L'inconscient jungien
Nous avons entamé notre cheminement jungien en cherchant à expliciter la structure pyramidale que possède la psyché chez Jung. Pour mémoire, les quatre principaux étages de cette pyramide sont
a) (en haut) le Moi = la conscience individuelle
b) la part collective de la conscience
c) l'inconscient individuel
d) (en bas) l'inconscient collectif
Ce qui fait apparaître deux différences par rapport à la théorie freudienne. La première est la séparation du conscient entre le "Moi" et une autre part de la conscience (chez Freud, le Moi occupe tout l'espace de la conscience... quand il n'empiète pas sur l'inconscient). La seconde est la séparation de l'inconscient entre l'inconscient personnel et l'inconscient collectif. Cette seconde différence est la plus radicale, dans la mesure où "l'inconscient personnel" de Jung... correspond à la totalité de l'inconscient freudien ! Pour Jung, l'inconscient individuel est composé de tous les contenus psychiques qui ont fait l'objet d'un refoulement (c'est la définition de l'inconscient chez Freud) ; or pour Jung, ceci ne constitue qu'une (petite) partie de l'inconscient. Il existe dans l'inconscient une masse de contenus (et de structures) qui n'ont jamais accédé à la conscience, voire qui ne pourront jamais y accéder sous leur forme première, et pour des raisons qui n'ont aucun rapport avec un acte de "refoulement" : ces contenus composent "l'inconscient collectif".
Commençons par le haut. Le Moi, chez Jung, c'est le "centre du champ de conscience" ou, plus simplement, c'est "le sujet de ma conscience." Le Moi reste donc cette instance familière, qui rejoint le sujet conscient cartésien, la conscience individuelle fondement de la conscience de soi : c'est le sujet de la pensée consciente, l'ego de "l'ego cogito".
Bien. Mais qu'y a-t-il dans le domaine de la conscience qui déborde ce "Moi" ? Dans la mesure où toutes mes pensées (conscientes) sont bien mes pensées, elles semblent toutes renvoyer à ce "Moi" comme à leur sujet. Mais pour Jung, il faut différencier ce Moi, sujet de mes pensées, et l'ensemble des masques que ce Moi mobilise pour entrer en contact avec autrui. Communiquer, c'est affirmer son identité dans le monde, et (selon Jung) ce n'est jamais le "Moi" comme tel qui se manifeste dans les rapports humains. De même que l'acteur des théâtres romains, le sujet humain emprunte un masque pour s'exprimer et se faire entendre ; c'est en raison de cette analogie que Jung appelle ce masque : "persona".
Un masque de théâtre (monde romain)
Parler, c'est toujours "se présenter" ; mais se présenter, ce n'est pas seulement donner son nom, c'est offrir une représentation de soi, proposer un "personnage de soi". Pour Jung, je ne peux entrer en communication avec autrui qu'en endossant un personnage, en jouant un rôle plus ou moins défini. "Moi qui parle", je ne suis jamais tout ce que je suis en tant que locuteur ; en tant qu'acteur social, je reste, précisément "acteur"...
La "persona" a donc deux faces :
a) d'une part, comme la persona latine, c'est un masque qui me permet de me faire entendre, de faire porter ma voix, d'être écouté. La persona est donc un medium de communication, ce par quoi je m'ouvre vers l'extérieur, l'habit que je revêts pour "sortir" de Moi vers l'autre.
b) mais, comme tout masque, il est aussi ce qui me dissimule. La persona est ainsi le rôle que je joue pour maintenir cachée la part de mon identité que je ne souhaite pas exposer au regard des autres (ou dont je ne désire pas qu'ils la connaissent). Derrière la persona peut donc se constituer le monde "privé", par opposition au monde social, monde public de la persona.
Cette ambivalence est intéressante : le masque identitaire que je fais mien dans la communication est à la fois ce qui m'ouvre à l'autre et ce qui me préserve de lui. Il est ce qui me révêle, et ce qui me dissimule. En cela, il ne fait que manifester l'une des ambivalences fondamentales des rapports humains !
