La construction de l'identité

Le cogito cartésien nous a appris que le sujet humain était avant tout une "chose qui pense". Mais comme qualifier cette chose ?

Pour le savoir, nous sommes repartis des commencements de la formation de l'identité, c'est-à-dire de la manière dont chacun d'entre nous a appris à se constituer en tant que sujet. Or apprendre à se poser soi-même comme sujet, c'est d'abord apprendre à se constituer en tant qu'individu. Comme l'indique l'étymologie (latine) du terme, l'individu est d'abord une chose in-divise, c'est-à-dire un tout unifié, une unité délimitée. Or l'enfant en bas âge ne peut pas se saisir lui-même comme une unité finie : même lorsqu'il apprend à poser l'existence d'un monde "extérieur" à lui (lorsqu'il apprend à considérer ses sensations sous l'angle de cette hypothèse, dont nous avons vu qu'elle n'avait rien de proprement scientifique), il n'en devient pas pour autant lui-même une totalité.

L'enfant de 6 mois ne sait pas qu'il occupe, dans ce monde, un espace délimité. Il prend peu à peu conscience de son corps, puisque certaines "choses" qu'il voit (ses bras, ses jambes, etc.) lui procurent des sensations quand (par exemple) elles entrent en contact avec d'autres choses, ou réagissent à certains de ses actes de pensée. Mais cela ne fait pas de ce corps un tout unifié et délimité. A ce stade, les psychanalystes et les pédiatres (ou les deux en même temps, comme dans le cas de Winnicott) parlent d'un "corps morcelé". L'enfant comprend que ses sensations sont associées à un ensemble d'éléments, mais ces éléments corporels ne constituent pas encore UN corps.

C'est ce qui explique l'importance de ce stade appelé "stade du miroir". Le stade du miroir, qui se situe approximativement entre 6 et 18, voire 24 mois, est l'étape du développement psychologique par laquelle l'enfant va apprendre à se saisir lui-même comme un individu, comme une totalité finie située dans l'espace. Il va le faire en se reconnaissant lui-même dans le miroir, chose qu'il est peut-être le seul être vivant à savoir faire. Mais attention : le bébé ne se dit pas : "tiens, mais c'est moi !" Puisque précisément, le bébé ne sait pas qu'il est un "moi-individu" avant de se contempler dans le miroir. Si l'enfant se reconnaît, c'est d'abord au sens où il se découvre dans le miroir comme ce corps unifié qu'il regarde.  L'enfant peut se voir comme une unité, une totalité : un individu. Et par conséquent, il peut désormais "se voir", c'est-à-dire se considérer, se saisir lui-même comme un individu.

 

[Il est évident qu'il serait donc totalement meurtrier, d'un point de vue psychologique, de proposer à l'enfant des miroirs brisés, dans lesquels il ne se contemplerait que sous une forme morcelée. Cela reviendrait à renouveler, sous une forme plus radicale, l'expérience malencontreuse de ce psychologue qui, face à une classe de maternelle, s'était amusé à démembrer (sans violence) le corps de la poupée à l'aide de laquelle il venait de raconter une histoire. Les enfants de maternelle n'en sont plus au "stade du miroir" : mais ils continuent à construire l'image de leur propre corps en s'identifiant aux modèles corporels qu'ils contemplent : en démembrant la poupée, le gentil psychologue a tout simplement morcelé l'image que les enfants venaient de produire de leur prorpe corps... d'où une crise d'angoisse généralisée !]

Les trois idées importantes sont ici :

     a) le fait de se poser soi-même comme un individu est le résultat d'une construction de l'esprit humain

     b) le fait de se poser soi-même comme individu exige la médiation du monde extérieur (le passage par le miroir) : ce n'est pas "l'introspection" qui peut conduire l'enfant à se saisir comme individu.

     c) le fait de se poser soi-même comme individu repose sur la saisie d'une image : c'est en contemplant l'image de mon corps que j'apprends à me considérer moi-même comme un individu, une totalité unifiée.  C'est par le biais d'une image que j'apprends me construire comme un sujet individuel.

En résumé, on peut donc admettre que la formation du "Moi" en tant qu'individu est une construction de l'esprit, fondée sur le recours à une image en provenance du monde extérieur. Pour le dire autrement, je prends conscience de mon individualité en m'identifiant à une image.

Retenons cette idée, et passons à la constitution du sujet en tant qu'identité. Le fait de se saisir en tant qu'individu permet d'éclairer "ce que je suis" en tant que sujet humain. Mais cela ne répond en rien à la question de savoir QUI je suis. Pour poursuivre notre démarche, comment l'enfant prend-il conscience de son identité, du fait qu'il est "quelqu'un", et non une simple chose ?

