L'insociable sociabilité de l'homme

 

Nous avons pris appui sur l'analyse d'un texte bien connu de Kant, tirée de L'idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique. Il va de soi que vous n'êtes pas obligés de retenir ce titre en entier. Voici le texte :

« L’homme a une tendance à s’associer, car en s’associant il se sent plus qu'homme grâce au développement de ses capacités naturelles. Mais il manifeste aussi une grande propension à s’isoler, car il trouve en même temps en lui une tendance insociable qui le pousse à vouloir tout diriger dans son sens. Et, de ce fait, il s’attend à rencontrer des résistances de tous côtés, de même qu’il se sait par lui-même enclin à résister aux autres. C’est cette résistance qui éveille toutes les forces de l’homme, le porte à surmonter son inclination à la paresse, et, sous l’impulsion de l’ambition, de l’instinct de domination ou de cupidité, à se frayer une place parmi ses compagnons qu’il supporte de mauvais gré, mais dont il ne peut se passer. L’homme a alors parcouru les premiers pas, qui, de la grossièreté, le mènent à la culture. (…) Sans ces tendances insociables, peu sympathiques certes par elles-mêmes, mais qui fondent les résistances qui s’opposent aux prétentions égoïstes de chacun, tous les talents resteraient à jamais enfouis en germes. Remercions donc la nature de nous avoir dotés d’une humeur peu conciliante, et d’une vanité rivalisant dans l’envie, d’un appétit insatiable de possession ou même de domination ; car sans cela les meilleures dispositions de l’humanité seraient étouffées dans un éternel sommeil.     (Kant, Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, (extrait de la quatrième proposition)

 

Pour Kant, l'homme est donc animé de deux tendances opposées. Une tendance "sociable", qui le pousse à entrer en société avec d'autres individus. En quoi l'homme est-il "sociable" ? Non parce qu'il aime les autres hommes, parce qu'il leur est sympathique, etc. Mais parce que, lorsqu'il s'associe avec eux, il devient "mehr als Mensch" (je laisse aux germanistes le soin de traduire cette formule) grâce au développement de ses capacités. Ce qui intéresse l'homme dans l'association, c'est donc avant tout l'accroissement de sa puissance ; et, de fait, on peut bel et bien dire que "l'union fait la force", puisque la force d'un groupe est supérieure à la somme des forces des individus qui le composent. En m'associant avec d'autres individus, je peux chasser le mammouth, chose qu'il m'est totalement impossible de faire par moi-même.

 

Il faut faire bien attention à ce que dit le texte : le développement de ses capacités naturelles, ce n'est pas ce que vise l'homme qui entre en société. L'association permet bien à chacun de développer ses facultés, mais ce n'est pas pour cette raison que l'homme entre en société. Ce qu'il vise, c'est d'être "mehr als Mensch", c'est-à-dire d'abord accroître sa puissance. Cette remarque est importante, car le texte repose précisément sur l'idée selon laquelle l'homme ne cherche pas spontanément à développer ses facultés naturelles. Comme le dit explicitement Kant dans ce texte : l'homme est naturellement paresseux, fai-néant.

 

Parfois, même la paresse peut conduire à la pleine exploitation des facultés intellectuelles...

 

En quoi l'homme est-il en revanche "insociable" ? Là encore, si l'homme est insociable, ce n'est pas parce qu'il "n'aime pas" les autres hommes. C'est d'abord et avant tout parce qu'il veut "faire ce qu'il veut", c'est-à-dire n'obéir à personne d'autre que lui-même, ne se soumettre qu'à ses propres règles. Or toute vie en collectivité impose des contraintes, dont la première vient du fait que les autres, eux aussi, veulent faire ce qu'ils veulent (et qui n'est pas forcément ce que je veux, moi). L'homme est naturellement égoïste : il veut s'accaparer les biens qu'il trouve, il veut soumettre son environnement à sa volonté. Dans la mesure où les autres individus sont animés du même désir, la coexistence des individus implique donc une forme d'antagonisme, de rivalité. Chacun tente d'imposer sa volonté aux autres, qui lui résistent, et chacun résiste aux tentatives identiques des autres.

