La perspective mise en perspective
Révolution culturelle : science, technique, art... ou l'inverse
La "révolution" que nous allons (brièvement) présenter pour terminer notre cheminement cette année, appartient bien au même "univers" que les deux précédentes (Révolution astronomique, Révolution géographique) ; mais il faut se rappeler en l'abordant que nous avons suivi un cheminement... à reculons.
Si la révolution astronomique commence bien, avec Copernic, au XVI° siècle, elle ne se déploie réellement qu'au XVII° siècle : on peut donc dire qu'elle appartient de droit à l'âge classique. La Révolution géographique, elle, commence bien au XV° siècle (avec un tournant vers 1492...), mais se déploie pleinement au XVI° siècle : elle est l'un des aspects essentiels de la Renaissance. La révolution picturale dont nous allons parler commence quant à elle dès le XIV°... et est déjà terminée au XVI° ; si bien qu'elle caractérise plutôt cette période précoce de la Renaissance italienne qu'est le Quattrocento.
Cette précision est importante, car elle va à l'encontre d'un préjugé récurrent quand on étudie les grandes transformations qui s'opèrent dans le monde de la culture. Les historiens (d'aujourd'hui) ont souvent tendance à présenter ces transformations comme si elles étaient toujours initiées par des innovations scientifiques ou techniques ; cette tendance est liée au préjugé (car c'est un préjugé) positiviste selon lequel la science et la technique sont les véritables moteurs du "progrès". Dans le même ordre d'idées, les "découvertes scientifiques" seraient le moment premier, les "inventions techniques" n'en constituant que la mise en oeuvre concrète.
Or si l'on considère ce qu'il se passe dans la culture européenne du XV° au XVIII° siècle, on s'aperçoit que :
1. les théories scientifiques ont bien souvent été devancées par des innovations techniques, qui n'en sont donc pas les "applications", mais les supports. Par exemple, on n'a pas découvert la théorie moderne de l'optique avant de la "mettre en pratique" dans la construction des lunettes astronomiques et des télescopes. Cela, c'est ce qu'a voulu nous faire croire Galilée, selon lequel c'est sa propre compréhension de la théorie optique qui lui a permis de construire des télescopes incomparables. Mais en vérité, la lunette qu'utilisera Galilée a été construite avant la théorie optique qu'elle implique (et ce n'est d'ailleurs pas Galilée qui construira cette théorie, dont il ne dispose pas, mais bien Kepler). C'est une production d'artisan, pas un dispositif de "science appliquée".
La lunette astronomique de Galilée
2. les innovations techniques ont bien souvent été devancées par des avancées dans des domaines comme le champ artistique. Nous avons vu que la Révolution astronomique reposait sur deux processus fondamentaux : géométrisation du réel, et adoption de l'homme comme "point de vue" sur l'Univers (permettant de saisir l'ordre prescrit par Dieu à la Nature). Nous avons retrouvé ces deux processus dans la Révolution géograhique, un siècle plus tôt. Mais ces deux principes se trouvent déjà, et de façon très explicite, dans la révolution picturale qui se produit dans le champ artistique, dès le 15e siècle.
De sorte que, contrairement à l'ordre que nous avons suivi, la grande révolution culturelle qui se produit aux alentours de la Renaissance en Europe :
1. commence dans le champ artistique...
2. ...se poursuit dans le domaine géographique...
3. ... et s'achève dans l'espace proprement scientifique de l'Astronomie.
La "vision du monde" à laquelle appartient la description mathématique de l'Univers à l'âge classique, a d'abord émergé dans les images du monde données par les peintres du Quattrocento.
Dans les dessins de Vinci, est-ce l'art qui n'aît de la science... ou l'inverse ?
La révolution picturale
En quoi consiste donc cette "Révolution picturale" qui se produit dans le champ artistique du 14e siècle ? Comme toutes les révolutions (et plus encore les révolutions artistiques), celle-ci est multidimensionnelle. Mais ses différents éléments se rapportent tous, de façon plus ou moins directe, à l'invention de la perspective.
Attention : nous disons bien : "invention", et non découverte. Comme le souligne Daniel Arasse (qui nous servira de guide pour cette séquence), on peut découvrir quelque chose qui existait déjà, indépendamment de nous, mais qu'on ne connaissait pas encore. En ce sens, les Européens ont bien "découvert" (et non inventé) l'Amérique à la fin du 15e siècle, puisque le continent américain existait déjà, même s'ils en ignoraient l'existence. En revanche, la représentation en perspective est bien une création de l'homme ; elle n'existait pas avant que certains hommes décident d'en forger la théorie, d'en imaginer les modalités techniques, et de la mettre en... oeuvres.
Sans doute la première oeuvre en perspective linéaire monofocale rigoureuse : la Trinité de Masaccio (1425)
Cette précision est importante, car elle nous interdit de concevoir la représentation en perspective comme la représentation "vraie", celle qui serait déjà inscrite dans l'ordre de la nature, dans la structure de l'univers lui-même, et que l'homme devrait simplement dévoiler. La représentation en perspective est un choix de représentation, qui n'est pas plus "vrai" qu'un autre, qui n'a pas plus de "valeur" (artistique, philosophique, scentifique...) qu'un autre. Un tableau qui représente de façon réduite un objet qui se trouve au second plan n'est pas plus "vrai" que celui qui représente l'objet avec les mêmes dimensions que ceux du premier plan. Il semblerait même que, si on devait attribuer aux deux tableaux un coefficient de vérité, le second serait à privilégier, puisque, "en vérité", il est évident qu'un homme ne rétrécit pas parce qu'il s'éloigne !
