'homme politique en question ayant depuis mis fin officiellement à sa carrière politique, il m'est désormais possible de le nommer : il s'agissait de Nicolas Sarkozy.]
"Philosophe : Je ne suis pas rousseauiste et ne soutiendrais pas que l'homme est naturellement bon. À mon sens, on ne naît ni bon ni mauvais. On le devient, car ce sont les circonstances qui fabriquent l'homme.
Homme politique : Mais que faites-vous de nos choix, de la liberté de chacun ?
Ph : Je ne leur donnerais pas une importance exagérée. Il y a beaucoup de choses que nous ne choisissons pas. Vous n'avez pas choisi votre sexualité parmi plusieurs formules, par exemple. Un pédophile non plus. Il n'a pas décidé un beau matin, parmi toutes les orientations sexuelles possibles, d'être attiré par les enfants. Pour autant, on ne naît pas homosexuel, ni hétérosexuel, ni pédophile. Je pense que nous sommes façonnés, non pas par nos gènes, mais par notre environnement, par les conditions familiales et socio-historiques dans lesquelles nous évoluons.
Hp : Je ne suis pas d'accord avec vous. J'inclinerais, pour ma part, à penser qu'on naît pédophile, et c'est d'ailleurs un problème que nous ne sachions soigner cette pathologie. Il y a 1 200 ou 1 300 jeunes qui se suicident en France chaque année, ce n'est pas parce que leurs parents s'en sont mal occupés ! Mais parce que, génétiquement, ils avaient une fragilité, une douleur préalable. Prenez les fumeurs : certains développent un cancer, d'autres non. Les premiers ont une faiblesse physiologique héréditaire. Les circonstances ne font pas tout, la part de l'inné est immense."
La question n'est évidemment pas de chercher à déterminer qui, du philosophe ou de l'homme politique, a ici raison (dans l'un ou l'autre cas, ce serait contraire à mon devoir de réserve). Ce qui nous intéresse, c'est que cet extrait témoigne de la survivance d'un débat qui opposa deux "camps" dès la naissance de l'anthropologie criminelle : le camp lombrosien du déterminisme matérialiste-corporel, et le camp "lacassagnien" du déterminisme social. Remarquons tout de suite que le débat ne repose pas du tout ici sur une opposition entre déterminisme et liberté, mais entre deux approches déterministes : l'une fait principalement de la criminalité du criminel un produit de sa nature physiologique, de son corps, l'autre fait d'abord de cette criminalité l'effet d'un environnement social (sans qu'aucune des deux postures ne rejette absolument l'influence du paramètre adverse). En ce sens, si l'on peut demander au déterministe "social" : que faites-vous de la liberté ?, il est évident que l'on pourrait poser la même question à celui qui affirme qu'on naît pédophile ou qu'on se suicide à l'adolescence du fait de ses gènes...
C'est l'enjeu du débat qui opposa Lombroso à Lacassagne. Quelle est en effet l'objection que Lacassagne oppose aux idées de Lombroso ? C'est à la mise en lumière de cet argumentaire que visent les trois derniers textes de notre recueil.
Le premier texte, celui de Léonce Manouvrier, affirme tout simplement l'impossibilité pour la constitution corporelle de déterminer par elle-même le destin de l'individu. Attention : Manouvrier ne dit pas du tout que le corps ne détermine rien : il affirme en revanche qu'un même corps prédispose l'individu, non pas à une identité particulière, mais à un ensemble de possibilités d'identité. L'individu réagit toujours "conformément à sa constitution", c'est-à-dire d'une façon conforme à sa nature corporelle. Mais justement, cette nature corporelle est compatible avec beaucoup de réactions différentes. Il est donc absurde de chercher à déterminer si un individu sera ou non un criminel par la seule considération de ses caractéristiques physiologiques. On peut avoir un front bas et fuyant tout en étant honnête homme, tout comme on peut avoir un grand front et être criminel.
