Naissance de la Science Fiction
2. Révolution astronomique et fiction romanesque : la naissance de la Science-Fiction
Comme nous l'avons déjà souligné à plusieurs reprises, l'âge classique ignore largement le « compartimentage » des savoirs que nous opérons aujourd'hui. Les grands penseurs du XVII° siècle sont rarement des scientifiques, ou des philosophes, ou des théologiens : ce sont des penseurs, et ils sont tour à tour mathématiciens (s'ils raisonnent sur des nombres et des figures), physiciens (s'ils raisonnent sur des phénomènes optiques, mécaniques, etc.), théologiens (s'ils s'interrogent sur le rapport entre l'homme et dieu, entre science et religion, etc.), voire "sociologues" ou "psychologues" avant la lettre (quand ils s'interrogent, par exemple, sur l'influence que les passions ou l'imagination exercent sur nos jugements les plus "théoriques"). Blaise PASCAL est indéniablement l'un des plus grands penseurs du XVII° siècle ; et il est tout autant l'un des plus grands philosophes, l'un des plus grands mathématiciens (il est l'inventeur du calcul des probabilités), l'un des plus grands physiciens (ses recherches sur le vide sont d'une grande importance), un excellent ingénieur (il est l'inventeur de l'une des premières machines à calculer), un économiste avisé (il fonde ce que l'on pourrait considérer comme la première compagnie de transports publics), et sans doute le théologien le plus marquant de son siècle.
Polymorphie de Blaise Pascal : son portrait tel qu'il figurait... sur les billets de 500 francs !
Ce phénomène n'est pas propre au XVII° siècle ; c'est bien plutôt le morcellement des savoirs, la spécialisation des disciplines et des savants, qui est un processus propre à l'époque contemporaine. Dans le cas de l'Humanisme de l'âge classique, cette articulation des domaines est encore renforcée par le fait que le propre de l'Humanisme est justement de promouvoir le développement de tout ce qui fait « l'humanité » de l'homme. Or l'homme est à la fois l'animal qui fait des mathématiques, qui fait des sciences, de la philosophie ou de la théologie, mais il est aussi celui qui invente des techniques, construit des machines et crée des œuvres d'art. De sorte qu'un point de vue humaniste sur l'homme tend naturellement à englober l'ensemble des ces champs dans un seul espace : l'espace, nous l'avons dit, de la « culture ». Si l'univers keplérien peut être à la fois un système d'équations mathématiques, un gigantesque mobile et une œuvre d'art, c'est d'abord parce que tous ces qualificatifs ne s'opposent pas dans l'esprit d'un penseur du XVII° siècle. Et aujourd'hui, en parcourant le programme de cette spécialité HLP, nous replaçons nos pas dans ceux des humanistes : en rétablissant l'enseignement des « humanités », nous sommes obligés (mais c'est une bienheureuse obligation !) d'articuler l'histoire des sciences (et des mathématiques), l'histoire de la philosophie (et de la théologie), l'histoire de l'art (et des techniques), de la littérature (et de la rhétorique)... d'une façon qui bouscule un peu le « cloisonnement » habituel des disciplines dans le cadre du lycée.
Mais le fait de ne pas séparer n'implique pas de tout mélanger, de tout « fusionner » pour autant. On n'articule bien que ce que l'on a préalablement distingué. Et, en ce sens, les humanistes distinguent soigneusement ce qui relève de l'art, de la science ou de la foi. Considérer l'humanité de l'homme comme un tout, ce n'est pas confondre un théorème, une prière et un poème !
L'âge classique distingue donc très bien l’œuvre d'art (littéraire) et la théorie scientifique ; mais il tisse entre elles des liens qui nous semblent parfois étranges ; et c'est de cette articulation que sont souvent nées des choses proprement nouvelles au XVII° siècle. A quelle « chose nouvelle » l'articulation de la science et de la littérature a-t-elle donné naissance du fait de la Révolution astronomique ?