Il s'agit donc bien d'un choix, qui n'a rien de nécessaire.
1. D'une part, rien n'impose d'adopter une représentation en perspective ; avant et après le Quatrocentto, les peintres ont adopté des représentartions qui n'ont rien à voir avec la perspective. Il n'y a pas de perspective dans cette peinture :
Art pariétal, préhistoire (Lascaux)
...ni dans celle-ci...
Art médiéval
...ni dans celle-là...
Art moderne : Monet
....encore moins ici...
Art contemporain : Picasso
...pas plus que là...
Gustav Klimt
...ni, évidemment, dans celle-là :
Art abstrait (Kandinsky)
2. D'autre part, même dans les représentations en perspective, la perspective linéaire monofocale n'est qu'une possibilité parmi d'autres.
On pourrait ainsi adopter une perspective bifocale : avec un point de fuite correspondant au regard tourné vers le côté gauche du tableau, et un autre correspondant au regard du spectateur lorsqu'il se tourne vers le côté droit. Non seulement c'est une perspective théoriquement possible, mais elle a bel et bien été adoptée par certains peintres de la même époque, comme Paolo Uccello :
Paolo Uccello, La bataille de San Romano (1456)
On peut parfois, en jouant sur les architectures urbaines, produire des photographies qui "obligent" le spectateur à différencier sa vision en plusieurs "postures" ; regard tourné vers la partie gauche, regard tourné vers le centre, regard tourné vers la partie droite ; l'effet obtenu est généralement curieux, mais garde le plus souvent quelque chose de rebutant.
Un joli exemple de photographie à perspective linéaire trifocale (que j'emprunte au site de photo "la retouche")
On pourrait aussi songer à une représentation qui opterait pour la perspective tournante : le tableau ressemblerait alors à ce que l'on obtient quand on fait une photo en mode "panoramique": la route transversale qui se trouve devant nous devient alors un arc de cercle : c'est très pratique si l'on veut photographier, par exemple, un cortège, un défilé ou une manifestation.
Et là encore, c'est déjà ce qu'avaient pensé certains peintres du Quattrocento, comme Fouquet :
Jean Fouquet, Heures d'Étienne Chevalier, charité de Saint Martin (vers 1460)
Si donc la perspective linéaire monofocale l'a emporté, ce n'est pas parce qu'elle est plus vraie, ou parce qu'elle est la plus adaptée à la réprésentation de la réalité, mais bien parce qu'elle est la plus en phase avec la "vision du monde" des hommes du Quattrocento : avec leur "manière de voir le monde", leur "représentation du monde", leur vision du monde qu'ils représentent.
Les images du monde produites par les peintres de la Renaissance nous renseignent donc moins sur le monde (qui n'est pas plus "monofocal" que "bifocal" ou autre chose) que sur eux-mêmes, sur leurs représentations.
Et la question-clé est alors de savoir pourquoi ces peintres ont choisi et construit ce mode de représentation : qu'est-ce que traduit ce choix ? Quel changement dans la vision du monde du 14e siècle peut expliquer ce changement dans les images du monde que l'on va peindre ? Comment les peintres du 15e siècle se représentent-ils le monde, pour décider de le représenter de cette façon ?
Les oeuvres d'un artiste sont toujours son propre reflet : "Andy Warhol aux miroirs" (1977)
Perspective et géométrisation du monde
Le premier élément de réponse nous est déjà familier ; si nous considérons que le passage à la représentation en perspective est essentiellement un phénomène qui se produit à Florence, entre 1420 et 1450, on doit souligner que ce mode de représentation est intimement lié à l'adoption d'une vision géométrique du monde, et donc à une représentation géométrisée de la réalité. La perspective florentine... c'est de la géométrie appliquée (il existe un autre foyer d'émergence de la perspective, dans les Flandres, qui, lui, ne repose pas sur une géométrisation).
Si les peintres forment des images du monde fondées sur des principes géométriques, c'est donc que la "géométrisation du monde" est déjà à l'oeuvre. Les principes mathématiques que le peintre établit sous forme de principes théoriques, ne sont pas pour lui de simples "conventions" que l'homme choisit arbitrairement : ce sont les principes qui structurent effectivement la réalité. Les lois que le peintre doit suivre pour déterminer l'élévation du point de fuite, et ensuite déterminer le bon écartement des parallèles, sont des lois qui s'imposent à lui du fait des principes de l'optique, qui sont eux-mêmes des principes géométriques.
Une belle perspective linéaire monofocale : le Pérugin, Christ remettant les clés à saint Pierre , 1481
Il ne s'agit pas encore, au 15e siècle, d'établir les lois de l'optique moderne, comme les lois de la réfraction, qui permettent de comprendre ce qu'il se passe dans une lentille (et dans l'oeil) ; ces lois, nous l'avons dit, ne seront établies que par Kepler, au XVII° siècle. La théorie optique sur laquelle prennent appui les peintres du Quattrocento consiste essentiellement dans le fait de considérer la vision comme un processus dans lequel des rayons lumineux convergent, depuis les objets, vers l'oeil qui les perçoit, formant ainsi une "pyramide visuelle".