Pas du tout lombrosien : un criminel beau (Arsène Lupin)
[En réponse à une (bonne) question formulée de façon différente par plusieurs d'entre vous, on peut illustrer cette thèse de Manouvrier en mettant en lumière le fait que, du héros social au danger social, la frontière est parfois mince. Qu'est-ce qui sépare, par exemple, un pirate d'un corsaire au XVII° siècle ? L'un et l'autre se livrent à des activités, qui, dans leur contenu, sont souvent extrêmement proches ; mais l'un le fait au service de l'Etat, l'autre est un "hors-la-loi" : qu'est-ce qui fait qu'un individu décide d'exercer ses talents dans le cadre de la légalité, ou hors de la légalité ? Pour quelqu'un comme Manouvrier, si l'on examinait les cerveaux de Blackbeard (pirate) et de Henry Morgan (corsaire), on ne trouverait probablement pas de grandes différences... Le cerveau vous dote de capacités, de dispositions, mais c'est d'abord avant tout la manière dont vous utiliserez ces dispositions qui fera de vous un citoyen modèle ou un hors-la-loi. Or, pour Manouvrier, c'est avant tout votre environnement social qui va peser sur cette "orientation professionnelle"...
Le cinéma américain a souvent joué avec cette image de la similitude entre deux personnages qui sont d'autant plus "ennemis" qu'ils sont frères en esprit, voire frères jumeaux. Du grand gendarme au grand bandit, les désirs, les compétences, l'intelligence restent parfois inchangées ; c'est avant tout le milieu social dans lequel l'individu évoluera qui fera de lui un gendarme... ou un bandit. En termes Lacassagniens : le cerveau est le même, mais l'environnement social a changé.]
Une petite scène d'anthologie : Al Pacino et Robert de Niro, frères ennemis dans Heat
C'est donc la mise en relation d'un corps et d'un environnement social qui va faire de l'individu (ou non) un criminel. Remarquons tout de suite que cette corrélation du corps et du milieu ne "sauve" en rien la liberté. L'analogie utilisée par Manouvrier est explicite : de même qu'un instrument de musique fera résonner de la bonne ou de la mauvaise musique selon celui qui en joue, de même l'individu aura un "bon" ou un "mauvais" comportement en fonction du milieu social. Le milieu social est donc ce qui fait résonner l'individu, comme le musicien fait résonner l'instrument. Cela n'exclut pas totalement le rôle du corps (même un grand musicien aura du mal à faire résonner une musique magnifique en jouant sur le dernier des crin-crin), en revanche cela tend bel et bien à évacuer la liberté (il est difficile de rendre un violon responsable de la façon de jouer du musicien...)
C'est cette même affirmation que l'on retrouve, de façon développée, dans le texte de Lacassagne. D'une part, la criminalité du criminel conserve bien un rapport avec son corps, avec sa constitution : l'analogie utilisée par Lacassagne indique bien que le criminel est bien, au départ, un "microbe", c'est-à-dire un type particulier d'être vivant, susceptible d'être néfaste. Mais justement, il ne s'agit que d'une possibilité : rien n'est encore déterminé quant à la dangerosité réelle de l'individu. Un microbe ne devient effectivement néfaste que lorsqu'on le plonge dans un milieu de culture qui le conduit à "fermenter". La fermentation, au XIX° siècle, c'est le processus par lequel un développement particulier, souvent pathogène, se trouve déclenché par l'absence d'oxygène. Louis Pasteur disait de la fermentation qu'elle était "la vie sans l'air". Pour reprendre l'analogie de Lacassagne, on voit donc que ce qui conduit un individu à devenir effectivement un criminel, c'est le fait d'être plongé dans un milieu social privé "d'oxygène", privé de cet élément vital permettant un développement épanoui. Sans entrer dans le détail de la nature de cet "oxygène social", notons simplement que l'oxygène social, ce sera nécessairement tout ce qui permet à un individu de se développer sereinement au sein du corps social, sans être contraint de développer des comportements pathologiques, malsains, du fait de la privation d'éléments nécessaires à sa survie (physique et psychologique).
