Inconscient et langage
Pour finir notre découverte de l'inconscient, nous le mettrons en rapport avec une notion que nous allons bientôt retrouver : celle de langage. Avec un peu de recul, on peut s'apercevoir que les rapports entre langage et inconscient ont été envisagés bien avant que Freud donne à la notion d'Inconscient le sens que nous lui avons donné. Il peut donc être intéressant de reparcourir l'histoire... à l'envers. Et, qui sait, peut-être trouverons-nous alors de quoi progresser dans l'analyse en revenant en arrière, ce qui serait intéressant.
Nous prendrons comme fil conducteur le lien entre inconscient et parole poétique. Les liens entre art poétique et inconscient sont particulièrement visibles au XX° siècle, puisqu'ils ont été explicitement questionnés par le principal théoricien du surréalisme : André Breton. Pour André Breton, l'art surréaliste, c'est d'abord l'art qui revient au réel lui-même ; or revenir au réel pur, c'est faire sauter les barrières, les limites, les obstacles qui nous en séparent. Et la principale barrière qui nous sépare de notre réalité intérieure, pour André Breton, c'est la conscience, c'est-à-dire le langage.
La psychanalyse est omniprésente dans le surréalisme ; cette toile de Maw Ernst s'intitule : Oedipus Rex...
Que signifie ici ce "c'est-à-dire" ? Quel est le rapport entre langage et conscience ? Revenons à Freud, qu'André Breton a d'ailleurs lu attentivement. Pour Freud, l'une des principales différences qui séparent les contenus conscients et préconscients des contenus inconscients, c'est que nous pouvons les formuler dans le langage. Dans sa première topique, Freud utilisait le critère du langage pour séparer le domaine de l'inconscient du domaine du préconscient. Un contenu psychique préconscient n'est pas actuellement conscient, mais il peut le devenir à tout moment ; et il peut le devenir, car nous pouvons le dire, l'exprimer. Pour Freud, pouvoir penser quelque chose, c'est pouvoir le formuler ; comme l'indique la langue française, penser, c'est "se dire" quelque chose. On ne peut pas penser une idée sans la formuler : même dans notre pensée intérieure, nous avons besoin du langage pour donner corps à nos idées. Et pour Freud, un contenu inconscient est un contenu psychique dont la verbalisation est "bloquée" : les mots manquent, ils sont censurés.
On voit déjà, à la lumière de cette idée de Freud, en quoi le langage peut jouer le rôle de censure. Si on ne peut penser que ce que l'on peut dire, alors il faut admettre que ce qui ne peut pas être formulé dans le langage ne peut pas non plus être pensé consciemment. Or le langage est régi par des lois (phonétiques, orthographiques, grammaticales, syntaxiques, etc.) qui séparent ce qui peut être dit, dans des phrases correctes, et ce qui ne peut pas être dit. On peut donc dire que le langage censure notre pensée dans la mesure où il ne nous permet de penser que ce qui peut être exprimé conformément aux règles du langage : le langage dicte ses lois à la pensée.
Pour André Breton, revenir à notre réalité intérieure, c'est donc tenter de la libérer de cette "censure" opérée, à travers le langage, par la pensée consciente. L'idée est simple : il faut essayer d'exprimer les contenus de notre psychisme en acceptant de transgresser les lois de la pensée consciente, les lois du langage. exprimer librement notre esprit, c'est libérer l'expression du joug de la grammaire de notre conscience.
Le principe de l'écriture automatique est un peu celui d'un "spiritisme" interne : il s'agit de laisser parler un "Esprit"... le nôtre.
Une des illustrations les plus simples de ce projet est l'écriture automatique. L'idée de l'écriture automatique est de parvenir à exprimer, sans censure, sans "formatage" conscient le contenu de notre psychisme. L'auteur ne doit donc pas soumettre sa production poétique au contrôle de sa conscience, mais essayer de laisser surgir la voix du psychisme, quitte à violer les lois de la grammaire.Voici un exemple d'écriture automatique, dû à André Breton (il y répond à une jeune fille de 16 ans qui l'interroge sur l'écriture automatique...)
[L'intégralité de l'échange se trouve ici : http://www.dialogus2.org/BRET/ecritureautomatique.html]
Chère Morgane,
Par le sable du temps, la transparence exige de moi de toujours me trouver sous les pas d'une aubépine, derrière nous un parfum de furet, mais lorsque ce poignet quitte la main courante, vous avez, c'est heureux, disparu.
Votre rêve ne passera pas avant que vous soyez passée. Ne désespérez pas du monde dans lequel une feuille de lierre a toutes les chances de rassembler dans sa sève le souffle même de sa nervure. N'essayez pas, ne cédez rien au désenchantement. Par une ironie du sort, le vide se transforme bientôt en trop plein et la voix dans le rêve accentue des plaisirs de feu. Ce qui disparaîtra de votre esprit est ce qui fait ombre à l'amour.