(Un masque vénitien)
Mais la persona est animée d'une seconde dualité. Dans la mesure où elle désigne le rôle que j'endosse pour paraître dans le monde social, elle est bien tributaire d'un choix personnel. La persona est liée à l'image, à la représentation dont je souhaite qu'elle constitue la représentation qu'autrui se fait de moi. C'est d'ailleurs ce qui explique que ma persona ne soit pas nécessairement identique dans tous les contextes sociaux, face à tous mes interlocuteurs... ce qui amène presque inévitablement chaque individu à donner un jour à la (vieille) question "qui suis-je?" la forme suivante : "lequel suis-je ?" Mais d'autre part, la persona est également une construction sociale. Le corps social tend naturellement à attribuer à chacun un "personnage", un rôle dont elle s'attend à ce qu'il ne s'en écarte pas trop. Dans le texte que nous avons pris pour support, Jung insiste sur le rôle-clé de la "profession" : à l'égard du cordonnier, la société nourrit des attentes relatives au comportement qui doit être celui d'un cordonnier, lequel ne doit être... QUE cordonnier. Le corps social tend naturellement à réduire chacun à sa fonction. Un prof ne doit pas seulement donner des cours et corriger des copies : il doit regarder des émissions de prof (sur Arte), voir des spectacles de prof, écouter de la musique (classique) de prof, discuter avec des amis profs, bref : il doit avoir des loisirs en accord avec sa profession, laquelle doit permettre de l'identifier.
Mais il serait maladroit de réduire la persona à la fonction professionnelle. L'absence de fonction professionnelle est une persona tout aussi généreusement distribuée par le corps social : le "chômeur" n'est pas seulement un individu qui n'a pas d'emploi rémunéré ; à travers la désignation "chômeur", c'est tout un mode de vie, de rapport au monde qui se trouve désigné, et dont il est socialement risqué (pour le chômeur) de s'écarter. Un réalisateur (Pierre Carles) s'est d'ailleurs amusé à mettre scène ce "scandale" social que représente un chômeur fier de l'être et heureux...
De la même façon, le fait d'être un "élève de ZEP" n'est pas une simple caractérisation scolaire : à travers elle, c'est toute une persona, un rôle social qui se trouve désigné (un "élève de ZEP", ça vide les extincteurs, ça tague les murs, ça vient ou ça ne vient pas, etc.) Et c'est bien la raison pour laquelle certains établissements scolaires ont cherché à éviter l'appellation ZEP ! Car n'oublions pas l'enseignement d'Alain : contrairement à ce qu'il se passe face aux nuages, face aux hommes mes attentes influencent effectivement leur comportement. Le corps social s'attendra toujours à ce qu'un maghrebin de banlieue se comporte en "maghrébin de banlieue" (c'est-à-dire conformément à la représentation sociale du comportement d'un adolescent d'origine maghrébine et vivant en banlieue) ; et ce faisant, il incitera naturellement tout maghrebin de banlieue à se comporter en "maghrébin de banlieue"...
Le corps social tend à conduire les individus à adopter le rôle social (le "personnage") lié à la caractéristique par laquelle il les saisit (profession, etc.). En cela, la "persona" d'un individu reste modelée, mise en forme, désignée par le corps social lui-même. Elle n'est jamais tributaire QUE d'un choix individuel : elle est le point nodal où s'articulent l'image de soi que l'individu cherche à donner, et le rôle que le corps social le pousse à jouer.
On voit donc tout l'enjeu de la dissociation du Moi et de l'espace conscient du sujet. La persona appartient bien à la conscience (elle n'est pas "refoulée"), elle constitue bien une part de l'identité du sujet, mais elle ne l'épuise pas. Par ailleurs, elle demeure influencée, modelée par les attentes du corps social. En cela, on peut donc dire de la persona qu'elle est une "identité consciente distincte du Moi et socialement déterminée". ce que nous avons résumé par la notion de "conscient collectif"
Que se passe-t-il d'ailleurs si le sujet tend à "se résumer" dans sa persona, à réduire son Moi à sa persona ?
Le texte support que nous avons utilisé se trouve ici. Lorsqu'un individu s'identifie à sa seule persona, lorsqu'il cherche à fusionner avec son rôle-personnage social (notamment avec sa fonction), il fait violence à son identité, à son Moi, en cherchant à le coucher sur le lit de Procuste q'est pour lui la persona. Il cherche à l'amputer de toutes les caractéristiques qui ne sont pas intégrables à la persona, ce qui le conduit naturellement à refouler ces caractéristiques.
