Histoire et interprétation (3)
Il nous reste à présent à traiter une délicate question : si toute connaissance de l'Histoire est écriture de l'Histoire, pourquoi écrit-on l'Histoire ? De façon générale, qu'y a-t-il d'intéressant dans l'étude du passé ? C'est une question embarrassante, parce que les premières réponses qui viennent à l'esprit ne sont pas très convaincantes. La première consiste à dire que l'Histoire est un champ du savoir comme un autre, et que la recherche de la vérité doit, pour tout philosophe, être une fin en soi. Connaître et comprendre le passé n'auraient donc pas besoin d'une autre justification, d'une autre finalité que celle de la quête du savoir. Après tout, si l'on demandait aix mathématiciens pourquoi ils font des mathématiques, il y en aurait fort peu pour nous dire que tout l'intérêt des mathématiques, c'est qu'on peut les appliquer à la physique...
Le problème est que, précisément, le domaine de l'Histoire n'est pas un champ du savoir comme un autre. Dans la mesure même où toute interprétation de l'histoire engage une vision du monde, son étude implique une multitude d'enjeux culturels qui dépassent de très loin le seul amour désintéressé de la vérité. Faire de l'Histoire un champ du savoir parmi d'autres, c'est s'interdire de comprendre pourquoi les programmes d'histoire ont, dans les Etats totalitaires mais également dans ceux qui le sont moins, fait l'objet d'autant de polémiques. L'histoire récente des "effets positifs de la colonisation" n'est qu'un signe, au même titre que le blocage des débats sur la page wikipedia dédiée au "révisionnisme" ; des signes, qui nous indiquent que l'étude et l'enseignement de l'histoire constituent un enjeu culturel majeur, irréductible au seul intérêt "scientifique".
Nos ancêtres les Gaulois...
Cet enjeu cuturel apparaît dès lors que l'on interroge la manière dont les sociétés reconstruisent leur Histoire. A cet égard, il est intéressant de dresser un parallèle entre la mémoire individuelle et la mémoire "collective", pour mettre en lumière comment les mécanismes de la mémoire individuelle peuvent justifier l'idée de mémoire "sociale", socialisée. Pour ce faire, nous avons pris appui sur un texte d'Halbwachs, que voici).
L'idée-clé du texte est que la mémoire d'un individu ne doit pas être conçue comme une sorte d'espace de stockage, comme un lieu de dépôt des événements que nous avons vécus ou dont nous avons pris connaissance. La mémoire d'un être humain n'a rien à voir avec un "disque dur" d'ordinateur, pur espace de conservation de données. En ce sens, "se souvenir", ce n'est pas aller consulter nos archives personnelles, mais re-produire, reconstituer mentalement un acte ou un événement. En ce sens, on, peut dire que tout acte de souvenir est, fondamentalement, un travail de mémoire.
Dali, La persistance de la mémoire
Or cette reconstitution n'est pas un acte neutre, pas plus que n'est neutre la sélection des événements que nous choisissons de rappeler. Pour Halbwachs, si l'esprit se livre à ce travail de reconstitution, c'est parce qu'il y est sollicité ; or la source, l'origine de cette sollicitation, c'est d'abord le corps social. C'est dans et par les échanges avec autrui que j'effectue le "travail de mémoire" par lequel je reconstruis le passé, c'est en réponse à une demande, à une exigence du monde extérieur que je me livre à ce travail de l'esprit. Or cela revient à dire que ce travail s'effectue lui-même de façon à satisfaire cette exigence : la reconstruction du passé est toujours orientée, finalisée par le besoin ou l'utilité qui fonde la demande.