Je vous le souhaite également.
André Breton.
On pourra alors dire que l'écriture automatique mène à la production de phrases qui "ne veulent rien dire". Du point de vue du grammairien, c'est vrai : elles sont (parfois) syntaxiquement incorrectes ; du point de vue du logicien, c'est vrai aussi : elles font apparaître des contradictions, etc. Mais du point de vue du surréaliste, elles disent quelque chose de très intéressant : elles "collent" au plus près à notre réalité intérieure, elles sont l'expression la plus immédiate, la moins censurée, de notre psychisme. Elles disent ce que le langage "normal" ne peut pas dire.
"Ecriture automatique", une toile de Carole Dekeijser (artiste contemporain)
L'idée d'une parole poétique qui devrait transgresser les lois du langage commun pour dire la "réalité" du sujet (et du monde), on la trouvait déjà chez Rimbaud, puis chez Mallarmé. Pour ces deux poètes, le langage conventionnel exerce bien une censure, et la parole "normale" nous condamne à ne dire que des choses "normales" ; par conséquent, la parole "normale" aura bien du mal à faire jaillir... de la poésie. Pour Rimbaud, le poème n'a pas pour fonction de "dire de jolies choses" ; il doit reposer sur un autre rapport entre nous et la réalité dont il est question dans le poème. Le poète, c'est d'abord celui qui voit les choses différemment, celui qui les voit sous un autre jour, dans une autre perspective, qui voit dans la réalité autre chose que ce que nous y voyons(nous allons bientôt recroiser cette thèse avec Bergson) ; mais c'est aussi celui qui est capable de nous faire partager sa vision, celui qui sait exprimer, communiquer son regard. Pour reprendre l'expression d'un autre poète lié au surréalisme, Paul Eluard, le poète est celui qui doit "donner à voir".
Or comment l'emploi du langage habituel, soumis aux règles de "l'orthodoxie" linguistique pourrait-il modifier notre façon de percevoir le réel ? Voir le réel autrement, c'est le penser autrement ; et le penser autrement, c'est le dire autrement. La parole poétique est donc celle qui doit parvenir à dire, à exprimer la vision inédite que l'artiste a de la réalité ; et, pour ce faire, elle doit accepter de faire violence aux codes habituels du langage. Pour Rimbaud, cette atteinte aux lois du langage n'est pas une atteinte à la communication : c'est justement parce qu'il accepte de transgresser les lois du langage que le poète parvient à communiquer sa vision. Pour Mallarmé, le cas sera un peu différent ; car Mallarmé accepte davantage l'idée selon laquelle, en renonçant à suivre les lois du langage commun, le poète accepte de renoncer... à être compris : la poésie devient alors "hermétique", et le sens du poème nous échappe.
Mallarmé, par Manet
Qu'est-ce alors qu'un langage poétique ? Quelles sont les lois du langage (et, à travers lui, de la pensée consciente), que la parole poétique transgresse ? Ce peut être une loi de la syntaxe, comme dans la célèbre formule (de Rimbaud) : "Je est un autre". Ce qui pense en moi ne se résume pas au "je" de la pensée consciente ; le "je" du "je pense", c'est toujours le sujet de la pensée consciente. Si on admet qu'il existe en moi des pensées qui échappent à ma conscience, alors il faut les rapporter à un sujet qui n'est plus ce "je" : c'est ce qu'exprime Rimbaud dans cette formule, syntaxiquement incorrecte : "Je est un autre".
Ce peut aussi être une loi logique, qui fait qu'on ne peut pas placer comme adjectif, ou comme attribut du sujet, un prédicat (une caractéristique) qui est totalement incompatible avec le sujet. On peut alors penser au "soleil noir" de la Mélancolie (Gérard de Nerval) ; ou à la fameuse formule de Paul Eluard : "La terre est bleue comme une orange" ; mais on peut aussi penser à d'autres oxymores (c'est le nom technique de ce rapprochement entre contraires), beaucoup plus ancien, comme la "clarté blafarde et sombre" dont parlait Madeleine de Scudéry (une poétesse du XVII° siècle). Du point de vue logique, une clarté sombre, ça ne veut rien dire. Mais du point de vue poétique, c'est justement un moyen d'exprimer ce que le langage conventionnel ne permettra jamais de dire...