Pour Donald Winnicott, un psychanalyste-pédiatre britannique du XX° siècle, c'est une autre forme de miroir qui intervient ici. Pour Winnicott, ce qui permet au bébé de se saisir comme un sujet doté d'une identité propre, c'est d'abord le regard de la mère. En la regardant, l'enfant "se" voit dans les yeux de sa mère, il se voit "à travers" ses yeux, c'est-à-dire qu'il prend conscience qu'il est quelqu'un (qu'il est un "qui") en observant les réactions qu'il suscite chez elle.

(Encore un tableau de Klimt : La mère et l'enfant)

L'idée est simple. L'enfant est bien évidemment incapable de se prêter à lui-même des "traits de caractère" (je suis comme ci, comme cela), ni de s'accorder une quelconque "valeur" (morale, esthétique, etc.) Bref, il est totalement dépourvu de l'attirail qui permet à chacun de représenter son identité. Le seul matériau dont il dispose pour prendre conscience de cette identité, ce sont les réactions qu'il suscite de la part de celle qui, pour un bébé, constitue une synthèse plus ou moins étrange de lui-même et du monde : sa mère.  C'est la raison pour laquelle il faut toujours sourire à un bébé, lui dire qu'il est beau, qu'il est mignon, etc. L'enfant d'un an ne sait évidemment pas ce que c'est qu'être "beau" : par contre, il sait que c'est une réaction positive à son endroit, et qu'il est donc quelqu'un qui suscite des réactions positives.

Ici encore, il faut insister sur le caractère indirect de la constitution de l'identité : l'enfant ne se dit pas "tiens, ils reconnaissent ma valeur" ; il prend conscience qu'il est quelqu'un en saisissant qui  il est par le spectacle des réactions qu'il suscite : "je suis celui qui suscite ces réactions". En ce sens, la pire des choses que l'on puisse faire à un enfant n'est peut-être pas de le regarder d'un air consterné ; comme l'a montré la psychanalyse, l'esprit humain sait travailler avec ce type de matériau : il sait même produire de l'estime de soi à partir du mépris des autres. En revanche, ce qu'il ne sait pas faire, c'est produire de l'identité à partir de rien. S'abstenir de toute réaction émotionnelle envers un bébé, ce serait donc le condamner à construire une identité vide, du type "je suis celui qui ne suscite rien" ; ce qui, si nos analyses sont valables, revient à dire : "je ne suis rien" ou, plus exactement "je ne suis pas". Pour Bruno Bettelheim (que nous avons déjà croisé), c'est précisément l'indifférence de la mère à l'égard de l'enfant qui constituait l'une des causes majeures du déclenchement de l'autisme. Être indifférent à l'égard d'un sujet, c'est ne pas le différencier d'un objet : c'est le priver de la possibilité de se constituer lui-même comme sujet doté d'une identité.

En résumé, nous retrouvons ici les trois thèses fondamentales que nous avions mises en lumière pour la constitution de l'individualité :

     a) le fait de saisir comme sujet porteur d'une identité résulte d'un travail de l'esprit

     b) le fait de se saisir comme sujet porteur d'une identité exige la médiation du regard de l'autre : je ne peux pas atteindre mon identité par simple "introspection".

     c) le fait de se saisir comme sujet porteur d'une identité repose sur la construction d'une image de soi-même, celle que me renvoient les autres par les réactions que je suscite.

Cette fois encore, on peut donc admettre que la formation du "Moi" en tant qu'identité est une construction de l'esprit, fondée sur le recours à une image en provenance du regard des autres. Pour le dire autrement, je prends conscience de mon identité en m'identifiant à l'image que me renvoie autrui.

 Les points communs entre ces deux approches sont donc évidents : 

1) ce que "je" suis est toujours le produit d'une construction. Je n'ai pas accès, par une observation interne, à la contemplation de "mon identité" : je ne peux pas contempler "mon âme" pour me connaître. Il n'y a, ni en moi, ni hors de moi, une chose que je pourrais regarder pour savoir qui je suis.

2) pour observer ce que je suis, il faut que je me représente, c'est-à-dire que je passe par une image de moi-même. Je ne peux me connaître que par l'intermédiaire d'une image qui me représente. C'est en ce sens que le psychanalyste Jacques Lacan dit du Moi qu'il est toujours du registre de "l'imaginaire".

3) l'image qui me représente exige toujours la médiation de quelque chose d'autre que moi, que ce soit le monde extérieur (miroir) ou le monde des autres.

Bref : je ne prends conscience de ce que je suis que par l'intermédiaire d'une image construite à partir de ce qui n'est pas moi. Pour user d'une formule plus poétique : je me contemple dans un miroir peint par l'Autre.