La pyramide visuelle illustrée par Alberti, le grand théoricien italien de la perspective
Dans cette optique, le tableau n'est plus considéré comme une surface que l'on doit peindre, mais bien comme une surface interposée entre l'objet représenté et l'oeil : le tableau devient une "fenêtre", qui représente ce que le spectateur verrait si les objets représentés existaient réellement.
Il faut ici faire attention : ce n'est pas le monde que le peintre doit représenter : le tabeau n'est pas une fenêtre "sur le monde" ; mais bien, selon Alberti une fenêtre sur l'histoire. On pourrait ainsi dire que le tableau "donne sur" des mondes qui sont une création de l'esprit du peintre, en les faisant apparaître tels que le spectateur les verrait s'il était en train de les observer.
Construire une bonne représentation, c'est donc être capable de déterminer exactement ce que serait l'image visuelle perçue par l'oeil du spectateur, qui contemplerait la scène représentée depuis un certain point de vue. Et le seul moyen de produire cette image exacte, c'est de déterminer mathématiquement la forme que prendrait l'objet du fait de sa distance et de son élévation par rapport à l'oeil qui le regarde. C'est bien une procédure géométrique que doit suivre le peintre.
Une illustration contemporaine des rapports entre arts graphiques et géométrie : Thomas Canto
Quand nous parlons de "la perspective", nous désignons en fait un type particulier de représentation en perspective : nous parlons principalement de la perspective linéaire monofocale. Ce type de représentation correspond à l'image qui est vue par un oeil, unique et immobile, situé en un point p. Ce mode de représentation nous est tout à fait familier... puisque c'est celui que nous retrouvons dans la photographie (et dans une certaine mesure, au cinéma). Les images qui s'impriment sur la pellicule (du temps, du moins, où il y avait des pellicules) sont celles qui sont restituées par une lentille qui joue un rôle analogue à celui d'un oeil humain immobile.
Dans cette optique (au sens propre), les dimensions des objets rétrécissent avec la distance, conformément à un principe simple : les parallèles équidistantes dans la réalité se rapprochent, qu'elles soient horizontales ou verticales.
Pour illustrer ce principe bien connu, supposons que vous soyez face à une pièce dont les murs sont recouverts d'un papier peint rayé : sur le fond blanc, des lignes noires sont tracées, à distance régulière. Si les murs, le sol et le plafond sont tapissés, la vision en perspective fera apparaître un "rapprochement" progressif des lignes, aussi bien horizontales (sol et plafond) que verticales (mur).
La conséquence de ce "rapprochement", c'est bien sûr que les lignes parallèles orientées vers le fond convergent dans l'image : toutes les lignes du sol, si on les prolonge, tendent à converger vers un point unique sur l'image. C'est aussi le cas de toutes les lignes des murs orientées vers le fond. Comme c'est aussi le cas des lignes du plafond. Et ce qui est fascinant, c'est que toutes ces lignes convergent.... vers le même point, que l'on appelle "point de fuite". C'est ce qu'illustre le dessin ci-dessous :
Si on applique ce principe à la représentation d'un paysage réel (disons : une route en ligne droite), cela donne ce genre de choses :
La ligne rouge (qui constitue la ligne de "rencontre" entre les lignes de ciel et les lignes de terre : c'est l'horizontale qui passe par le "point de fuite") est la "ligne de fuite". Tout photographe a un jour pris une photo de ce genre, surtout s'il est allé aux Etats-Unis : la ligne de fuite et le point de fuite apparaissent avec évidence.
Et c'est encore mieux quand on prend une voie de chemin de fer, car on voit nettemment le rapprochement (mais non la convergence) des parallèles horizontales, correspondant aux traverses de la voie.
Les vues de ville (et notamment des grandes villes contemporaines) se prêtent particulièrement bien à ce type de représentation, du fait de l'entrelacement des horizontales et des verticales, qui fait apparaître la convergence des parallèles vers le point de fuite :
Ou, en moins schématique :
Toutes ces images correspondent à une représentation en perspective linéaire (les parallèles sont représentées par des droites) monofocale (il n'y a qu'un point de fuite). Encore une fois, il faut insister sur le fait qu'il s'agit d'un choix, qui n'a rien de nécessaire. Non seulement rien n'impose une représentation en perspective, mais même dans les représentations en perspective, celle-ci n'est qu'une possibilité parmi d'autres.
Si elle accède à la domination en Italie au Quattrocento, c'est d'abord parce qu'elle satisfait pleinement l'exigence géométrique, aussi bien dans sa dimension théorique que dans sa dimension pratique. Ce sont des procédés géomériques qui vont donner aux peintres les moyens techniques permettant de construire leurs oeuvres, le peintre rejoignant ainsi l'architecte, qui fonde ses constructions sur des principes mathématiques. Ce n'est donc pas un hasard si celui que l'on considère comme "l'inventeur" de la perspective, Filippo Brunelleschi, auteur à la fois du premier tableau en perspective linéaire monofocale et du dispositif technique permettant d'en vérifier l'exactitude est un architecte. Le but de Brunelleschi reste d'ailleurs l'objet de discussion ; mais il est assez probable que le but de son dispositif n'était pas de permettre la création d'oeuvres d'art, mais bien de démontrer qu'il était possible pour les architectes de substituer une oeuvre peinte au traditionnel modello, cette maquette préparatoire de la construction.