On peut donc affirmer que ce qui conduit un individu à devenir effectivement un criminel, un criminel en acte, ce n'est ni son corps, ni un libre choix de sa part, mais le milieu social dans lequel il évolue. On voit donc que Lacassagne, sans rétablir la liberté de l'individu, substitue à un déterminisme matérialiste fondé sur des causes corporelles (cerveau, etc.) un déterminisme social fondé sur des facteurs sociaux (pauvreté, etc.). Avec Lacassagne, les causes physiologiques de la criminalité tendent à disparaître, au profit de ce que l'on peut appeler les "facteurs sociaux de la criminalité", les causes sociales conduisant à la criminalité. C'est bien la nature du corps social qui engendre la criminalité, et en ce sens on peut dire que "les sociétés ont les criminels qu'elles méritent".
Les prisons pour mineurs : preuve que l'on naît criminel, ou argument en faveur des facteurs sociaux de la criminalité ?
Bien. Mais en quoi ce changement de déterminisme modifie-t-il la perception du criminel ? Puisque nous ne rétablissons pas la liberté du criminel, qu'y a-t-il de changé concernant le traitement du criminel, le traitement social et juridique de la criminalité ?
C'est tout l'enjeu du texte de Lacassagne : la substitution du déterminisme social au déterminisme matérialiste met fin au "fatalisme" politique. Pour quelle raison ? Dans l'optique d'un déterminisme matérialiste (type Lombroso), le corps de l'individu interdisait toute action "thérapeutique" autre que l'élimination (ou la sélection), puisqu'il était impossible d'agit sur la cause de la criminalité. Il était impossible de "modifier le cerveau" du criminel pour en extraire les causes de la criminalité (on ne pouvait pas "renforcer la région des instincts sociaux", etc.) Le criminel-né était donc un criminel à vie, et le seul traitement social de la criminalité était l'élimination des criminels, éventuellement accompagnée d'une politique eugéniste visant à la non-production de criminels (notamment par la non-reproduction des criminels eux-mêmes).
En revanche, dès que la cause de la criminalité passe du corps à la société, l'action sur la criminalité redevient possible. On ne sait pas agir sur le cerveau, mais on sait agir sur le corps social, sur les structures sociales, par exemple sur les paramètres économiques ou culturels comme la pauvreté ou l'éducation. C'est tout simplement le rôle des politiques publiques de l'Etat concernant les affaires sociales !
"Au fatalisme qui découle inévitablement de la théorie anthropométrique, j’oppose l’initiative sociale". Il n'y avait pas (il n'y a pas) de chirurgie du cerveau permettant de faire d'un cerveau criminel un cerveau honnête. En revanche il existe une chirurgie sociale par laquelle on peut mettre en place des dispositifs permettant de réduire les facteurs sociaux de la criminalité (pauvreté, alcoolisme, etc.) Plutôt que d'éliminer physiquement les criminels, il faut chercher à éradiquer les causes sociales de la criminalité ; plutôt que de stériliser les criminels, il faut empêcher le corps social de produire de la criminalité.
[Pour illustrer notre propos, on pourrait utiliser une image qui n'est pas de Lacassagne, mais qui permet d'établir un parallèle avec l'image de la gangrène mobilisée par Simons dans le cadre du déterminisme matérialiste. Le criminel, ce n'est plus ici le membre gangrené : ce serait plutôt le résultat pathologique d'une maladie auto-immune, par laquelle le corps s'attaque lui-même. Dans une maladie auto-immune, ce sont des processus en provenance des mécanismes du corps lui-même qui donnent lieu à une prolifération d'agents pathogènes ; pour Lacassagne, c'est le corps social lui-même qui produit ces agents pathogènes que sont les criminels. A la thématique de l'amputation se substitue alors une approche thérapeutique, par laquelle on traite le corps pour qu'il cesse de produire les anticorps ou les lymphocites qui attaquent d'autres parties du corps.]
