La conscience morale chez Nietzsche : le refoulement contre-nature
Nous avons poursuivi notre cheminement dans la conscience morale en adoptant un point de vue radicalement opposé à celui de Rousseau : celui de la Généalogie de la morale, de Nietzsche. Le titre suffit à situer l'opposition : dresser la généalogie de la morale, c'est retrouver ses origines, retracer son histoire. Ce qui suffit à ancrer la morale dans le champ, non des données naturelles et immuables, mais dans celui des productions culturelles (et donc historiques) de l'être humain. Le texte de Nietzsche se trouve ici.
Pour Nietzsche, la conscience morale est avant tout mauvaise conscience ; en d'autres termes, culpabilité, auto-châtiment. Elle est le produit d'un processus par lequel les pulsions agressives de l'homme, sa violence, sa cruauté, se sont trouvées "repoussées", "renfermées", "rentrées" : la conscience morale est donc le produit du refoulement de l'agressivité. La source de la conscience morale n'est donc pas à rechercher dans une pulsion sainte, un "instinct divin", mais dans les plus animaux de nos instincts : la violence, la cruauté.
D'où provient ce refoulement ? Il est le produit de l'enfermement de l'individu dans l'Etat, aboutissement du processus de socialisation par lequel l'homme est soumis à un ensemble de normes qui délimitent l'espace des actions autorisées, sanctionnant toute transgression de ces normes. La socialisation de l'homme conduit donc (ce qui est assez évident) à une répression des pulsions agressives. Mais ceci ne nous explique pas encore la genèse de la culpabilité. On peut comprendre qu'un individu placé face à un dispositif de répression apprenne la crainte, qu'il réprime ses tendances agressives par peur de la sanction : on ne peut pas encore comprendre le fait qu'il culpabilise.
Pour comprendre la genèse de la mauvaise conscience, il faut intégrer le fait que la socialisation de l'homme n'aboutit pas à un simple dressage, mais à une domestication. Un animal dressé est un animal qui, par exemple, sait qu'il ne doit JAMAIS mordre son maître, car il a appris (par les moyens que l'on devine), que le rapport de forces entre lui et son maître est tel qu'il ne pourra en sortir que vaincu et humilié. Mais qu'est-ce qu'un animal "domestiqué" ? Un animal domestiqué ne s'abstient pas de mordre son maître par crainte : c'est un animal qui s'abstient de lui-même de toute agressivité, un animal dont les pulsions agressives ne s'expriment plus. Un animal domestiqué n'a plus besoin de la menace latente de la punition : il s'auto-contrôle.
Pour Nietzsche, la socialisation de l'individu dans l'Etat n'aboutit donc pas à un simple dressage, mais à une domestication : les dispositifs institutionnels qui définissent l'Etat n'ont donc pas une efficacité principalement dissuasive, pour Nietzsche : ils visent à faire de l'individu son propre censeur. C'est donc moins à la police qu'il faut ici songer, qu'à l'ensemble des dispositifs de "socialisation", comme l'Ecole, l'Armée, l'Usine. Au sein de ces institutions (notamment la première), l'homme n'apprend pas seulement à intégrer les normes sociales : il apprend aussi à intérioriser le dispositif de contrôle et de sanction par lequel il sera à même d'assurer son auto-surveillance et son auto-répression. Dans l'Etat, l'individu s'auto-surveille, et la conscience morale comme mauvaise conscience est l'émanation de ce contrôle interne dont elle constitue le corrélat répressif : par la mauvaise conscience, l'individu se punit lui-même de ses tendances agressives, et ce châtiment interne est le fondement ultime de sa domestication.
Soit. Mais d'où viennent les forces psychiques que l'individu mobilise pour cette auto-répression ? Quelle est l'origine de cette violence que l'individu déchaîne contre lui-même dans la culpabilité ? (On peut rappeler au passage que la culpabilité est probablement l'une des formes les plus universelles de l'auto-violence : un ulcère à l'estomac n'est, bien souvent, qu'une forme parmi d'autres d'automutilation...)
Et c'est là l'idée géniale de Nietzsche : les pulsions agressives qui se déchaînent dans la mauvaise conscience sont précisément celles dont l'extériorisation s'est trouvée bloquée par le processus de socialisation ! La culpabilité n'est que la libération interne de la cruauté dont la libération externe s'est trouvée bloquée par la vie au sein de l'Etat. L'individu s'auto-châtie de vouloir être cruel : et ce faisant, il satisfait ses pulsions cruelles. Telle est la clé du texte : l'homme "a inventé la mauvaise conscience pour se faire du mal, après que l’issue naturelle de la volonté de faire du mal eût été bouchée".