Le dispositif de Brunelleschi fait partie des "lieux comuns" sacrés de l'histoire de la peinture. Vous en trouverez sans difficulté des dizaines de description : je n'en rappelle que le principe, qui est de percer un trou circulaire à l'endroit du point de fuite du tableau, puis de se replacer devant la scène représentée en tenant devant soi un miroir : en faisant bouger le miroir, en peut vérifier que la similitude entre ce que l'oeil voit "en vrai" et ce qu'il voit dans le miroir (qui reflète le tableau) est parfaite.
La tavoletta de Brunelleschi (et le tableau peint) ont été perdus... mais on en a reconstruits depuis !
Reste que si ce dispositif, qui date de 1415, nous éclaire sur la nature de la perspective, et démontre son efficacité, il ne nous dit pas comment on doit s'y prendre pour peindre l'image qui se reflètera dans le miroir. Où situer le point de fuite ? Comment déterminer le rapprochement des parallèles ? C'est bien grâce à des considérations et des procédés géométriques que le peintre florentin va pouvoir répondre à ces questions.
Pour savoir où situer le point de fuite, le peintre doit d'abord déterminer la hauteur par rapport au sol de l'oeil censé contempler la scène représentée. Le point de fuite se situe au centre de la vision d'un oeil qui regarde devant lui. La hauteur du point de fuite sur le tableau est donc déterminée par la hauteur du regard par rapport aux objets du tableau, mais aussi par l'emplacement et les dimensions de la "fenêtre" du tableau.
Prenons le cas le plus simple : une toile qui est posée sur le sol, et qui représente ce que perçoit un oeil situe à environ 1.75 du sol, qui regarde droit devant lui. La ligne de fuite sera située à 1.75 du sol. Si la toile ne va pas jusqu'au sol, il faut évidemment diminuer la hauteur du point de fuite par rapport au bas du tableau. Si l'oeil regarde vers le bas, il faut élever le point de fuite, ; et s'il regarde vers la gauche, il faut décaler le point de fuite vers la droite, etc. Impossible de s'en sortir si l'on ne dresse pas dès le départ un schéma permettant de situer l'oeil, la scène représentée et l'emplacement de la toile.
Et les choses deviennent plus compliquées pour déterminer la position des parallèles, et leur rapprochement au fur et à mesure qu'elles "s'éloignent" en direction du point de fuite. Reprenons le cas où je représente ce que voit un oeil qui regarde une pièce dont les papiers peints sont rayés par des lignes régulières. Une fois situé mon point de fuite, je sais comment faire converger les lignes parallèles du sol orientées vers le fond : il suffit de "tirer" mes lignes depuis le point de fuite.
Mais comment placer les perpendiculaires ? A quelle hauteur dois-je situer les lignes horizontales du sol, du plafond ? Quel espacement dois-je prévoir entre les lignes verricales des murs ? et quelle diminution dois-je effectuer ?
Prenons un exemple simple : si je dois représenter une cuisine vue par homme "normal", cuisine dont le sol et les murs sont carrelés. Où dois-je tirer les "traits" horizontaux qui correspondent aux carreaux du sol ? les traits verticaux qui correspondent à ceux des murs ?
Le
Le moyen le plus simple dans cette situation est de placer, à côté de ma feuille, une seconde feuille, sur laquelle je ferai apparaître une seconde "pyramide visuelle", correspondant à la vision d'un spectateur observant la même scène, à la même hauteur, à la même distance, mais de façon latérale. Concrètement, je construis une seconde "pyramide visuelle", dont l'origine est un point dont la distance au "point de fuite" (distance OC) correspond à la distance de l'oeil au tableau :
Les deux réseaux de ligne se croisent : les lignes "tirées" depuis O coupent les lignes "tirées" depuis C ; et les points d'intersection se situent en fait sur les lignes que je cherche. On voit en effet que les points d'intersection sont bien situés sur des droites, que je n'ai plus qu'à tracer.
Plus encore, je n'ai pas besoin de trouver tous mes points d'intersection : un petit nombre suffit. Car non seulement un point d'intersection m'indique toute la droite parallèle qui passe par ce point (et qui, de fait, si j'ai été rigoureux, passera par tous les autres points d'intersection), mais de plus, une fois tracée ma première ligne horizontale, il me suffit de tracer les diagonales (correspondant ci-dessus aux lignes turquoises) pour trouver d'autres ppints d'intersection. C'est ce qui explique que, sur la plupart des dessins préparatoires en perspective, sur un sol en damier figure systématiquement les "diagonales", qui permettent de trouver et / ou de vérifier l'écartement des parallèles transversales (c'est le cas dans les deux illustrations suivantes).