Prenons un exemple précis. Je peux être invité, lors d'un entretien d'embauche par exemple, à "me souvenir" de mon parcours scolaire. Ici, l'orgine du souvenir, c'est donc une sollicitation issue du monde social. Mais la reconstitution à laquelle je me livre sera évidemment orientée, guidée par le projet qui est le mien au cours de cet entretien. Les événements que je restitue, la manière dont je les présente, a évidemment pour but de convaincre mon interlocuteur du fait qu'il est tout à fait souhaitable pour lui de m'embaucher. On voit ici en quel sens il faut comprendre la notion "d'orientation" du souvenir : il serait évidemment très risqué d'inventer un cursus totalement imaginaire : le travail de mémoire n'est pas un pur travail d'imagination. mais il serait tout aussi absurde de chercher à adopter un point de vue totalement objectif, impersonnel, "neutre". En premier lieu parce que ce que, conformément à ce que nous avons montré précédemment, un tel point de vue n'existe pas. Toute restitution du passé est une narration du passé, et toute narration du passé est une interprétation du passé. On retrouve ici l'exigence de sens qui doit régir un entretien d'embauche : ce que me demande mon interlocuteur, ce n'est pas de lui répéter une chronologie de dates (qu'il connaît d'ailleurs puisqu'elles figurent sur mon CV), mais de lui raconter une histoire, c'est-à-dire de faire apparaître la (ou les) logique(s) qui ont déterminé mon parcours. En ce sens, se limiter à une succession de dates, ce n'est pas être "neutre", c'est raconter l'histoire d'un individu qui a subi les événements, qui ne s'est pas donné la peine de chercher à mettre en cohérence sa formation avef son (ses) projet(s) personnel(s).
Se livrer au travail de mémoire sollicité par l'entretien, ce n'est donc ni "raconter des histoires" en inventant un parcours fictif, ni chercher un illusoire point de vue "neutre" : c'est restituer mon parcours au sein d'une trajectoire cohérente et intelligible, dans un récit dont l'aboutissement logique semble être l'embauche que, précisément, je vise. Imaginons un élève de TSTG qui aurait initialement emorunté la filière ES avant de se réorienter vers la filière technologique en option GRH (Gestion des ressources humaines). Ce type de parcours peut se "raconter" comme suit : "j'avais initialement choisi de suivre une filière ES parce que j'étais très intéressé par les enseignements portant sur les phénomènes économiques et les logiques sociales (j'ai été particulièrement intéressé par les approches sociologiques), mais je me suis aperçu que cet enseignement théorique ne correspondait pas entièrement à mes attentes : je souhaitais en effet m'orienter davantage vers la pratique concrète des rapports sociaux, acquérir des connaissances qui soient davantage "en prise" avec les rapports humains directs. C'est pourquoi j'ai souhaité suivre une formation dans le domaine de la GRH, qui a l'avantage de proposer, avec le Management, un cadre théorique directement "branché" sur les interactions sociales telles que celles que l'on rencontre dans une entreprise."
Ce récit n'est pas plus "faux" qu'un autre ; il n'est notamment pas plus "faux" que celui qui consisterait à dire que "j'ai tenté une ES, mais j'étais vraiment une quiche en maths, et en histoire c'était vraiment pas ça, donc pour éviter le redoublement j'ai opté pour une filière techno." Dire que le second récit est plus vrai que le premier, c'est tout simplement admettre le préjugé idiot selon lequel le management serait de la sous-sociologie, comme la comptabilité serait de la sous-économie. Ces disciplines correspondent à des finalités et à des projets différents, et si ce vieux préjugé perdure, c'est que le système scolaire républicain continue à valider, comme le voulait Bourdieu, l'idée selon laquelle la "vraie" réussite scolaire, c'est avant tout la réussite dans les espaces classiquement réservés aux élites sociales. En ce sens, le second récit est tout aussi "orienté" que le premier, même si ses présupposés idéologiques sont moins explicites... et donc plus pernicieux.
Cet exemple nous montre que le travail de mémoire s'effectue toujours en réponse à une demande dont la finalité oriente la re-construction que j'effectue du passé. En ce qui concerne le vécu individuel, cela revient à dire que toute reconstruction de son propre passé a toujours une dimension "mythique" : raconter son histoire, c'est toujours se raconter une histoire. Comme le voulait Lacan (et comme le disait déjà Pascal, quoique en des termes différents), la construction du "'moi" relève toujours en partie de l'imagination. Il serait vain de chercher un "moi" qui serait totalement indépendant du récit dans lequel j'inscris son (mon) histoire. En ce sens, le travail de formulation de leur propre passé auquel se livrent la majorité des adolescents est avant tout un acte d'appropriation de leur propre identité, par lequel il cessent de confier aux autres le soin de raconter (et d'écrire) leur histoire pour devenir les auteurs du récit. Devenir l'acteur de sa propre existence, c'est toujours d'abord devenir l'auteur de sa propre histoire. Si, dans leurs rapports sociaux les plus intimes, une bonne partie des adolescents passent une bone partie de leur temps à "raconter leur vie", c'est d'abord parce que l'appropriation du passé (et du présent) est la condition d'une maîtrise autonome de leur avenir.