(Peinture de Jean Walraevens, "le complexe de culpabilité")
Ceci nous conduit à une thèse un brin paradoxale : plus l'individu adoptera une conduite "morale" (plus il réprimera ses tendances agressives)... et plus il culpabilisera ! Chez Nietzsche, ce sont les instincts cruels qui fournissent l'énergie de la conscience morale, et c'est le comportement domestiqué qui mène à la culpabilité, dans la mesure où toutes les pulsions agressives dont l'extériorisation (c'est-à-dire : la voie naturelle de satisfaction) s'est trouvée entravée se retournent contre l'individu sous la forme de la mauvaise conscience. Faute de pouvoir ex-primer sa violence, l'individu l'in-prime par cette automutilation mentale qu'est la culpabilité.
Ce paradoxe (qui n'a rien d'une contradiction) explique le caractère de surenchère que prend la mauvaise conscience de l'homme domestiqué : se retournant contre sa propre nature, l'homme est condamné à forger des représentations du monde qui lui permettent de justifier, sous des formes toujours plus délirantes, cette faute absolue qui est la sienne, le caractère absolument condamnable qui est le sien. L'aboutissement de ce délire de la culpabilité, pour Nietzsche, se trouve dans l'invention (chrétienne) du Dieu saint, de ce Dieu parfait qui est allé jusqu'à se torturer, s'humilier et se détruire lui-même par l'intermédiaire de son fils... pour racheter notre faute.
Car c'est bien là ce que le Dieu chrétien a fait pour nous : il faut se remémorer, comme Nietzsche, les psaumes où le Christ crie sa détresse pour comprendre le sacrifice absolu qui fut le sien. Par le Christ, Dieu s'est fait homme, et c'est en homme qu'il crie sa détresse au pied de la croix. Pour comprendre le texte de Nietzsche, il est souhaitable d'avoir en tête des textes bibliques comme le psaume 22, cri de Jésus sur la croix : Tel est le calvaire du Dieu saint par Son Fils : comment pourrions-nous jamais payer cette dette ? Impossible : nous sommes absolument et définitivement en faute : notre culpabilité ne saurait jamais être assez forte, assez terrible notre châtiment. Pour Nietzsche, tel est le "paroxysme de déraison" en lequel s'enferme l'esprit humain lorsqu'il veut se retourner contre sa propre nature animale : il ne s'agit plus ici d'animalité, mais de "bestialité de l'idée" : seul l'homme peut être "bestial", non lorsqu'il retourne à son animalité, mais lorsqu'il la retourne contre lui-même, en une surenchère indéfinie de culpabilité.
Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?
Tu méprises mes plaintes et tu t’es détourné.
Je t’appelle le jour, j’invoque ta puissance.
La nuit, point de repos, où est ma délivrance ?
Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?
(...) Moi je suis un ver cramoisi transpercé.
Je ne suis plus un homme, d’opprobre terrassé.
Tous ricanent de moi, m’accablent e blasphèmes :
Recommande ton âme à Yaveh, puisqu’il t’aime !
Et moi je suis un ver cramoisi transpercé.
Ô ne t’éloigne pas quand proche est la détresse !
Toi qui m’avais conçu, formé avec adresse.
Alors que nul ami ne vient me secourir.
Ne m’as-tu pas aimé, veux-tu me voir mourir.
Non, ne t’éloigne pas quand proche est la détresse !
Des taureaux de Basan me rodent tout autour.
Les fauves affamés rugissent alentour.
Des molosses cruels les longs crocs me déchirent.
D’infâmes scélérats contre ma vie conspirent.
Des taureaux de Basan me rodent tout autour.
Comme l’eau qui s’écoule, ainsi s’enfuit ma vie.
Mes os sont desséchés comme argile pétrie.
Comme la cire en moi je sens fondre mon cœur.
Tandis qu’autour de moi persiflent les moqueurs.
Comme l’eau qui s’écoule, ainsi s’enfuit ma vie.
Ils ont percé mes mains, mes pieds ils ont cloué.
Mes os sont disloqués et mes muscles rouée.
Mes hardes se partagent en un concours inique,
Au sort et au hasard disputent ma tunique.
Ils ont percé mes mains, mes pieds ils ont cloué.
