Homo faber, homo sapiens

Nous sommes repartis de la nature de l'homme comme animal technique, et plus particulièrement de l'homme comme animal qui produit ces "objets-à-transformer-la-nature" que sont les outils. Pour Bergson, c'est bien à cette nature "d'homme-qui-fabrique" avec des outils, c'est-à-dire à l'homo faber, que nous renvoie l'étude objective de ce qui caractérise, depuis l'origine jusqu'à nos jours, l'être humain. 

Que nous dit Bergson ? Il prend appui sur le débat qui a eu lieu lors de la découverte des outils en silex dans les alluvions de la Somme. Bergson n'entre absolument pas dans le débat : il se borne à mettre en lumière le présupposé implicite sur lequel s'accordent les belligérants. Les deux partis s'accordent en effet à reconnaître que, s'il s'agit bien d'outils, alors cela implique la présence de l'homme. En d'autres termes, il y a unanimité concernant l'implication : outils --> homme. La question était donc de savoir s'il s'agissait bien... d'outils. Et il est intéressant de noter que, pour que la démonstration soit complète, il fallait donc trouver des ossements humains ; car à leur tour, ces ossements démontreraient que les pierres taillées étaient bien des outils. Il y a donc bien, dans l'esprit des protagonistes, accord sur une double implication : outils --> homme, homme --> outils.

[Pour la petite histoire, Boucher de Perthes, de son vrai nom Jacques de Boucher de Crèvecœur de Perthes, a tellement incité ses ouvriers à trouver des ossements humains près de nouveaux outils (l'incitation était également financière)... qu'ils ont fini par les trouver. Plus précisément, ils ont trouvé des dents, un demi-maxiliaire inférieur, et deux haches. Il est normal qu'ils les aient trouvés, puisque ce sont eux qui les ont placés !]

S'il y a outils, il y a homme ; s'il y a homme, il y a outils. En bonne logique, cela s'appelle une définition : si l'homme est le seul être qui produit des outils, mais que tout homme produit des outils, on peut considérer que le fait de produire des outils définit l'homme. Bergson peut donc très légitimement prendre appui sur ce débat pour mettre en lumière la définition implicite de l'homme comme "homo faber".

Un non-humain qui produit des outils : l'Orque. Heureusement pour Bergson, il n'existe pas.

 Bergson remarque dans la suite du texte que cette caractérisation est aussi valide aujourd'hui qu'elle l'était à l'aube de l'humanité. Pour Bergson, notre vie sociale "gravite autour de la fabrication et de l'utilisation d'instruments artificiels" ; en d'autres termes, la production et l'utilisation "d'instruments artificiels" permettant de transformer la nature constitue bien une dimension fondamentale des sociétés humaines (et par conséquent de l'homme lui-même).

Une illustration très parlante de la thèse de Bergson

On peut remarquer que la paléontologie nous propose une conception très "bergsonienne" de l'être humain. Si l'on jette un rapide coup d'oeil à ce qui permet aux paléontologues de dater l'apparition de l'homme sur terre, c'est-à-dire de différencier radicalement l'homme de l'animal, on s'aperçoit que la production d'outils joue un rôle décisif. Ce qui différencie en effet le "dernier" non-homme (l'australopithèque) du "premier" homme (l'homo habilis, il y a environ 2.5 millions d'années), c'est que l'homo habilis produit des outils (ce que ne fait pas l'australopithèque).

Et cette caractérisation technique ne se dément pas par la suite. L'homo erectus ? Il est le premier à conserver le feu... Par ailleurs, si l'on jette un rapide coup d'oeil aux grandes périodes que nous livre la paléontologie, le critère est toujours le même : "paléolithique", signifie "âge de la pierre ancienne" (pierre taillée), "Néolithique" signifie âge de la pierre nouvelle (pierre polie). Ceci, c'est pour la préhistoire ; mais à quand fait-on remonter l'histoire ? Encore une invention technique : l'écriture !

Bref, la manière dont l'homme appréhende son apparition et les grandes étapes de son évolution témoigne de ce qui constitue le critère fondamental par lequel l'humanité se trouve identifiée : avant d'être un animal politique, un animal social, un animal qui rit, un animal qui parle, un animal qui fait de sa sexualité un jeu, etc.,  l'homme est un animal technique, un être-qui-produit-des-outils : un homo faber.

