Critique de l'inconscient
J'ai mis à jour notre relecture de l'Oedipe... qui est, à la relecture, très girardienne ! Mais ce n'est pas une faute (la pensée de Girard a exercé une grande influence sur des penseurs très variés : il est l'une des sources d'inspiration les plus puissantes d'un économiste dont nous avons déjà parlé : Michel Aglietta).
Ce que nous avons montré hier, c'est ce qui fondait la remise en cause de l'hypothèse de l'inconscient. Comme nous l'avons dit, on peut remettre en cause la possibilité d'une approche "scientifique" de l'inconscient, dans la mesure où la nature même de l'inconscient lui interdit à jamais d'être un objet observable directement, par l'expérience. Retenez cette objection, elle pourrait vous servir bientôt, on ne sait jamais.
Mais nous avons indiqué que ces remises en causes "techniques" s'appuyaient généralement sur un refus plus fondamental, justifié par des considérations plus "philosophiques" (ou idéologiques) que proprement scientifiques. C'est ce qui apparaît notamment à travers la critique que deux philosophes français du XX° siècle ont adressée au concept d'inconscient (freudien) : Alain, et Sartre (que nous croisons décidément beaucoup cette année).
Nous nous sommes appuyés sur un texte d'Alain (que vous trouverez ici) qui met particulièrement en lumière la dimension morale du problème que pose le fait d'admettre l'hypothèse de l'inconscient freudien. Pour Alain, le fait de faire du sujet conscient le seul véritable sujet est une remarque "d'ordre moral" ; et admettre l'inconscient freudien n'est pas seulement une erreur, c'est une faute. En quoi l'hypothèse de l'inconscient pose-t-elle donc un problème moral ?
La première phrase du texte nous indique déjà que le problème jaillit bien de l'hypothèse de l'Inconscient, et non de la reconnaissance de contenus inconscients au sein de l'individu : "l'homme est obscur à lui-même". Qu'il existe au sein de l'homme, et notamment du corps humain, des mécanismes dont la conscience de l'individu ignore tout, cela est évident. Mais pour Alain, l'ensemble de ces choses ne constitue pas un autre Moi, un autre Sujet (inconscient) qui se trouverait "derrière" le Sujet (conscient) et qui le manipulerait. Pour Alain, il n'y a de Sujet que conscient, et il est totalement erroné de se représenter notre "inconscient" comme un ensemble doté de ses désirs, de ses stratégies propres, lui permettant de parvenir à ses fins "malgré nous", à notre insu. La pensée et la volonté, ces deux attributs fondamentaux du sujet humain, ne sont des attributs que de la conscience. Pour Alain, il n'y a pas de "pensée" inconsciente ; il peut éventuellement y avoir des rêves ou des rêveries, c'est-à-dire des images qui me viennent en tête sans qu'elles soient issues d'un travail de la pensée. Mais justement, elles ne peuvent pas être considérées comme des actes de pensée : penser, c'est organiser des idées pour atteindre un but, c'est établir des rapports logiques entre des concepts, c'est déduire, induire, calculer : raisonner. Et pour Alain, la seule instance qui soit capable de se livrer à ce travail, c'est la conscience. Il n'y a donc qu'un sujet de la pensée : le "je" du "je pense" de Descartes, c'est-à-dire le sujet conscient.
[Sans entrer ici dans le détail de la confrontation Freud / Alain, on peut remarquer que l'opposition entre les deux penseurs, concernant le rêve, est peut-être moins profonde que ce dernier ne le croit. L'auteur de la formule selon laquelle "le rêve ne pense pas"... c'est Freud lui-même. Pour Freud, le rêve est incapable de produire un calcul qui n'aurait pas été déjà effectué pendant l'état de veille ; la seule chose que produit le rêve, c'est une mise en image. Et même lorsque le rêve met en scène un calcul... il n'est que la mise en image d'un autre calcul qui, lui, a bel et bien été effectué hors du sommeil. Ainsi de cette mère de l'une des patientes de Freud qui, dans son rêve, reprochait à sa fille de vouloir payer trois florins et 65 kreuzer quelque chose qui ne coûte que 21 kreuzer. L'interprétation du rêve montre que la mère s'inquiète de la dépense que représenterait le fait d'accéder à la demande de Freud, qui suggérait de prolonger d'une année la psychanalyse de sa fille, qui devait s'arrêter 3 semaines plus tard. 1 an (365 jours) à financer, et non plus 3 semaines (21 jours).... je rappelle pour ceux d'entre vous qui n'auraient pas en tête les détails de la monnaie autrichienne du début du siècle que 1 florin = 100 kreuzer]
Pour Alain, ce qui vaut du "je pense" vaut également pour le "je veux". Il se peut que, de même que mon corps me suggère des images, il fasse entendre un manque (faim, soif, café, etc.). Mais puis-je considérer que le corps "veut" ? Non. Vouloir, c'est décider de l'objet que je vais chercher à atteindre par mon comportement. Et c'est encore au sujet conscient que revient ce privilège : le corps ne décide rien. Je peux tout à fait dire "je veux arrêter de fumer" (ce qui revient à dire, sauf incohérence, "je décide d'arrêter de fumer). Peut-être n'y parviendrai-je pas, parce que ma volonté est trop faible. Mais je ne peux pas dire "mon corps ne veut pas arrêter de fumer" (ou : "mon corps n'a pas décidé d'arrêter de fumer"). La seule chose qui puisse dire "je veux", "je décide", c'est le Je de la conscience, le sujet conscient.