 

On pourrait alors être tenté de se dire que la nature est mal faite du moins en ce qu concerne l'homme : il ne peut, par nature, se passer des autres, mais son rapport à eux est nécessairement conflictuel. Mais justement, nous dit Kant : c'est bien ce qui montre que la nature... est bien faite !

 

Car l'homme, comme le rappelle Kant, est naturellement paresseux. Ce qui signifie qu'il n'est pas naturellement poussé à travailler, à exploiter et développer ses facultés ; l'homme, s'il n'y était pas contraint par quelque force, intérieure ou extérieure, resterait dans sa "barbarie primitive", dans un état de non-développement radical de ses capacités. Qu'est-ce qui le pousse, dès lors, à exploiter ses facultés ? Pour Kant, la réponse est simple : c'est justement la situation de concurrence, de rivalité dans laquelle il se trouve face aux autres individus. Le seul moyen, pour l'homme de parvenir à satisfaire sa tendance "sociable" (en entrant en société) tout en donnant satisfaction à sa tendance "insociable" (la volonté de faire tout ce qu'il veut, de s'approprier tous les biens, etc.), c'est... de s'imposer. Or ce n'est pas en restant à ne rien faire que l'on échappe à la domination des autres et que l'on parvient à les dominer ; pour s'imposer au sein du corps social, l'homme doit acepter le jeu de la compétition, de la concurrence, de la rivalité : il doit donner "le meilleur de lui-même" en exploitant à fond ses capacités pour parvenir à se hisser au-dessus des autres

 

La nature est donc bien faite, puisqu'elle nous a animés de deux tendances contraires dont la tension nous pousse à déveloper nos facultés. L'égoïsme, la cupidité, le désir de domination ne sont certes pas "sympathiques" par eux-mêmes ; mais ce sont les moteurs du développement individuel de l'homme. Kant utilise une image très parlante : celle de l'arbre des forêts. L'arbre qui pousse tout seul dans sa plaine pousse généralement bas et tordu, par opposition à l'arbre des forêts qui, lui, pousse haut et droit. Pourquoi l'arbre des forêts est-il plus haut et plus droit que l'arbre de la plaine ? Tout simplement parce que sa coexistence avec d'autres arbres le place en situation de concurrence pour la lumière : pour accéder à la lumière, il doit se hisser au-dessus des autres : et c'est cette rivalité qui le conduit à pousser haut et droit. Il en va de même pour les hommes : c'est parce que les hommes sont en situation de rivalité pour l'accès à des places dominantes (des "places au soleil") qu'ils surmontent leur paresse naturelle et exploitent leurs capacités. 

 

On retrouve donc ici le caractère paradoxal qui relie l'homme au travail ; l'homme n'est pas naturellement enclin à travailler, à exploiter pleinement ses capacités : il est naturellement paresseux. mais c'est néanmoins sa nature qui le pousse à travailler, puisque cette natrue paradoxale (à la fois sociable et insociable) le conduit à entrer dans le jeu de la compétition sociale. Ce paradoxe est lié dans ce texte à un autre paradoxe : c'est que ce qu'il y a de meilleur en l'homme ne doit son développement qu'à ce qu'il y a de pire en lui.

 

C'est parfois de ce qu'il y a de pire en l'homme que naissent les plus belles oeuvres : "Carcasse de viande et oiseau de proie", de Francis Bacon.

Car ce n'est pas seulement le développement de l'individu qui découle de la rivalité ; c'est par là même le développement des sociétés humaines. A travers le développement de l'individu, c'est l'humanité en général qui évolue et qui progresse. En développant ses capacités, l'homme développe notamment sa raison et sa sensibilité ; et en développant sa raison et sa sensibilité, il développe à la fois son intelligence scientifique et technique, mais aussi sa créativité artistique ; plus encore, si les rapports sociaux entraînent le développement de la rationalité, cette rationalité peu à son tour s'attacher à rationaliser, à rendre plus rationnels et raisonnables les rapports humains. Bref : par le développement de ses capacités induit par la rivalité sociale, l'homme développe peu à peu la science, la technique, l'art, et les institutions : il se "civilise". Tel est donc le second paradoxe : le moteur qui nous pousse de la "barbarie primitive" à la "culture", ce qui conduit l'homme à devenir toujours plus civilisé, ce sont des tendances qui, en elles-mêmes, semblent s'opposer à toute idée de "civilité" : l'égoisme, la cupidité, l'instinct de domination.