Dali... (détail)
Loin d'être le sceau de la nature humaine, la conscience morale est donc le produit d'un geste contre nature, selon trois sens que l'on peut préciser.
a) la conscience morale est contre-nature dans la mesure où elle résulte d'un blocage de l'issue naturelle de l'agressivité humaine, que constitue son extériorisation.
b) la conscience morale est contre-nature dans la mesure où l'homme cherche à aller contre sa propre nature animale, ce qui le conduit au délire de la faute absolue par laquelle son animalité dégénère en bestialité.
c) la conscience morale est contre-nature dans la mesure où elle est contre la nature ; ce dernier point est à préciser. Selon Nietzsche, par le christianisme, la faute de l'homme s'étend à la totalité du monde, qui devient le produit de la Chute. Le péché originel n'a pas seulement marqué de façon indélébile le coeur de l'homme : à travers lui c'est la nature entière qui se trouve pervertie. A la manière dont Nietzsche lit les textes chrétiens (notamment les Epîtres de Saint Paul), tout ce qui existe est entaché par la faute originelle : à travers le corps de l'homme, c'est l'ensemble de la matière qui se trouve condamné, dans la mesure où ce monde s'oppose au pur règne de l'esprit. Le péché originel a souillé la nature entière, ce monde d'ici-bas qui s'oppose dans son impureté au monde de l'au-delà. La conscience morale de l'homme n'exprime donc pas seulement la condamnation de l'homme, mais celle de tout ce qui existe, de tout ce qui est matière, de tout ce qui est là, dans ce monde de la chute.
La conscience morale est donc trois fois contre-nature. Mais, dans la mesure même où elle est contre-nature, elle reste une production... artificielle. C'est l'homme qui en est l'inventeur. Et, dans cette mesure même, il est toujours susceptible de s'en rendre maître à nouveau et de la renverser.
Mais qui serait assez fort pour cela ?
Renverser la conscience morale, c'est en effet s'opposer à tout l'héritage chrétien de la culture occidentale. Ce qui revient à dire que seul pourra opérer ce renversement celui qui pourra briser le cours de l'histoire de l'Occident pour l'arracher au mythe chrétien. Mais ce n'est pas tout. Car il ne suffit pas d'abolir le christianisme et la foi en Dieu pour opérer le renversement de la conscience : démasquer l'origine de la conscience morale, c'est déjà la dénoncer comme illusion. Mais celui qui prend conscience du caractère illusoire de la croyance religieuse ne renverse pas la conscience morale : au mieux, il la détruit. Pour la renverser, il faut lui substituer une autre conscience, une conscience qui, cette fois, serait au service de la célébration de la nature, de ce qui est, de ce qui existe : au service de la Vie.
Pour Nietzsche, renverser la conscience morale, ce n'est pas simplement l'abolir : car l'abolition des valeurs morales ne conduirait l'homme qu'à cet état d'individualisme étroit et mesquin qui caractérise le "dernier homme" du Zarathoustra. Si aucune valeur transcendante n'existe qui exige de moi que je me dépasse, que je me surmonte moi-même, pourquoi ne pas limiter mon ambition à la seule satisfaction de mes jouissances personnelles et immédiates, mon "petit plaisir du jour", mon "petit plaisir de la nuit", comme le veut le dernier homme ? Tel est le piège du nihilisme négatif : l'homme sans valeurs, c'est l'homme sans grandeur, l'homme qui ne cherche plus à se surmonter, mais à se satisfaire.
Pour échapper à ce piège, il faut être capable, après avoir dénoncé et rejeté les valeurs chrétiennes, de re-poser de nouvelles valeurs, des valeurs conformes à la nature, à la vie, qui amènent à l'exploitation de tous les possibles de l'être humain, au plein épanouissement de ce qu'il est (et non à sa condamnation au nom de ce qu'il devrait être). Pour retrouver les trois métaphores que nous avons déjà croisées, seul pourrait effectuer ce "renversement de toutes les valeurs" celui qui, ayant été chameau (celui qui prend sur lui le poids de tous les interdits, de tous les devoirs), ayant été lion (celui qui se libère du joug de l'interdit et du devoir), saura devenir l'enfant qui joue. C'est-à-dire celui qui affirme en riant de nouvelles règles du jeu de l'existence, qui lui permettent de développer ses possibles sans oublier qu'il est lui-même l'auteur de ces règles. Celui, donc, qui saura surmonter la prise de conscience du caractère illusoire des valeurs sacrées en se faisant lui-même créateur de valeurs.
Pour Nietzsche, c'est la figure du "surhomme" qui apparaît ici. L'homme réconcilié avec la nature, avec sa propre nature, l'homme créateur de valeurs dont la conscience est au service du plein épanouissement de la Vie.
Mais qui serait assez fort pour cela ?
(Dessin de Stephen Bautista, Humanoid)
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