L'une de ces nouveautés est, incontestablement, l'éclosion de la Science Fiction. Le fait de corréler la Révolution astronomique et l'émergence de ce nouveau genre scientifico-littéraire n'a plus rien, aujourd'hui, d'un paradoxe. En fait, bon nombre de spécialistes contemporains de l'histoire de la science fiction s'accordent à reconnaître comme père de la SF un personnage qui nous est désormais familier... Kepler.
Ainsi, Everett F. Bleiler, auteur (en 1990) d'une volumineuse étude portant sur les origines de la SF, écrit : « la première histoire, à mon avis, qui puisse indiscutablement être dite de science-fiction est le Songe de Johannes Kepler. » Et pour Pierre Versins, qui a élaboré une énorme encyclopédie de l'utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction (1972), ce même Songe de Kepler est « probablement le premier exemple de pure science fiction que nous possédions ». Arthur B. Evans a même fait un pas de plus : non seulement Kepler serait le premier auteur de science-fiction, mais il serait aussi le père fondateur de la critique littéraire de SF, le premier commentateur de ce « genre » nouveau.
A l'origine de la SF, donc : Kepler, encore...
Comment penser cette articulation de la recherche scientifique et de la création littéraire ? Pourquoi la science a-t-elle eu besoin de recourir aux services de la fiction littéraire ? Et comment a-t-elle pu, en retour, « féconder » l'expression romanesque ? De façon générale, quels liens peut-on établir, dans le cadre de la révolution astronomique, entre élaboration scientifique et expression littéraire ? Y a-t-il un « style » des astronomes ?
Pour le comprendre, il faut commencer par regarder de plus près le texte dont il s'agit. Car lorsque l'on fait de Kepler le père de la scence-fiction, on ne songe ni au Mysterium cosmographicum, ni à l'Harmonices Mundi ; l'oeuvre en cause est un texte précis de Kepler, intitulé : Le Songe, ou l'Astronomie Lunaire (en latin : Somnium, seu opus posthumum de astronomia), probablement rédigé à partir de 1610, et paru de façon posthume (quoique plusieurs versions manuscrites aient circulé du vivant de Kepler, ce qui joua d'ailleurs sans doute un rôle malencontreux dans le procès en sorcellerie qui sera intenté à sa mère) en 1634.
Il s'agit d'un livre très particulier. Se présentant comme un roman, le Songe entrelace récit autobiographique, imaginaire fictionnel et considérations scientifiques, dans une structure narrative assez complexe. Ainsi :
a. le Songe est présenté par Kepler comme l’un de ses propres rêves : « un jour, après avoir observé les étoiles »...
b. dans le rêve, Kepler croit lire un livre, dont le Songe est en fait le souvenir.
c. le livre raconte l’histoire d’un jeune Islandais féru d’astronomie, Duracotus, dont la mère, Fiolxhilde, gagne sa vie en vendant de curieux petits sacs d’herbes en peau de chèvre. Un jour, Duracotus en ouvre un : furieuse, sa mère le vend à un capitaine de navire.
d. Duracotus reste le capitaine jusqu’à ce qu’arrive une lettre destinée à l’astronome danois Tycho Brahé, sur l’île de Hven : Duracotus persuade alors le capitaine de le laisser remettre la lettre, et reste sur l’île où il devient l’assistant de Tycho Brahé (on reconnaît bien sûr ici un moment de la vie de Kepler).
e. Cinq années plus tard, Duracotus retourne en Islande où il souhaite mettre à profit ses nouvelles connaissances ; il y retrouve sa mère, qui lui révèle qu’elle-même a appris la science des astres, avec l’aide de "démons". Ce terme n'a pas en latin les connotations maléfiques que nous lui donnons aujourd'hui ; Kepler, dans une note, indique lui-même qu'il renvoie bien au terme grec daemon, qui signifie "savant", et que les "démons" de son livre sont avant tout les représentants... des sciences ! Il reste que l'emploi de ce terme sentait effectivement le souffre auprès des autorités religieuses... comme la mère de Kepler en fit sans doute l'amère expérience ; ces démons peuvent la transporter avec eux, ou lui décrire les endroits dans lesquels ils peuvent se rendre.