Cela, c'est le principe. Avec un peu d'habitude, cela va très vite, et un enfant de 8 ans y arrivera (j'ai essayé).
Il y arrivera... du moins tant qu'il s'en tiendra à un espace carrelé avec des carreaux carrés, vu de face, tous orientés de la même façon, à hauteur d'homme. Car dès que l'on fait intervenir des objets qui ne sont pas carrés, cubiques ou parallélépipédiques ; dès qu'ils sont orientés différemment au sein du même espace ; dès que les choses sont perçues de biais, ou de haut, etc. les choses deviennent beaucoup, beaucoup plus compliquées.
On peut compliquer en faisant intervenir des formes circulaires, comme des arches, des ogives, ce genre de choses...
Et c'est encore plus amusant quand on ajoute la variation de l'orientation des objets dans l'espace :
Il peut bien sûr être tentant d'opter ensuite pour des perspectives plongeantes, voire délibérément "penchées"...
...mais il va de soi que, avant d'arriver à le faire, il va falloir intégrer parfaitement les principes géométriques de la représentation !
Nous l'avons dit : ce mode de représentation n'est pas plus "vrai" que d'autres ; c'est d'ailleurs ce qui explique qu'il ait pu être rapidement remis en cause, au moins en partie, par les peintres de la Renaissance. Léonard de Vinci maîtrisait parfaitement les principes géométriques de la représentation en perspective linéaire monofocale ; il s'en est pourtant affranchi (aucun tableau de Léonard ne respecte ces principes après la fameuse Cène), pour s'orienter vers d'autres recherches, portant notamment sur le jeu des couleurs. Les couleurs, en effet, s'estompent avec la distance, de même que les contours deviennent moins nets : c'est sur ce double registre que jouent les dernières peintures de Léonard pour faire apparaître la profondeur. Pour Léonard, la perspective pouvait être un moyen, elle ne constituait jamais une fin en soi : c'est ce qui explique que, même lorsque les travaux préparatoires font apparaître la structuration géométrique de l'espace, le tableau final tend à sacrifier la structure mathématique au profit d'une "matière" visuelle, de formes et de couleurs qui lui échappent.
A cet égard, le tableau (inachevé) intitulé L'adoration des mages est instructif. Une première esquisse ne s'embarrasse pas de considérations géométriques : il y a bien une perspective, mais elle est (très) loin de respecter des principes rigoureux, garantissant la cohérence géométrique de l'ensemble :
Dans un deuxième temps, Léonard procède à la structuration géométrique de la représentation : on voit apparaître les lignes de fuite, le dessin des structures architecturales (comme l'escalier) est soumis au système d'ensemble, convergent vers le point de fuite, etc.
On pourrait dès lors s'attendre à ce que le tableau final, même inachevé, respecte ce bel ordonnancement géométrique de l'espace. Mais ce n'est pas le cas : le tableau est dévoré par un premier plan au sein duquel la perspective disparaît (le "dallage" géométrique est explicitement masqué par un sol qui s'apparente à un drapé), et par un espace latéral où un combat de cavaliers (dont on peut d'ailleurs se demander ce qu'il vient faire là) s'affranchit allègrement des contraintes de la géométrie.
On voit que, pour Vinci, la "validité" géométrique de la représentation ne constituait pas le critère de sa valeur. Il y a bien une volonté de vérité chez Léonard, mais cette vérité n'équivaut pas à une obéissance stricte aux principes géométriques de la perspective.
Léonard n'est certainement pas un "anarchiste" de la peinture, pronant le sacrifice des règles au profit de l'expressivité. Il accepte tout à fait le principe selon lequel plusieurs lieux ne peuvent pas être représentés sur la même image, et il est l'un des premiers à avoir insisté sur le fait qu'un même personnage ne pouvait pas être représenté plusieurs fois sur le même tableau. Il applique donc scrupuleusement les principes qu'Aristote avait énoncés pour la tragédie : unité de lieu, unité de temps, unité d'action. S'il rejette la perspective, c'est qu'elle lui semble artificielle (et non naturelle) ; et, de fait, c'est ce qu'elle est effectivement : pour être véritablement valide, une peinture en perspective linéaire monofocale exigerait un spectateur doté d'un oeil unique (c'est rare), parfaitement immobile (ce n'est jamais le cas), placé à un endroit exact (déterminé par l'emplacement du point de fuite et la distance au tableau impliquée par la représentation).
Donc : pour Léonard de Vinci, la représentation en perspective linéaire monofocale, fondée sur les principes géométriques de l'optique, n'avait pas le privilège de la vérité.
Léonard s'opposait ainsi (consciemment) aux maîtres de la perspective florentine, et notamment au traité d'Alberti, selon lesquels cette perspective constituait bel et bien la perspective légitime (c'est d'ailleurs le nom qu'ils lui donnaient). Pour Alberti, respecter la structure géométrique de la représentation, c'était respecter les principes mathématiques inscrits dans la réalité même : c'était soumettre l'image du monde aux lois du monde lui-même, telles que Dieu les avait prescrites. Plus encore : Alberti savait très bien que la perspective linéaire monofocale ne correspondait pas exactement à la manière dont nous regardons habituellement le monde (nous avons deux yeux, qui sont en mouvement, les couleurs s'estompent, les contours se brouillent, etc.) : mais justement, le tableau permettait de corriger les imperfections de la vue ordinaire : elle montrait le monde tel qu'il devait être vu pour que sa structure interne, les lois géométriques prescrites par Dieu, apparaissent pleinement.