 

Pour résumer, on peut donc dire que, chez Kant,

     a) l'homme n'est pas naturellement travailleur, mais qu'il est naturellement conduit à travailler 

     b) sa nature le conduit ainsi peu à peu vers la culture, sachant que ce qui, dans la nature de l'homme, le pousse vers la culture et la civlisation, c'est précisément ce qui, en lui, semble le moins "civlilisé" !

 

C'est parfois parce qui est obscur en nous que nous pouvons parvenir à la perfection...

Voilà ce que l'on peut dire du texte de Kant lui-même. Mais on peut aussi suggérer le rôle que ces idées vont jouer dans le développement ultérieur de la pensée européenne, et tout particulièrement de la pensée économique. Si l'on prend en effet deux des thèses majeures du texte :

 

     a) L'égoïsme individuel, la recherche par chacun de son intérêt, est le moteur du développement individuel et collectif des sociétés humaines

     b) c'est la rivalié, la concurrence entre les individus qui pousse chacun à exploiter pleinement ses capacités

On peut voir sans difficultés en quoi ces deux thèses se situent au coeur de la pensée économique classique, telle qu'elle s'élabore, par exemple, chez Adam Smith. Pour Adam Smith, c'est bien la recherche par chacun de son intérêt personnel (ce que les économistes appelleront ensuite : la maximisation de son utilité sous contrainte) qui est le moteur des échanges économiques. La logique de l'échange social économique, ce n'est ni la charité, ni la générosité : c'est l'égoïsme. Pour reprendre un exemple d'Adam Smith, lorsque je vais voir mon boulanger, ce que je vise avant tout, c'est mon intérêt, c'est-à-dire le fait d'obtenir le meilleur pain au meilleur prix. Et lui voit, lui aussi, son intérêt de commerçant.

Mais il y a plus. Qu'est-ce qui fait que le boulanger va "donner le meilleur de lui-même" ? C'est qu'il est en situation de concurrence avec les autres boulangers. Si un autre boulanger vend un pain de meilleur raport qualité-prix, mon boulanger sait que je risque fort de cesser de me rendre chez lui. Par conséquent, le jeu entre mon égoïsme et son égoïsme le pousse à vendre le meilleur pain possible au meilleur prix possible. La concurrence entre les boulangers pousse donc les boulangers à donner le meilleur d'eux-mêmes, ce qui est une bonne chose pour moi, et pour le secteur boulangerie en général.

 

Une question subsiste : le développement technique dela boulangerie est-il toujours une bonne chose pour le consommateur ?

Mais plus encore : que va-t-il se passer du fait de la concurrence entre les boulangers ? Le jeu de la concurrence va conduire tout naturellement, et sans que personne ne le recherche explicitement, au fait que les meilleurs boulangers, les plus compétents (les plus doués et les plus travailleurs), vont prospérer. Alors que les moins compétents (les moins doués et les moins travailleurs) vont faire faillite. En d'autres termes, le jeu de la concurrence va faire en sorte que le secteur "boulangerie" ne soit occupé que par les professionnels les plus compétents, les autres étant réorientés vers des secteurs dans lesquels ils seront plus "compétitifs". Bref, le jeu de la concurrence nous rapproche naturellement de la "justice" au sens que Platon donnait à ce terme : pour Platon, une Cité juste est celle dans laquelle chacun occupe la place qui lui convient-revient, le poste social qui correspond à sa nature, à sa compétence, à son domaine d'excellence, ce que les Grecs appellent : son "arêtê".