f. Fiolxhilde invoque alors l’un des neufs chefs de ces esprits, qui leur décrit l’île de Levania (c’est-à-dire la Lune), séparée de la Terre par une vaste étendue d’éther. Il leur explique qu’une voie existe entre la Lune et la Terre, par laquelle les démons peuvent emmener les hommes (en seulement quatre heures) sur l’île de Levania. Mais ce voyage, précise le démon, est cependant très difficile pour les humains, à cause notamment du choc du froid (dont les démons peuvent cependant les protéger) ou de l’absence d’air (que l’on peut palier en utilisant des éponges humides).
g. Le démon ajoute ici une précision très intéressante, et qui nous indique le rôle que les « notes », ajoutées par Kepler à son récit, jouent dans l’articulation de la fiction et de la science. D’après le démon, le voyage devient plus facile à partir d’une certaine altitude. Kepler propose alors dans une note une possible explication de cette précision par le fait qu’il est probable qu’à de telles altitudes, la force d’attraction exercée par la Lune devienne prépondérante sur celle exercée par la Terre. Nous avons vu (séquence sur Kepler) comment Kepler admettait l'idée d'une force d'atraction réciproque entre la Lune et la terre (qui étaient des astres "apparentés"). Ainsi, les propos du démon dans le songe viennent illustrer les théories képleriennes, ce qui permet en retour à Kepler de les interpréter, à l’aide de ses propres hypothèses, dans ses notes ! La fiction met en scène la théorie, et la théorie vient expliquer la fiction, chacune éclairant l'autre à sa manière : la fiction donne les images à la théorie, la théorie fournit les explications causales à la fiction.
h. D’autres difficultés sont encore évoquées par le démon : la lumière accablante du Soleil (très pénible pour les démons...) qui les conduit à attendre une éclipse solaire pour effectuer le voyage. Le démon décrit ensuite l’île de Levania : elle est séparée en deux hémisphères : Subvolva et Privolva. Subvolva est la partie de la Lune qui fait toujours face à la Terre (Volva est le nom que les habitants de Levania donnent à ce qu'ils pensent être leur satellite... c'est-à-dire la Terre !), tandis que Privolva est la face cachée de la Lune.
i. Suit alors une description détaillée de l’astronomie lévanienne : c'est le moment-clé du texte, celui dans lequel la fiction est entièrement mise au service de l'astronomie képlerienne, ce qui explique la surabondance de « notes » explicatives : l'illustration des théories de Kepler par la fiction, l'explication de la fiction par les théories, joue ici à plein. Le récit du démon se clôt par une étude géographique, zoologique et botanique de Levania.
j. ....et le récit de Kepler s’arrête, lui aussi, brusquement : Kepler s’est subitement réveillé à cause du vent et de la pluie au dehors de sa maison.
Ce que Kepler ne pouvait pas "voir", mais que la fiction seule pouvait montrer : un clair de Terre...
Kepler n'avait pas envisagé d'emblée de donner à sa présentation la forme d'une fiction romanesque ; dès 1593, il avait écrit une Dissertatio sur la manière dont la terre apparaîtrait, vue de la Lune. En 1609, il avait rédigé une « astronomie nouvelle pour ceux qui habitent la Lune, et en un mot une géographie lunaire ». Le passage à la fiction romanesque semble ne s'être opéré qu'aux alentours de 1620 ; mais pourquoi ce changement ? Quel rôle joue pour Kepler ce passage de l'écrit scientifique à la fiction romanesque ? Qu'est-ce qui a conduit un projet initial, scientifique, à devenir « l'appareil critique » d'une fiction littéraire ?