En un sens, on pourrait dire que Rimbaud allait plus loin qu'André Breton. Pour Breton, dans l'écriture automatique, libérer la parole, c'est arrêter de réfléchir, écrire "automatiquement" (c'est d'ailleurs ce qui éveillait la méfiance d'Aragon à l'égard des "vulgarisations" de la méthode surréaliste en poésie ; selon Aragon, "Si vous écrivez, suivant une méthode surréaliste, de tristes imbécillités, ce sont de tristes imbécillités.") En revanche, pour Rimbaud, libérer la parole des entraves du langage conventionnel exige un travail. La spontanéité de l'écriture n'est pas un gage d'authenticité ; de même que ce n'est pas en disant tout ce qui nous passe par la tête qu'on se rapproche de la vérité, ce n'est pas en écrivant tout ce qui "nous vient" que l'on serre le réel de plus près. Comme nous le rappellerons avec Alain : la création poétique est avant tout un travailde création.
Bien. Mais on peut encore revenir en arrière, cette fois jusqu'au XVII° siècle. Pourquoi le XVII° ? Car c'est l'un des siècles où l'un des pans de la croyance religieuse s'épanouit avec grâce. On a parfois tendance, quand on parle de religion, à faire deux choses :
a) ramener la croyance religieuse au domaine du dogme et du culte tels qu'ils sont définis par les principales autorités ecclésiastiques
b) ramener les textes religieux aux propos des philosophes et des théologiens qui débattent sur des questions classiques (comme : la raison s'oppose-t-elle à la croyance religieuse, etc.)
En faisant cela, on oublie deux choses importantes :
a) la croyance religieuse ne se limite pas à la manière dont les autorités religieuses attitrées se représentent qu'elle devrait être. La foi charie avec elle de nombreuses croyances, de nombreuses pratiques qui sont parfois très éloignées du dogme "officiel". C'est part exemple le cas au sein du christianisme ou de l'islam, au sein desquels, à côté, en marge, et souvent en opposition avec le discours "officiel" des autorités religieuses (même s'il n'y a pas à proprement parler "d'Eglise", ni de "Pape" en Islam) se développe depuis l'origine une forme spirituelle, le plus souvent individuelle et radicale de croyance religieuse que l'on désigne sous le nom de "mystique".
Une pratique mystique musulmane : les derviches tourneurs
Il existe beaucoup de formes de mystiques chrétiennes ou musulmanes ; mais l'un de leurs points communs est qu'elles se tiennent généralement en marge du dogme officiel. Le mystique, c'est celui qui, par des moyens divers, cherche à aller vers une relation directe avec la divinité, que cette relation prenne la forme d'une extase religieuse, d'un détachement absolu à l'égard du monde, d'une perte de soi-même en soi-même, etc. Ce domaine mystique est extrêmement riche en idées, en concepts, en techniques, en visions religieuses, qui sont souvent évacuées du dogme officiel. Il faut toujours se garder d'un point de vue "réductionniste" en matière de religion ; l'Inquisition ne résume pas plus le christianisme du XII° siècle, que les discours de Benoît XVI n'épuisent le christianisme d'aujourd'hui. Il faut donc toujours éviter de réduire la parole religieuse au discours des autorités religieuses de référence(même si le second fait évidemment partie du premier).
Fragment d' "Extases", une oeuvre d'Ernest Pignon-Ernest, qui représente les corps nus de grandes mystiques, comme Thérèse d'Avila
b) La parole religieuse ne se résume pas aux Ecritures (Bible, Coran...) et aux commentaires et débats que ces Ecritures ont suscité. Les croyants de toutes religions ont souvent cherché à formuler dans le langage cette expérience si particulière qu'est l'expérience de la foi ; il ne s'agit alors ni de débats théologiques, ni même de propos sur la foi, mais bien d'une simple parole qui se veut religieuse.
A la lumière de ces rappels, il peut être très intéressant de se demander ce qu'il se passe lorsqu'on réunit ces deux dimensions du champ religieux : comment les mystiques s'y prennent-ils pour exprimer, dire, verbaliser, communiquer leur expérience particulière de la divinité ? La réponse est évidemment loin d'être univoque, et l'on pourrait dire qu'il y a autant de rapports au langage qu'il y a de mystiques. Mais on peut cependant retrouver deux thèses qui reviennent de façon récurrente :
a) dans l'expérience mystique vécue, dans le rapport intime à Dieu, l'homme ne parle pas. Seul le silence est compatible avec la béatitude de la contemplation de Dieu.
Cette première affirmation est un peu décevante pour notre enquête, même si elle nous rappelle la difficulté qu'il y a pour le langage à exprimer ce qui, par nature, est extra-ordinaire, dépasse l'entendement humain, se trouve au-delà de la raison. Si l'on ne peut penser consciemment que ce que l'on peut dire, comment en retour pourrait-on dire ce qui excède les capacités de la pensée consciente ? Comment dire dans un langage compréhensible ce qui ne peut jamais être véritablement "compris" par l'homme ?