"L'envers" de l'homme ; l'animal qui ne faber  rien du tout : le paresseux !

Il susbsiste néanmoins une ambiguïté dans le texte de Bergson, liée à sa conclusion. Bergson nous dit en effet : "si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l'histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l'homme et de l'intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber." L'homme serait donc un animal qui fabrique, notamment des outils, plus qu'un être qui connaît, qui pense. Pourtant, le texte ne cesse de mettre en rapport, même dans cette dernière phrase, capacité technique de l'homme et intelligence  humaine. Ce qu'affirme donc Bergson, ce n'est donc pas que l'homme est un animal technique avant d'être un animal intelligent, mais que l'intelligence de l'homme est d'abord une intelligence technique (une intelligence-pour-produire), avant d'être une intelligence scientifique (intelligence-pour-savoir). L'homme serait, par nature, davantage ingénieur que penseur, davantage technicien que savant ou philosophe.

Bien. L'intelligence humaine serait donc, fondamentalement, une intelligence technique. Il nous reste à montrer la réciproque : en quoi la transformation de la nature par l'homme est-elle, par elle-même, transformation intelligente ? Qu'est-ce qui fait du travail humain un travail "intelligent", fondé sur la raison et la conscience ?

Pour le montrer, nous avons pris appui sur un texte de Marx, que voici.

Marx commence par donner une définition du travail humain ; le travail est :

     a) une activité de transformation de la nature,

     b) qui repose sur un effort, c'est-à-dire sur une dépense d'énergie,

     c) qui vise l'assimilation de la nature, c'est-à-dire sa mise en forme de manière utile à l'homme.

Un effort de transformation de la nature conformément à une fin utile : telle est donc la nature originaire du travail  pour Marx. Il ne s'agit encore que du travail manuel, puisque c'est bien la matière qu'il s'agit de transformer en utilisant les forces corporelles.

Mais précisément : Marx remarque que, en transformant la nature par son travail, l'homme se transforme également lui-même. Le travail n'est donc pas seulement un rapport de l'homme à la nature, mais aussi un rapport de l'homme à lui-même. En transformant la nature, c'est sa nature que l'homme transforme. Encore faut-il s'entendre sur ce que Marx entend ici par "transformer sa nature" : s'agit-il d'une mutation ? d'une métamorphose ? Non : la suite du texte nous indique qu'il s'agit en réalité d'une réalisation de sa nature, au sens qu'Aristote aurait donné à ce terme. Rappelons que, pour Aristote, la "nature" d'une chose, c'est ce qu'elle est lorsqu'elle a atteint sa pleine maturité, lorsqu'elle a développé toutes les potentialités contenues dans son essence (ainsi, la nature de la société humaine, c'est la Cité). On pourrait donc dire ici qu'en travaillant, l'homme réalise, accomplit sa nature, puisque, pour Marx, le travail  "développe les facultés qui y sommeillent".

Cest donc par le travail que l'homme réalise, actualise les facultés qui sommeilllent initialement en lui. C'est en transformant la nature par son travail que l'homme réalise la sienne.

Mais justement : la nature pleinement réalisée de l'homme n'est elle pas une nature d'être doté de conscience, de raison et de volonté ? Ne faut-il pas, par conséquent, que ces facultés se trouvent impliquées dans le travail humain pour qu'elles puissent s'y trouver "cultivées" ?

C'est ce que nous enseigne la suite du texte, qui cherche à mettre en lumière le caractère spécifique du travail humain. Pour Marx, ce n'est pas la qualité de l'oeuvre produite qui permet de différencier l'oeuvre humaine du produit de l'activité animale. Pour ne reprendre que l'exemple de l'araignée, l'homme est (encore aujourd'hui) incapable de produire un fil dont les propriétés seraient comparables à celui que produisent les araignées pour tisser leur toile. Ce fil est à la fois souple, extensible, et d'une résistance inégalable, puisqu'il est 5 fois plus résistant que l'acier ! Par ailleurs, il est produit par l'araignée sous forme liquide, ce qui le rend modulable en fonction de l'usage visé. Les possibilités d'utilisation d'un matériau de ce genre sont infinies... et c'est ce qui a d'ailleurs conduit les canadiens à envisager de le produire sous forme industrielle. Non pas en construisant des "usines à araignées" (elles sont trop peu sociables), mais en modifiant génétiquement des chèvres pour qu'elles produisent la protéine magique dans leur lait. Ainsi sont nées, au canada, les chèvres-araignées : un animal transgénique sympathique !