A cet égard, l'avant dernier-roman du grand écrivain colombien Gabriel Garcia Marquez est très illustratif. Il est absolument impossible de dissocier, dans ce roman, ce qui relève de la restitution du passé (de l'auteur) et ce qui relève de l'écriture romanesque : non seulement la vie elle-même s'y trouve formulée de façon poétique, mais les événements qui y sont restitués... sont déjà familiers au lecteur de Garcia Marquez, pusiqu'il les a déjà lus dans d'autres romans (non autobiographiques) du même auteur ! Or quel est le titre de ce livre ? "Vivre pour la raconter"... [Vivir para Contarla] On trouve ici, poussée jusqu'à son terme, la magnifique ambiguïté de l'idée selon laquelle l'auto-écriture donne un sens à la vie : d'une part, conformément à ce que nous avons dit, c'est par l'interprétation de l'histoire que celle-ci accède au "sens" : c'est la narration du passé qui en fait apparaître la logique, qui la rend compréhensible. Mais d'autre part, c'est ici cette narration elle-même qui devient le but de l'existence : la vie ne vaut la peine d'être vécue que si elle donne lieu à un récit valable : l'autobiographie devient ainsi une autre manière de "faire de sa vie une oeuvre d'art"...
Le titre évocateur de ce grand film d'Alain Resnais...
Pour Halwachs, toute restitution du passé, tout acte de souvenir est donc un acte de reconstruction sollicité et orienté par une demande émanant avant tout du corps social. Mais cela implique que la mémoire des individus sera elle-même influencée, guidée, orientée, mise en forme par les structures sociales, et plus précisément par le type d'attentes et de réponse que produisent ces structures. Chaque système social nourrit ses propres attentes (les critères de vaolrisation d'un parcours scolaire ne sont pas les mêmes aujourd'hui qu'il y a un demi-siècle) et désigne ce que sont les éléments "pertinents" pour répondre à ces attentes. Pour rester dans le domaine de l'histoire individuelle, on peut dire qu'avant Rousseau (l'un des premiers penseurs occidentaux à reconnaître à l'enfance un statut à part entière, en ne la considérant plus seulement comme un état de "pré-adultité"), et plus encore avant Freud, les récits biographiques et autobiographiques ne sollicitaient pas de la même manière les premières années de vie (et ce qu'il fallait en retenir) que ce ne fut le cas après Rousseau et Freud. L'influence sociale des Lumières, dont on pourrait dire de "L'Emile" (Rousseau) qu'il en constitue le socle "pédagogique", la diffusion sociale de la psychanalyse ont profondément modifié l'approche de l'histoire d'un individu, en transformant à la fois la "pertinence" du récit des premières années et la nature des éléments qui, dans ce récit, étaient "pertinents" pour comprendre la trajectoire ultérieure de l'individu.
La mémoire individuelle est donc causée, guidée et mise en forme par l'environnement social de l'individu. On comprend alors en quel sens on va pouvoir parler de "mémoire collective" chez Halbwachs. La mémoire collectove ne désigne pas une sorte d'espace de stockage dans laquelle une entité ("la société") puiserait ses souvenirs ; la mémoire collective, ce sont avant tout ce que Halbwachs nomme les "cadres sociaux de la mémoire", c'est-à-dire l'homogénéité, l'analogie qui existe entre les mémoires individuelles, cette analogie reposant sur le fait que la mémoire de chaque individu se construit conformément au même type de sollicitations, au même type d'attentes, au même type de finalités. On peut donc dire que chaque société produit un certain "type" de mémoire chez les individus, ce type étant en partie déterminé par les structures et les idéologies qui régissent ce corps social.
Mais dans ce cas, on peut admettre l'idée selon laquelle la façon dont l'histoire d'un peuple, d'une société, est restituée est elle-même influencée par les impératifs auxquels sont soumises les institutions de cette société. Si la mémoire est influencée par les structures sociales, il est légitime de supposer que le récit de l'Histoire qui s'élaborera au sein de cette société sera lui-même orienté, guidé par les exigences économiques, sociales, politiques auxquelles la société doit faire face. Pour le dire en une formule : le passé d'une société sera toujours reconstruit en fonction des exigences et des besoins, actuels et à venir, d'une société particulière.