Les peintres florentins du Quattrocento qui ont inventé la perspective considéraient donc bien, eux, qu'ils la découvraient : qu'ils dévoilaient ainsi un ordre naturel, vrai, inscrit dans la structure même du monde tel que Dieu l'a conçu. La représentation du monde en perspective traduisait donc bien une certaine perspective sur le monde : la géométrisation de la représentation exprimait bien la géométrisation de l'image que les peintres florentins se faisaient de la réalité.
Une peinture géométrique du monde traduit la vision d'un peintre qui considère que le monde a été créé par un Dieu géomètre.
Perspective et point de vue humain
L'un des autres points qui étaient apparus dans nos deux premières révolutions était le fait que, même si l'homme pouvait perdre son statut de centre "géographique" de l'Univers, il n'en demeurait pas moins, et plus encore qu'auparavant, le centre métaphysique. Ce point était par ailleurs corrélé au fait que l'homme devenait le spectateur intelligent d'un spectacle créé par Dieu, dont il pouvait goûter l'harmonie grâce aux yeux de son esprit (dont le travail pouvait s'appuyer sur le témoignage des yeux du corps).
Or ces deux points se retrouvent dans l'invention de la perspective. D'une part, c'est bien l'homme qui occupe la place centrale dans la représentation en perspective (et ce, qu'il figure ou non sur le tableau lui-même).
1. La peinture en perspective représente le monde tel qu'il est vu par l'oeil humain. Encore une fois, il va de soi qu'un objet ne rétrécit pas parce qu'il s'éloigne de l'observateur : c'est seulement aux yeux de l'observateur que sa taille diminue. Adopter une représentation en perspective, c'est admettre que le monde doit être représenté de façon conforme à la manière dont il est vu par l'homme. Montrer le monde tel qu'il est, c'est le montrer tel qu'il apparaît à l'homme : le point de vue vrai sur le monde est le point de vue humain.
2. Le point de vue humain dont il s'agit n'est pas celui du peintre : c'est celui de l'observateur imaginaire de la scène, et celui du spectateur. Le tableau en perspective n'atteint son but que pour un spectateur qui se tient devant le centre du tableau, à la distance qui était celle de l'observateur imaginaire par rapport à la toile. Il faut insister sur ce point : le peintre n'est pas nécessairement l'observateur dont il reproduit la vision : le peintre qui crée le tableau se situe généralement beaucoup plus près de la toile que ne l'est l'observateur supposé ; ce que peint le peintre, ce n'est pas ce que, lui, voit : c'est ce que verrait un observateur X situé à une distance déterminée de la toile, qui doit être la même que celle qui sépare la toile du spectateur. De sorte que tout le tableau ne trouve son aboutissement que pour un spectateur le regardant depuis un point de vue déterminé. Sans ce spectateur, le tableau perd son sens, puisque le peintre cherche à représenter ce que le spectateur verrait s'il était situé à la place de l'observateur dont il peint la vision.
Le "perspectographe" de Dürer est un dispositif qui illustre bien le fait que le peintre ne cherche pas à représenter ce qu'il voit, mais ce qui serait vu depuis un point situé derrière lui (le l (matérialisé par l'endoit où le fil est accroché au mur)
3. Ce "point de vue humain" n'est pas seulement un point de vue perceptif. Ce que montre le peintre, et que doit saisir le spectateur, c'est l'harmonie interne de l'image, que garantit justement le respect des principes géométriques. Le spectateur doit saisir et goûter la perfection géométrique de la représentation, qui reflète la perfection géométrique de la Création. Ce sont donc bien les yeux de l'esprit qui sont mis à contribution dans la contemplation d'une peinture en perspective.
Qui peut goûter la perfection géométrique d'une oeuvre, si ce n'est l'esprit humain ?
Ces trois points suffisent à indiquer que la peinture en perspective repose sur la thèse selon laquelle le bon point de vue sur le monde, le point de vue vrai, celui que le peindre doit produire et que le spectateur doit reproduire, c'est bien le point de vue de l'homme, en tant que celui-ci est à la fois doué de sens et d'intelligence. Le monde que représente la peinture en perspective, c'est le monde pour l'homme, le monde tel que l'homme peut le percevoir et le comprendre.
Par conséquent, ce que montre la peinture en perspective, c'est bien que le monde est "fait pour l'homme", que l'homme est le public désigné de ce spectacle sensorio-intellectuel qu'est le monde. Comme le slouligne Daniel Arasse, si le peintre peut produire des images du monde qui en respectent strictement les proportions, c'est parce que le monde lui-même est strictement proportionné à l'homme.