 

La chèvre-araignée...

                  ...et Spider-Goat !

 

 

 

 

 

 

 

Ce n'est donc pas la qualité de sa production qui spécifie le travail humain. C'est son mode de production, qui repose sur un double travail de conception et de confection. Ce que dit Marx, c'est que, dans le travail humain, le concept de l'objet préexiste à sa réalisation. Pour renverser la formule que Sartre appliquera à l'homme (et que lui-même conçoit comme un renversement de ce qui vaut pour tout objet créé par l'homme) : dans les produits du travail humain "l'essence précède l'existence" ; ou encore, comme le dira Alain, l'idée précède et règle la réalisation de la chose.

C'est donc bien la conscience de l'homme qui se trouve impliquée dans le travail humain et qui le différencie de toutes les activités de production animales. L'idée, le concept de l'objet se trouve élaboré (conception) dans l'espace de la conscience avant d'être produit (confection) ; plus encore, c'est cette "image mentale", ce concept qui sert de modèle, de référence à la production : la fabrication concrète ne fait que dérouler dans la réalité un processus de construction qui se trouve déjà constitué dans la conscience.

Mais ce n'est pas seulement la conscience qui se trouve alors impliquée. Outre le rôle évident de la raison, qui permet ici de produire un concept efficient et d'en calculer logiquement les étapes de réalisation, c'est bien l'articulation conscience-volonté qui se trouve mise en jeu. Car pour produire l'objet dont il a formé le concept, l'homme doit projeter ce concept comme objet à  réaliser, comme tâche à accomplir, comme but à atteindre. Il doit donc se projeter lui-même dans l'avenir, poser un objectif à atteindre et se soumettre jusqu'à l'étape finale, aux exigences qu'imposent sa réalisation. L'effort sur lequel repose le travail n'est donc plus une simple dépense d'énergie musculaire, comme c'était le cas dans la forme initiale du travail. Le travail repose à présent sur un triple effort :

     a) l'effort du corps (tension des muscles, etc.)

     b) l'effort de la conscience (élaboration d'un concept et d'une méthode de production (raison) et focalisation de la conscience sur le but à atteindre et les étapes de sa réalisation ; cet effort de focalisation de la conscience s'appelle l'attention.)

     c) l'effort de la volonté (soumission aux exigences qu'impose la réalisation de l'objectif)

Ce sont donc bien les facultés proprement humaines qui se trouve impliquées dans la nature du travail humain, et qui le différencient des activités animales ; ce sont les facultés humaines qui se trouvent mises "au travail" dans le travail humain  On comprend ainsi comment le travail peut jouer son rôle de "culturation" de l'homme, de réalisation de la nature humaine par le développement des facultés qui y sommeillent. Le travail de l'homme sur la nature est bien, aussi, un travail de l'homme sur lui-même, par lequel celui-ci développe ses facultés naturelles : rendre la nature conforme à nos fins, c'est nous rendre nous-mêmes adéquats à notre nature ; cultiver le monde, c'est se cultiver soi-même.

Transformer la nature, c'est accéder à la culture.

Une caricature de Jiho, visant la "sacralisation" du travail dans le monde moderne

Et l'on peut, pour terminer, revenir sur l'affirmation initiale de Bergson. Bergson nous disait que, à bien y regarder, l'homme était sans doute davantage homo faber qu'homo sapiens. Nous venons de voir que :

     a) l'homme ne pouvait être homo faber que parce qu'il était un homo sapiens, c'est-à-dire un être doté de raison, de conscience et de volonté.

     b) l'homme développait sa nature d'homo sapiens à travers son travail d'homo faber.