Un mythe concernant l'origine d'une civilisation : Romulus et Remus (par Rubens)
Attention : nous ne parlons pas ici de l'Histoire telle que la reconstitue l'historien, mais de l'histoire d'une nation telle qu'elle prend forme dans la mémoire des individus qui la composent (mémoire collective). Nous verrons que le travail de l'historien est précisément de dissocier ce qui est de l'ordre du travail "scientifique" de restitution du passé, et ce qui est de l'ordre du mythe que se raconte à elle-même une société afin de satisfaire ses besoins actuels. Si la mémoire individuelle est déterminée par les structures sociales, le passé d'une société tel qu'il se reflète dans les mémoires individuelles doit être déterminé par les défis et les enjeux que cette société rencontre. Que l'historien puisse rompre entièrement avec les mythes de la société à laquelle il appartient est une autre question, que nous aborderons plus tard (nous verrons que, pour Nietzsche, l'historien ne peut rompre ce lien entre histoire "scientifique" et histoire mythique qu'en vidant l'étude de l'Histoire... de tout ce qui fait son intérêt.)
Un exemple particulièrement parlant de relecture historico-mythique de l'histoire à l'aune d'un impératif de "survie" social nous est offert par le résistancialisme. Le résistancialisme repose sur une restitution discutable de la période de guerre en France, la nation française y étant présentée comme une nation majoritairement "résistante". Cette relecture est évidemment intenable pour l'historien actuel (elle l'est notamment devenue après la publication du livre de Paxton (1973) intitulé "La France de Vichy"). Mais il va de soi que c'est précisément dans son caractère mythique que se manifestent les enjeux sociopolitiques de l'Histoire. Sans entrer dans le détail d'une analyse que vous avez effectuée par ailleurs, la raison d'être de ce mythe est évidemment politique : le résistancialisme permet de maintenir l'unité d'une nation française menacée dans son intégrité par les tensions qui suivent toute résolution d'un conflit. Le meilleur moyen de mettre fin aux antagonismes, c'est encore de nier qu'il y ait réellement eu conflit. On pourrait dire du résistancialisme qu'il est la face "positive" de la tonte des femmes : la seconde avait pour fonction de focaliser (et de décharger) la haine et le ressentiment sur une minorité ainsi constituée en bouc émissaire ; le premier permet d'effacer la faute d'une part majoritaire du corps social.
Critiquer le résistancialisme au nom de son manque de probité scientifique n'a donc pas grand sens ; car le projet qui le sous-tendait n'avait pas grand chose à voir avec la curiosité savante. De Gaulle devait préserver l'unité nationale ; la ré-écriture de l'histoire lui a permis de donner un fondement historique à cette unité, de "désenraciner" les causes d'une discorde en les effaçant de la mémoire officielle. En ce sens, le résistancialisme offre une belle illustration de la thèse de Durkheim selon laquelle plus le passé d'un peuple a pour ce peuple une importance stratégique, plus sa reconstitution tendra à devenir mythique. En ce sens, le passé reconstruit dans la mémoire collective sera d'autant plus proche du fantasme communautaire que l'Histoire sera devenue un enjeu culturel.
Et, pour reprendre le cas du résiatancialisme, on peut ainsi lire la déconstruction du mythe à partir des années 60 de deux manières : soit en affirmant que cette démolition correspond à une victoire de la vérité, la ténacité des historiens étant venue à bout des vélléités historisantes des politiques, le mythe se dissolvant sous les feux de la raison lucide et impartiale, etc. Soit l'on peut considérer que cette déconstruction exprime tout simplement le fait que, à partir des années 60, l'attitude des Français durant l'Occupation cesse d'être un enjeu majeur pour la survie du corps social. En ce sens, le démantèlement du résistancialisme serait moins le signe que, en Histoire, la vérité finit toujours par triompher, qu'un indice du fait qu'elle ne peut triompher que lorsque la vérité cesse d'être culturellement embarrassante. N'oublions pas que, dès 1964, Brassens chantait déjà :
On peut vous l'avouer, maintenant, chers tontons
Vous l'ami les Tommies, vous l'ami des Teutons
Que, de vos vérités, vos contrevérités
Tout le monde s'en fiche à l'unanimité
De vos épurations, vos collaborations
Vos abominations et vos désolations
De vos plats de choucroute et vos tasses de thé
Tout le monde s'en fiche à l'unanimité
Georges Brassens, Les deux Oncles
Ajouter un commentaire