L'élément-clé, ici, vient de la différence (que nous avons déjà évoquée dans la séquence précédente) entre le « voyage » stellaire et le voyage terrestre : en ce qui concerne le premier, le déplacement ne peut pas se faire en réalité. Quoi qu'il pense des possibilités futures de voyage interplanétaire, le scientifique du XVII° siècle sait très bien qu'il ne peut pas réellement emporter son lecteur avec lui pour aller constater ce qu'il en est, si l'on se place "du point de vue du Soleil" (ou de la Lune). Or la science qui se construit au XVII° siècle n'est pas seulement une science qui reconnaît la nécessité de partir des observations : c'est une science qui reconnaît de plus en plus l'obligation expérimentale, c'est-à-dire l'obligation pour le scientifique de tester ses hypothèses, par des expériences inventées puis réalisées en laboratoire, dont il pourra confronter les résultats avec ses prévisions théoriques.
Or, dans le cas de l'astronome, cette « expérimentation »... semble bel et bien impossible. L'astronome ne peut pas faire des expériences sur les astres dans son laboratoire, pour tester ses hypothèses : son labor-atoire n'est qu'un... observ-atoire. Et cet observatoire n'est pas forcément bien situé. Ainsi, le système copernicien affirme bien que, si l'on se place du point de vue du soleil, la course des planètes apparaît bien circulaire. Si nous pouvions gagner le ciel, nous pourrions voir que c'est bien la terre qui tourne autour du Soleil, et non l'inverse. Si...
...mais justement, cette condition ne saurait être satisfaite. La lunette astronomique, le télescope peuvent bien nous permettre de voir des choses qui nous étaient auparavant invisibles ; ils peuvent « rapprocher » les astres de nos yeux ; mais ils ne peuvent nous élever, nous, dans les cieux.
Il manque donc un élément scientifiquement important de la théorie scientifique : la confirmation par une procédure expérimentale, permettant de voir que la théorie est vraie. Il manque le dernier maillon de la chaîne, le dernier élément de la preuve. Et cet élément, c'est la fiction qui va le donner. Car ce que les instruments de l'astronome ne peuvent faire, la fiction littéraire, elle, peut l'apporter : elle peut nous transporter dans les cieux, et notamment sur la Lune, d'où nous pourrons regarder la terre, et constater qu'elle tourne à la fois sur elle-même, et autour du soleil. En ce sens c'est la fiction littéraire qui va apporter la confirmation de la théorie scientifique, qui va achever la preuve.
Cette démarche est explicite, aussi bien chez Kepler que chez l'autre père fondateur du voyage planétaire fictif moderne : Francis Godwin. Le cas de Godwin est intéressant, car s'il utilise bien le dispositif de la « preuve par la fiction » littéraire pour « démontrer » le mouvement de rotation de la terre sur elle-même, et s'il reprend à son compte (de façon très avisée) l'idée d'une « attraction terrestre »... il n'en continue pas moins à refuser l'héliocentrisme ! Gonsales, son personnage, « constate » donc bel et bien que la terre tourne sur elle-même, mais il ne « constate » pas pour autant qu'elle tourne autour du Soleil.
« Je remarquay d'abord au milieu du corps de ce nouvel Astre, une tache à peu près semblable à une poire, dont on auroit mordu l'un des costez, et emporté le morceau, se couler au bout de quelques heures du costé de l'Oüest (…) Incontinent apres parüt à mes yeux une nouvelle tache, faite à peu près en ovale, et justement telle que l'Amerique dans la Carte du Monde. Puis je découvris une autre splendeur spatieuse au possible, représentant l'Ocean Oriental ; et finalement un confus meslange de taches, pareilles aux diverses contrées des Indes Occidentales. Tellement que tout cecy me sembloit estre quelque grand Globe de Mathematique lentement tourné devant moy ; où pendant vingt-quatre heures, furent successivement representez à ma veüe tous les Païs de nostre Terre habitable. »
F. Godwin, The Man in the Moon
Si, donc, ce n'est pas ici d'héliocentrisme qu'il s'agit, il n'en reste pas moins que, aux yeux du personnage, ce qu'il voit de ses yeux est bien la preuve du mouvement rotatif de la terre. Gonsales voit ce que nous ne pouvons voir, parce qu'il se situe là où nous ne pouvons nous rendre : et donc il peut obtenir la confirmation qui nous manque, la vérification expérimentale du mouvement de la Terre. Dans la bouche du personnage, qui est aussi le narrateur... et le porte-parole de l'auteur, la fiction littéraire a bel et bien valeur de preuve :
« Je voudrois bien maintenant que tous les Mathematiciens et les Philosophes m'advouassent leur obstination, et leur aveuglement. Ils ont jusques icy fait accroire au monde, que la Terre n'a point de mouvement. »
Frontispice et page de titre de la seconde édition de "l'Homme dans la Lune", de F. Godwin.