Lorsque le Moi est identifié à la persona (à la part sociale de la conscience), les caractères du Moi incompatibles avec la persona se trouvent refoulés dans l'inconscient individuel. Et, selon un schéma classique (freudien), ce qui se trouve refoulé cherche naturellement des voies de sorties indirectes, qu'il trouve sous forme de symptômes névrotiques. On comprend ainsi que l'identification du Moi à la persona soit, pour Jung, une cause majeure de névrose.
Thésée tuant Procuste en lui faisant subir le sort que lui-même réservait aux voyageurs : Procuste leur proposait un lit auquel ils devaient s'ajuster exactement. S'ils étaient trop grands, il taillait le corps pour couper ce qui dépassait ; s'ils étaient trop petits, il les étirait. Le mythe veut que le lit (c'est un lit symbolique) ne corresponde à la taille d'aucun homme... pas même celle de Procuste.
L'identification du Moi à la persona conduit donc à la formation, au sein de l'inconscient individuel, d'un nouveau "personnage" psychique, constitué de tous les traits de caractères refoulés : une anti-persona, en quelque sorte. Ce nouveau personnage, Jung l'appelle "l'anima". L'anima est l'antithèse inconsciente de la persona. Et, pour Jung, plus le Moi s'identifie à sa persona au sein du monde social, plus il sera soumis (mais de façon inconsciente) à la tyrannie de l'anima dans le monde privé. C'est ce qui explique, pour Jung, tous les cas où un individu qui, dans le monde social, apparaît comme un homme fort, mesuré, raisonnable, philanthrope, etc. se conduit dans le monde privé (à l'égard de sa femme, de ses enfants, etc.) en être capricieux, égocentrique, susceptible, etc.
[Attention : passage de niveau 2 (fin de niveau). Prenez une potion de... Mana ! ("Mana" est aussi un terme de la terminologie de Jung)]
On peut remarquer que, pour Jung, se produit pour l'anima ce qui se produit en règne générale pour tous les contenus refoulés : elle se trouve "projetée" sur autrui. Cette projection indique deux choses. La première est que l'on prête à autrui, on voit en autrui tous les traits de caractère que l'on refoule en soi (dont on refuse de prendre conscience chez soi) ; c'est le sens de la réinterprétation par Jung du vieil adage : pour Jung, si nous voyons la paille qu'il y a dans l'oeil du voisin, c'est précisément parce que nous refusons de voir la poutre qui se trouve dans le nôtre. Mais dans la mesure où (encore une fois) les attentes que je produis à l'égard de l'autre ont une influence effective sur son comportement, le mécanisme de projection conduit bel et bien autrui à endosser les traits de caractère que je refoule en moi.
En d'autres termes, lorsque le Moi est identifié à la persona, se forge dans l'inconscient une anti-persona (l'anima) qui se trouvera projetée sur les individus proches, lesquels se trouveront ainsi conduits (sans s'en rendre compte) à s'identifier (à réduire leur Moi) à mon anima. Cette phrase a l'air complexe, mais elle est en réalité très simple : dans le texte, la femme du "grand homme" finit par s'identifier à un personnage qui incarne tout ce que le "grand homme" se refuse à être consciemment. En projetant sur sa femme tous les traits identitaires qu'il refoule, il conduit donc sa femme à devenir ce qu'il se refuse à être !
C'est ce qui nous explique que, pour Jung, la névrose résultant de l'identification d'un homme à sa fonction ne soit pas "payé" par lui-même, mais éventuellement par ses proches. La femme du grand homme paye du prix de sa propre névrose l'identification de celui-ci à son personnage social.
Ce qui apparaît alors, ce sont les relations de compensation qui, chez Jung, relient l'espace de la conscience et celui de l'inconscient. Plus l'individu voudra, dans l'espace conscient, faire violence à son Moi en cherchant à le réduire à la persona (dans le monde public), et plus il sera soumis à l'influence de son anima inconsciente dans le monde privé. Conscience et inconscient se répondent à travers le jeu dialectique du Moi, de la persona et de l'anima.
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