Une (dernière) toile de Siudmak
Cette place de l'homme dans la peinture en perspective éclaire le statut un peu paradoxal des sujets humains dans les toiles du Quattrocento. Si certains peintres des Flandres privilégieront les peintures "d'intérieur", mettant en scène des "scènes de la vie quotidienne", ce n'est pas le cas des peintres florentins. Bien sûr, il existe des tableaux strictement "humanistes", qui donnent une place centrale à l'homme (et notamment aux hommes dans lesquels l'humanité trouve une forme d'aboutissement), dans la peinture italienne de la Renaissance. Le plus connu à cet égard est sans doute le tableau de Raphaël, L'école d'Athènes, réalisé entre 1508 et 1512. Ce tableau est sans doute le tableau le plus "humaniste" de toute l'histoire de la peinture : dans un cadre explicitement référé à l'Antiquité grecque, ces maîtres en humanité(s) que sont les philosophes sont représentés, d'une façon telle que leur filiation elle-même est figurée (on trouve sur le tableau des philosophes appartenant à des époques très différentes, voire à des mondes culturels différents : même Averroës, philosophe musulman du XII° siècle, est représenté...) Et ce tableau est une manifestation éclatante des lois de la perspective.
Mais de façon curieuse, l'un des domaines privilégiés par les peintres florentins, inventeurs de la perspective, est celui d'espaces dans lesquels l'homme brille.. par son absence, ou presque. Parmi les tableaux les plus célèbres, et les plus représentatifs de la peinture en perspective, on compte les fameuses "Cités idéales" suivantes
la "Cité idéale" dite d'Urbino, 1475, dont l'attributon est incertaine (cliquez pour agrandir)
le panneau de Baltimore, attribué à Fra Carnevale (idem)
Le panneau de Berlin, 1477 (attribué à Giorgio Martini)
Il est clair qu'il ne s'agit pas ici de représenter des humains... mais pourtant, l'homme est omniprésent dans ces toiles. D'une part, ce qui est représenté est intégralement le fruit de l'art humain : il ne s'agit pas du tout de paysages "naturels", mais bien d'espace pensés et construits par l'homme, pour l'homme. D'autre part, ce sont des lieux symboliques d'expression de l'humanité de l'homme : la place publique est l'espace central d'une Cité idéale, en tant qu'elle est le lieu par excellence de la vie publique.
Mais alors... pourquoi ne pas représenter les humains eux-mêmes ? Pourquoi laisser ces décors... vides ? La réponse est intuitive : les espaces qui sont représentés sont bel et bien des "décors", ce sont des scènes où l'homme doit faire son entrée. Le monde qui est représenté est bien une scène, dont l'homme est à la fois le spectateur (qui contemple) et l'acteur (qui doit s'y produire) ; et c'est justement en cela que le monde représenté implique une représentation du monde : car le monde n'est rien d'autre qu'une vaste scène où l'homme doit se produire. L'ambivalence que nous avions déjà soulignée dans l'espace cartographique se retrouve ici : si la représentation du monde devient un théâtre, c'est parce que le monde lui-même est un théâtre, sur la scène duquel l'homme doit entrer, un théâtre qui est lui-même un spectacle que l'homme doit contempler aussi bien avec les yeux de son corps que ceux de son esprit.
Le fait que ces peintures s'apparentent à des décors de théâtre n'a rien d'une projection : car ce sont bien les scènes de théâtre qui vont être investies massivement par ce type de production picturales, et notamment dans cet espace particulier qu'est le théâtre de cour. La représentation en perspective va devenir le mode-clé de production des toiles de fond permettant de créer l'illusion de la profondeur, ou plutôt, conformément aux principes d'Alberti, d'ouvrir une fenêtre sur l'histoire dont les acteurs seront les interprètes. L'une des illustrations tardives fut le décor créé pour l'Opéra Royal du Château de Versailles :
Il est intéressant de souligner le lien qui s'opère ici entre la représentation du monde comme scène où l'homme doit venir se produire, et la célébration du pouvoir. Nous l'avions indiqué en parlant des theatri del mundo des fêtes vénitiennes : ces images de l'Univers étaient tout à la fois des célébrations de l'Univers créé par Dieu et des célébrations de la place de venise dans cet Univers, ainsi qu'une affirmation de la légitimité de l'autorité des doges. Cette idée se redouble dans les peintures de scène : car le principe même de la persceptive est que l'image ne trouve sa vérité, son aboutissement que dans le regard d'un spectateur situé face à la toile, en son centre, et à la distance correspondant à la distance de l'observateur dont la toile figure la vision. Ce qui signifie qu'une seule personne dans le théâtre ne peut occuper le bon point de vue, celui dont le regard est situé à l'origine de la pyramide visuelle, et dont le "point de fuite" sur la toile n'est que la projection à l'infini. Toute la toile renvoie à un observateur unique, situé en un lieu précis : cet observateur, ce sera évidemment le Roi, occupant la place qui lui est réservée. On comprend que le commanditaire du décor de l'Opéra Royal ait été, en 1837 (donc sous la Monarchie de Juillet)... Louis Philippe lui-même.
A cet égard, il est intéressant de noter ce qu'il est advenu du décor ci-dessus ; la dernière apparition du décor sur la scène de l'Opéra Royal s'est sans doute produite en 1848, année de la "seconde Révolution" (qui devait aboutir à la Seconde République) ; il a ensuite été démonté, en même temps que l'Opéra Royal était profondément transformé, pour devenir le siège, en 1875... du Sénat.