La fiction littéraire apporte donc au scientifique la confirmation qu'il ne pouvait donner. Mais ce qui apparaît déjà chez Godwin, c'est le fait que ce n'est pas le scientifique lui-même qu'il s'agit de convaincre. On voit mal Kepler se décider en faveur d'une théorie pour laquelle il ne disposerait que de preuves fictives... Celui qu'il s'agit ici de convaincre, ce n'est pas le scientifique : c'est son public. Le recours à la fiction littéraire ne joue aucun rôle dans la démonstration scientifique de la théorie : elle est en revanche essentielle pour la communiquer au public, pour la lui faire comprendre, et plus encore pour la lui faire admettre. Le recours à la fiction littéraire apparaît ainsi comme un processus rhétorique, au sens le plus noble du terme : il permet de « faire voir » la théorie à un public dont l'esprit résiste aux abstractions.
Kepler participe ici pleinement à l'esprit de l'humanisme du XVII° siècle, qui a souligné le rôle de l'imagination dans la connaissance et dans la compréhension humaines. Si les procédés rhétoriques peuvent être légitimes dans l'espace du savoir, c'est parce qu'ils servent de point d'appui à ce travail de l'imagination, qui permet de donner une matière sensible correspondant aux concepts et aux théories : et parmi les procédés rhétoriques classiques depuis l'Antiquité se trouvent l'hypotypose (l'image frappante) et la narratio (présentation historique) : en construisant le récit d'un voyage au cours duquel le personnage principal peut accéder à l'image de la terre vue du ciel, Kepler réunit l'une et l'autre.
Par ailleurs, si l'esprit du public résiste aux abstractions scientifiques, c'est bien souvent parce qu'il reste piégé par des apparences sensibles qui, elles, sont trompeuses. Ainsi, ne voyons-nous pas de Soleil tourner ? Ne sentons-nous pas que la terre est immobile ? La fiction permet de combattre l'apparence par l'apparence, l'image par l'image : elle nous conduit là où nous ne pouvons pas aller, mais d'où l'on peut, en revanche, voir la Terre tourner sur elle-même, et (pour Kepler) autour du Soleil. La fiction de Kepler substitue à l'apparence trompeuse, une image éclairante. Chez Kepler, la fiction littéraire ne prouve pas, elle persuade : elle permet d'expliquer par la visualisation, de détruire des objections apparentes par des apparences véraces.