Un lymphocyte "tueur"...
La substitution d'un déterminisme social au déterminisme matérialiste nous fait donc passer d'une stratégie d'élimination-stérilisation des criminels à une politique de réforme sociale, orientée vers la réduction des facteurs sociaux de la criminalité. En ce sens, on peut dire que ce second déterminisme réintroduit bien une forme de liberté. Il ne s'agit certes pas de la liberté individuelle, mais de ce que l'on pourrait appeler une liberté "politique" : la possibilité pour l'homme d'agir sur l'homme, de réformer l'homme, de le détourner de la criminalité, par le biais des institutions de l'Etat.
Qu'en est-il alors de la peine de mort, chère aux Lombrosiens ? C'est un fait, la question de la peine de mort jouera effectivement un rôle de marqueur dans le débat entre "lombrosiens" et "lacassagniens". A quelques exceptions près, les lombrosiens lui sont favorables, alors que les lacassagniens s'y opposent. Pourquoi l'adoption d'un déterminisme social conduit-elle à délégitimer la peine de mort ?
On trouve l'une des réponses dans le dernier texte de notre recueil, celui de Jean Jaurès. Le texte ne cherche pas du tout à tirer parti de l'influence de la société sur la criminalité pour acquitter les criminels, pour les soustraire aux sanctions judiciaires. Ce n'est pas son propos. Ce que cherche à montrer Jaurès, c'est que dès que l'on admet l'idée de facteurs sociaux de la criminalité, dès que l'on admet que le corps social tout entier joue un rôle dans l'histoire qui conduit l'individu vers la criminalité, alors on doit reconnaître l'idée d'une responsabilité sociale à l'égard de la criminalité. Or dire que c'est (du moins en partie) "la société" qui fait de certains individus des criminels, ce n'est pas rejeter la faute sur cet être abstrait que serait "la société", "le système", etc. La société, c'est d'abord (même si ce n'est pas nécessairement que cela) l'ensemble des individus qui la composent. Ainsi, dire que la société est responsable, c'est affirmer la responsabilité collective de tous les citoyens dans la criminalité. Il y a une solidarité dans la justice comme il y a une solidarité dans la criminalité.
Or la peine de mort est incompatible avec la reconnaissance de cette solidarité. La peine de mort, c'est le geste de séparation absolue, d'extraction du criminel par élimination. L'exécution, c'est l'exclusion absolue. Un tel châtiment est donc incompatible avec la reconnaissance d'une solidarité, d'une responsabilité collective par laquelle le citoyen reconnaît que le criminel est bien un membre du corps social, et que dans la mesure où ce comportement est influencé par la nature du corps social, lui-même, en tant que membre du corps, porte sa part de responsabilité. La peine de mort est l'acte par lequel la société dit au criminel : tu n'es plus des nôtres, je ne te veux plus en moi. Reconnaître la part du corps social dans la criminalité du criminel, ce n'est pas innocenter le criminel, ce n'est pas le soustraire à l'action de la justice (ce qui serait une autre forme d'exclusion de la citoyenneté, comme n'ont pas manqué de le souligner certains opposants à l'irresponsabilité pénale des malades mentaux). C'est le punir tout en le maintenant au sein du corps social, c'est l'empêcher de nuire sans le mettre à mort, c'est le condamner tout en reconnaissant que sa culpabilité est toujours, aussi, une culpabilité collective. Tuer le criminel, c'est occulter notre responsabilité ; l'enfermer sans lui retirer sa dignité et sans passer son existence sous silence, c'est reconnaître notre part de responsabilité et garder présent à l'esprit ce que nous devons, en tant que citoyens, travailler à modifier dans la nature du corps social.
Une autre forme, légitime elle aussi, du "devoir de mémoire"...
Ajouter un commentaire