L'une des publicités d'un cycle anti-tabac indien intitulé "Cimetiere" ; elle a reçu un lion de Bronze à Cannes (catégorie "Outdoor")
En résumé, dans la mesure où le sujet conscient est le seul qui puisse dire "je pense", et le seul qui puisse dire "je veux", il est tout simplement le seul... sujet. Pour Alain, il n'y a de sujet que de sujet conscient. L'inconscient peut désigner un ensemble de choses qui viennent de mon corps sans que la conscience en soit la cause (des rêves, des appétits, etc.), mais cet ensemble ne saurait constituer un "Moi" : l'inconscient ne pense ni ne veut : il n'est pas un sujet.
Mais en quoi cette "erreur" que constitue le fait de poser l'inconscient comme un sujet constitue-t-elle un problème moral ? C'est que le fait de se déterminer soi-même conformément à ce que l'on pense (R) et ce que l'on veut (V) définit précisément la liberté de l'homme. Admettre que mes actes sont déterminés par des forces qui échappent au contrôle de ma raison et de ma volonté, c'est donc admettre que je "suis agi" (par mon inconscient) plus que je n'agis : c'est renoncer à ma liberté... et donc à ma responsabilité. Admettre l'hypothèse de l'inconscient, faire de l'inconscient le sujet caché de mes actes, c'est donc me voiler la face pour tenter d'échapper à mes responsabilités.
Encore un Magritte ("L'inconscient") qui tombe à point nommé !
Pour Alain, il y a donc bel et bien des individus pour lesquels l'hypothèse de "l'inconscient" freudien peut s'appliquer : les individus qui, précisément, ne peuvent pas être considérés comme responsables puisqu'ils sont déterminés par des forces qui échappent à leur contrôle : les malades mentaux ! Le propre du fou est d'être déterminé, non par ses propres décisions et volonté, mais par des mouvements, des forces issus de son corps qui, soit court-circuitent sa pensée, soit la perturbent. Se reconnaître soi-même dans l'hypothèse de Freud, c'est donc "s'amuser à faire le fou". Or pour Alain, il ne s'agit pas seulement ici d'un jeu dangereux : il s'agit d'un jeu condamnable, puisqu'il conduit à une déresponsabilisation injustifiable de l'individu. Être libre, c'est pouvoir rendre compte de ses actes, et donc devoir les assumer. Si je me proclame déterminé par un "sujet" qui est en moi mais que je ne connais pas, qui me manipule sans que je le sache, qui me fait faire ce qu'il veut sans que je m'en rende compte, etc. alors je refuse la responsabilité de mes actes, je me décharge et me déleste de tout leur poids.
Ainsi, admettre l'inconscient freudien comme une structure de la psyché des hommes en général, c'est considérer le genre humain comme un ensemble "d'inconscients" et (donc) "d'irresponsables" ! Et l'adopter pour soi-même, c'est très exactement accomplir le geste théorique que Sartre intitule : la "mauvaise foi". La mauvaise foi désigne la posture de celui qui cherche à fuir sa responsabilité en niant sa liberté (je n'ai pas eu le choix, j'ai été contraint de, etc.) Mais pourtant, pour Alain comme pour Sartre (avec une exception pour les malades mentaux en ce qui concerne le premier), l'homme est libre et responsable ; fuir ses responsabilités en se proclamant déterminé par des forces qui nous échappent est encore un choix (celui de la mauvaise foi). Et un choix qui cherche à nous éviter la charge d'assumer nos propres actes n'est pas seulement un choix erroné : c'est une faute morale.
Car ce que Sartre appelle la mauvaise foi, Alain l'appellerait ici : lâcheté.
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