« Le but de mon Songe est de donner un argument en faveur du mouvement de la Terre ou, plutôt, d'utiliser l'exemple de la Lune pour mettre fin aux objections formulées par l'humanité dans son ensemble qui refuse de l'admettre. » Kepler, Songe, note 8. 1610
"Il s'agit d'utiliser l'exemple de la Lune pour réfuter les arguments contraires fondés sur le témoignage des sens" Kepler, Songe, note 96. 1610
La fiction permet ainsi de « voir les choses autrement », parce qu'on les voit « d'un autre point de vue » ; ce nouveau point de vue permet ainsi de faire apparaître et de combattre nos propres préjugés... en dévoilant les mêmes préjugés, aboutissant à des conclusions opposées, chez ceux qui se situent en un lieu différent de l'univers. Encore une fois, le but de la fiction est moins de « prouver » la vérité d'une hypothèse que de combattre l'erreur. Ce qui intéresse Kepler, ce n'est pas seulement le fait que, depuis la Lune (« Levania »), on voit la rotation de la terre : c'est aussi que les habitants de Levania croient être immobiles :
« Nous, les habitants de la Terre, nous pensons que le plat pays sur lequel nous nous trouvons et, avec lui, les coupoles qui surmontent nos tours restent immobiles, et que les étoiles tournent autour de ces coupoles en allant de l'est à l'ouest. (…) De la même façon, les habitants de la Lune pensent que leur plat pays lunaire et le globe de Volva au-dessus de leurs têtes sont immobiles. »
Nous occupons le point de vue qui démasque les illusions "immobilistes" des Levaniens : mais par là même ils occupent le point de vue... qui détruit les nôtres ; en nous hissant jusqu'à eux, la fiction produit donc une expérience qui n'est pas une expérience en laboratoire, mais qui joue néanmoins un rôle décisif dans la défense de l'héliocentrisme : l'expérience de pensée. En nous projetant mentalement sur la Lune, la fiction dévoile à la fois le mouvement vrai de la terre et l'illusion immobiliste. La fiction romanesque devient ainsi "méta-phore" scientifique, au sens étymologique : ce qui nous trans-porte ailleurs, nous faisant ainsi saisir ce qui restait caché. La fiction participe ainsi à la révolution astronomique qui « nous fait voir toutes choses nouvelles » : il s'agit moins ici de voir de nouvelles choses (comme le permettait de télescope), que de les voir sous un nouveau jour. Un nouveau jour éclairé par un soleil... copernicien.
Si Kepler peut donc être considéré comme le père de ce nouveau genre de roman qu'est la science fiction, c'est avant tout parce qu'il est le premier à donner une dimension romanesque à la fiction scientifique.
Mais cela n'implique pas que la fiction romanesque soit seulement ici la servante de la science, et qu'on puisse réduire l'imaginaire littéraire, à l’œuvre dans le roman, comme une simple « illustration » de thèses scientifiques. La littérature n'est pas ici un simple moyen au service de la fin que serait la science : elle est aussi une fin, elle participe à la valeur de l’œuvre. C'est ce qui explique que la relation puisse, au cours du roman, s'inverser.
En ce qui concerne le voyage lui-même, on ne peut pas considérer que la fiction romanesque se nourrisse réellement de la recherche scientifique. Les détails de ce voyage appartiennent bien au registre de la « fantasy », et l'appel au monde de la magie y est lui-même inséré dans une trame humoristique. Ainsi lorsque le démon précise à ses deux auditeurs que les voyages sur la Lune sont à réserver de préférence aux marins endurcis,
« habitués à se nourrir de biscuits , d'ail de poisson séché et d'aliments peu appétissants »,
mais aussi
« aux vieilles femmes desséchées [qui] conviennent particulièrement bien quand elles ont, depuis leur enfance, l'habitude de chevaucher la nuit des boucs, des fourches ou de vieux manteaux ».
Kepler va jusqu'à ajouter que « les Allemands ne conviennent pas du tout », mais qu'en revanche les démons « ne dédaignent pas les Espagnols au corps ferme. » Et s'il semble au passage étayer une possibilité scientifique par un cas emprunté au domaine magique, l'analogie n'a d'autre portée que littéraire :
« un grand nombre de tribunaux rapportent que les sorcières sont transportées dans les airs ; si c'est exact, il pourra également se faire qu'un corps violemment arraché à la Terre soit transporté sur la Lune » !
Et lorsque la science proprement dite intervient dans le récit du voyage, comme c'est le cas lorsque Kepler évoque la diminution de l'attraction terrestre au-delà d'une certaine altitude, elle n'apporte pas grand chose à la narration romanesque.
En revanche, la description du monde lunaire articule bien les deux sens du rapport science / fiction :
a. en ce qui concerne l'astronomie levanienne, la subordination de la fiction à l'exposition scientifique est évidente : la fiction est ici totalement assujettie à la fonction d'illustration de théories scientifiques. Et s'il y a bien une beauté du spectacle qui s'offre aux yeux des habitants de Levania, c'est parce que l'harmonie de l'Univers revêt elle-même une dimension esthétique, qui se manifeste autant dans les équations mathématiques (nous l'avons vu) que dans les descriptions en prose.