"In Silence", oeuvre de Chiharu Shiota (artiste contemporain)
Et pourtant, de nombreux mystiques ont écrit. Ils n'ont certes pas écrit pendant leurs expériences mystiques, mais ils ont souvent écrit après. Et c'est alors que nous trouvons l'autre thèse récurrente :
b) l'expérience mystique ne peut être décrite que par un langage qui abandonne certains des codes conventionnels de la parole commune ; pour parvenir à exprimer approximativement ce dont il est question (dieu, la contemplation, la béatitude...), il faut que le discours devienne parole poétique.
Ce qui est intéressant dans cette thèse, c'est que le caractère "poétique" de la parole n'a rien à voir avec une exigence proprement esthétique. Ce n'est pas parce que le langage doit être "beau" qu'il doit se faire poétique, mais parce qu'il doit dire quelque chose qui excède les capacités du langage quotidien. C'est bien logique, d'ailleurs ; le langage n'a pas été originellement inventé pour dire Dieu, mais pour permettre aux hommes de communiquer afin de satisfaire leurs besoins : besoin de comprendre la réalité, besoin d'agir sur elle (en ce sens, le langage scientifique réalise l'une des fonctions essentielles du langage). Dès lors, ce qui se trouve au-delà de la réalité, au-delà du monde, ce qui n'est pas strictement "rationnel" se trouve nécessairement en décalage par rapport aux lois du langage. Il faudra donc accepter de jouer avec ces lois pour parvenir à exprimer l'inexprimable, dire l'indicible.
Un mystique-poète : Saint Jean de la Croix (XVI° siècle)
Et c'est ce qu'ont fait beaucoup de mystiques. En un sens, il n'est pas exact de dire que ce qu'ils ont écrit, ce sont des "poèmes" ; dans la mesure où leur but n'était pas du tout artistique, mais bien religieux, il y a de fortes chances que pour une majorité d'entre eux ce terme ne soit pas approprié. Mais nous pouvons néanmoins lire leurs oeuvres comme des poèmes, car elles correspondent aux critères formels de la poésie moderne : jeu avec le langage, par lequel on cherche à exprimer et communiquer une vision qui transforme notre regard sur la réalité, qui nous met en présence (ou nous suggère) une autre réalité ; et pour beaucoup de mystiques religieux, l'au-delà de la réalité, c'est d'abord la réalité de l'Au-delà.
Nous terminerons donc avec ces extraits d'un long recueil "poétique", écrit par un mystique chrétien du XVII° siècle, Angelus Silesius, protestant étrange converti à un catholicisme étrange. Ce texte est un tissu d'incohérences logiques : tautologies, contradictions, paradoxes, antinomies, etc. Mais c'est qu'il cherche à dire dans le langage ce qui se trouve au-delà de la pensée raisonnable et consciente.
Les deux thèses que nous avions repérées précédemment s'y laissent retrouver sans difficultés. La première, qui fait l'apologie du silence, seul discours "vrai" sur la divinité, se trouve (par exemple) dans ces extraits :
Dieu est tellement au-dessus de tout ce qu'on peut dire que c'est en te taisant que tu le pries le mieux.
Homme, si tu veux exprimer l'essence de l'Eternité, il te faut d'abord renoncer au langage
Agir est bien, mais prier est mieux et mieux encore, s'avancer muet et calme, vers Dieu.
Quant à la seconde thèse, on peut la ressaisir presque à toutes les phrases...
Je me plonge seul dans la mer incréée de la pure divinité.
Je suis moi-même l'éternité quand j'abandonne le temps et que je résume moi-même en Dieu, et Dieu en moi
Celui qui ne désire rien, n'a rien, ne sait rien, n'aime rien,Celui-là sait, désire, possède et aime toujours davantage
Halte ! Où cours-tu ? le ciel est en toi. Si tu cherches Dieu ailleurs, il te fera toujours défaut.
Je dois moi-même être Soleil, je dois avec mes rayons peindre la mer sans couleur de toute la divinité
Va là où tu ne peux aller, regarde là où tu ne vois pas, écoute ce qui ne retentit ni ne résonne. Tu es là où Dieu parle.
Dieu est tellement au-dessus de tout ce qu'on peut dire que c'est en te taisant que tu le pries le mieux
Dieu est mon centre quand je l'enferme en moi, et ma circonférence quand mon amour me dissout en lui.
Homme, c'est en ce que tu aimes que tu seras transformé ; tu seras Dieu si tu aimes Dieu, terre si tu aimes la terre.
La rose ne connaît pas de pourquoi, elle fleurit parce qu'elle fleurit, elle ne s'inquiète pas d'elle-même, elle ne se demande pas si on la voit.
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