 

On voit ainsi comment la logique de l'échange économique, telle qu'elle se construit avec Adam Smith, radicalise dans le champ économique les idées de Kant : l'égoïsme des individus et la concurrence entre individus sont les moteurs du développement économique et social des sociétés humaines. L'égoïsme n'a donc rien d'un "problème" social : c'est une solution. Et un autre économiste, Mandeville, ira plus loin qu'Adam Smith dans cette valorisation des tendances "peu sympathiques par elles-mêmes" de l'être humain. Selon la thèse indiquée par Mandeville dans sa "fable des abeilles", ce n'est pas seulement l'égoïsme humain qui conduit à l'instauration des sociétés les plus développées, les plus civilisées : ce sont bien toutes les tendances détestables de l'être humain : sa méchanceté, sa rapacité, sa violence mêmes sont des atouts pour la société. Les vertus humaines peuvent être économiquement néfastes : mais les vices humains sont des moteurs du développement économique et social.

 

 

Attention : ces idées ne sont pas énoncées par Kant lui-même : elles appartiennent à un champ théorique qui lui succédera (Kant parle très, très peu d'économie). Mais on voit comment, de l'insociable sociabilité, on peut passer sans heurts aux thèses fondamentales du libéralisme économique. Il n'y a pas de conflit, dans la pensée d'Adam Smith, entre la recherche par chacun de son intérêt privé et le développement de l'intérêt général : la recherche par chacun de son intérêt conduit à l'instauration d'une société dans laquelle l'intérêt général est maximisé (il est dans l'intérêt général que les boulangeries soient occupées par les boulangers les plus compétents, qui offrent le meilleur rapport qualité-prix). Et dans la mesure où le jeu de l'égoïsme et de la concurrence mène spontanément au développement socio-économique optimal des sociétés humaines, l'Etat n'a guère besoin d'intervenir dans la sphère des échanges économiques (l'individu n'a pas besoin d'incitations fiscalespour laisser libre cours à son égoïsme naturel) ; ce à quoi il devra avant tout veiller, c'est à un bon fonctionnement du mécanisme de la concurrence. Par exemple, il devra veiller à ce que ne se forment pas de "monopoles", qui détruisent le jeu de la concurrence et donc nuisent à l'optimisation du marché (un monopoleur peut vendre un moins bon pain à un moins bon prix, puisque de toutes façons je suis obligé d'aller chez lui...) C'est en maintenant les individus dans une situation de concurrence perpétuelle qu'on les pousse à donner le meilleur d'eux-mêmes, etc. Tels sont bien les principes du libéralisme, voire du néolibéralisme (je n'entre pas ici dans le détail de cette distinction).

 

 

Encore une fois, il n'y aurait aucun sens à dire de Kant qu'il est un penseur "néolibéral" ; le courant du libéralisme économique ne trouve chez lui que l'un de ses fondements théoriques, et l'on peut aussi bien mobiliser Kant pour réfuter certaines thèses du libéralisme ; on peut ainsi rappeler que, pour Kant, aucun impératif "pragmatique"  (efficacité économique, compétitivité, etc.) ne peut justifier l'adoption d'un comportement qui serait en désaccord avec la loi morale. Pour Kant, l'efficacité économique ne peut jamais justifier une violation de la loi morale. La nature égoïste des hommes est un moteur fondamental de l'accès à la culture ; mais justement, pour kant, cet accès à la culture doit mener l'homme jusqu'à un stade de développement au sein duquel il sera capable de maîtriser ses instincts égoïstes par la raison. L'égoïsme pousse l'homme à développer sa raison ; mais le développement de la raison doit pousser l'homme à maîtriser son égoïsme. L'homme "rationnel" vers lequel tend l'histoire chez Kant n'est pas un "homo oeconomicus", un agent rationnel qui cherche à maximiser son intérêt. C'est un homme "raisonnable", qui sait soumettre ses inclinations instinctives à sa raison ; c'est-à-dire avant tout : à la morale.

 

Une affiche du CCFD pour la souveraineté alimentaire