Un décor de ce type ne prenait sens que dans un Opéra conçu à destination d'un Roi ; il perdait tout son sens dans un lieu de délibération républicaine.
Les châssis, eux, avaient été expédiés ailleurs, plus précisément à Compiègne ; et, en vérité, quel lieu aurait pu mieux les accueillir... que Théâtre Impérial de Compiègne, ce bijou inachevé et oublié de l'architecture Napoléon III ?
La peinture en perspective du Quattrocento était solidaire d'un monde et d'un univers culturels, d'une "vision du monde" en émergence, qui devait s'épanouir à la Renaissance et à l'Âge classique. Une vision du monde dans laquelle :
1. le monde était une Création divine, dont l'harmonie géométrique manifestait la sagesse du Créateur
2. le monde était à la fois une scène où l'homme était appelé à se produire, et un spectacle dont il devait saisir la beauté grâce aux yeux de son esprit, appuyés sur le témoignage des yeux du corps
3. l'homme, acteur et spectateur du spectacle universel, c'est bien l'Homme, c'est-à-dire celui dans lequel s'exprime avec un maximum d'intensité ce qui fait l'humanité de l'homme : l'homme pleinement humain, l'homme qui devait affirmer sa souveraineté à l'égard de toutes choses créées.
Mais attention : le fait que la représentation en perspective exprime le point de vue de l'Homme n'implique absolument pas que Dieu soit mis à l'écart. Nous l'avons vu, si le point de vue de l'homme sur le réel est fondé sur des lois géométriques, et si ce point de vue est considéré par ses promoteurs comme le point de vue "vrai" sur le réel, c'est parce que le réel lui-même est régi par des lois mathématiques ; nous avons souligné que la perfection géométrique du tableau reflétait en dernier lieu la perfection géométrique de la Création, et donc la gloire du Créateur.
Mais il reste que la vision en perspective exprime bien le point de vue humain sur le réel, le réel tel qu'il apparaît à l'Homme, tel que l'Homme le perçoit (par les sens) et le comprend (par l'esprit). Et c'est ici que l'antériorité chronologique de la révolution picturale, par rapport aux deux autres révolutions que nous avons envisagées précédemment, peut transparaître. La révolution astronomique, nous l'avons vu, est solidaire d'une conception de Dieu au sein de laquelle la perfection de la Création se manifeste par le fait que le Créateur n'a plus besoin d'y intervenir : ayant conçu une horloge parfaite, le Divin Horloger n'a plus guère besoin d'en venir rectifier le cours. La révolution picturale, elle, se situe encore dans un espace au sein duquel Dieu ne se manifeste pas seulement par la perfection géométrique de sa Création : les peintres du Quattrocento ne représentent pas seulement des cités idéales et des Académies : ils peignent aussi des scènes explicitement religieuses.
Comment dès lors "peindre" la présence de Dieu ? Comment faire transparaître au sein de la vision en perspective, qui exprime le point de vue humain, la présence ou l'intervention divine ? Nous n'aurons pas le temps cette année de développer ce point, et nous nous limiterons à évoquer les (très belles) analyses qu'un historien de l'art du XX° siècle, Daniel Arasse, a consacrées à cette question. Ce qu'a montré Daniel Arasse, c'est justement que pour faire trans-paraître la présence ou l'intervention de Dieu dans la scène représentée, les peintres pouvaient recourir à une violation des lois de la perspective. ce qui caractérise le "miracle" en tant qu'intervention divine dans la Création, c'est la violation (ou du moins le suspend) des lois de la nature ; pour représenter cette mise en suspend, et montrer ce que l'homme ne peut ni voir ni comprendre, le peintre peut donc introduire dans l'image qu'il construit une incohérence picturale, une violation des lois de la perspective.
C'est notamment le cas dans des oeuvres qui représentent ce miracle par excellence qu'est l'Annonciation, solidaire de l'incarnation de Dieu. Lorsque Marie répond à l'Ange qui lui annonce que Dieu l'a choisie entre toutes les femmes pour porter son Fils, et que Marie répond qu'elle est la servante du Seigneur -- ce qui fait advenir l'incarnation -- l'impossible advient, l'impensable se réalise : comment le montrer ?
Lorenzetti, L'Annonciation, 1344 (Sienne)
Ici, L'Annonciation de Lorenzetti (1344) est un paradigme : car l'un des éléments du tableau viole délibérément les lois de la perspective et de la représentation picturale. La colonne centrale, si l'on en observe la partie supérieure, se perd dans le fond d'or, qui symbolise l'espace divin. Ce fond d'or, opaque, fait disparaître toute perspective : nous ne sommes pas dans l'espace humain. La partie inférieure de la colonne, en revanche, est tout à fait matérialisée, et prend place dans la représentation en perspective du pavé en dammier (au point d'ailleurs de passer devant la robe de Marie). Il y a bien passage, ici du monde divin au monde humain, par un élément central qui tout à la fois réunit et sépare Marie et l'Ange, et qui se matérialise en engtrant dans le monde de la vision perspective. D'un point de vue pictural, c'est une incohérence ; mais c'est justement cette violation des lois de la perspective qui peut faire trans-paraître dans le tableau ce qui ne peut jamais être pleinement perçu, ni compris : le mystère de l'Incarnation.
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