En revanche,
b. quand le regard de Kepler se porte sur le sol lunaire et sur son occupation, la fiction reprend tous ses droits ; quand Kepler imagine que les Levaniens, pour se protéger du Soleil, se retirent à l'ombre des grandes cavités apparues au télescope, voire vivent sous terre (ce qui explique qu'aucune trace de leur existence n'apparaisse au télescope), il ne cherche pas à mettre en scène une théorie : il construit une fiction littéraire à partir de données issues de l'observation scientifique. De sorte qu'ici c'est l'imaginaire romanesque qui puise dans les ressources de la science pour tisser sa propre trame. Notons au passage que Kepler est le premier auteur à envisager la possibilité d'une vie extraterrestre souterraine (ce qui deviendra une fiction récurrente dans la SF « martienne »). De même, l'enquête zoologique, si elle respecte bien certains principes rationnels (comme l'adaptation de la faune au climat très contrasté de Levania), prend appui sur ces principes pour faire éclore des créations littéraires qui préfigurent certains des archétypes de la SF :
« on trouve ça et là sur le sol des corps qui ont la forme de nos pommes de pin ; dans la journée cette enveloppe brûle superficiellement et, le soir, ces espèces de cachettes s'ouvrent et laissent sortir des êtres vivants ».
De façon intéressante, le point que Kepler ne détaille pas est l'apparence physique des Levaniens : on saura beaucoup de choses sur la manière dont ils vivent ; mais de leur corps on saura seulement qu'ils sont grands, tandis que leur vie est courte. Tout adepte de SF se posera ici la question : ce « manque » dans la description de l'univers lunaire est-il un défaut de description ... ou l'abstention géniale d'un auteur qui devine que la description physique des « extraterrestres » est souvent ce qui fait basculer l'imagination littéraire dans la description d'êtres aussi « imaginaires »... que décevants ?
L'extraterrestre de "Signs" ( Night Shyamalan) est sans doute angoissant... jusqu'à ce qu'on le voie.
Nous concluerons cette "archéologie astronomique" de la SF en revenant sur l'une des affirmations indiquées au commencement de notre étude. Kepler, avions-nous dit, n'est pas seulement le père de la SF : c'est aussi le père de la critique de SF, en tant que registre littéraire voué au commentaire des oeuvres de science-fiction. Comment peut-on soutenir cette thèse, et en quoi nous éclaire-t-elle sur les rapports entre science et fiction à partir de l'âge classique ?
Cette thèse a en fait été soutenue par Arthur B. Evans, dans un article intitulé "Les origines de la critique de science-fiction : de Kepler à Wells" (2012). Pour Evans, l'appareil critique constitué des 223 notes que Kepler a jointes à son roman forme bien le premier "corpus" de la critique de science-fiction. De fait, Kepler y répond aux questions fondamentales de toute "critique" littéraire :
a) quelles sont les "références" de l'auteur ? de quelle tradition, de quels auteurs peut-il se réclamer ? Aussi novatrice que soit la démarche mise en oeuvre par Kepler dans le Songe, son auteur ne fait aucun mystère de ceux dont il assume l'héritage, et il signale soigneusement tous les emprunts qu'il a pu leur faire. Ainsi les premières notes font-elles déjà penser à certaines "exégèses" érudites que les critiques et commentateurs de SF aiment à faire partager aux lecteurs de leurs oeuvres favorites :
Je découvris pour la première fois le livre de Plutarque à Graz, en l’an 1595. (…) Néanmoins, les îles que Plutarque mentionne dans l’océan autour de l’Islande ne furent pas la cause de mon choix de l’Islande comme point de départ de mon songe. Parmi les diverses raisons figurent cependant les suivantes. À cette époque, le livre du "voyage vers la lune" de Lucien était en vente à Prague, traduit dans la langue allemande par le fils de Rollenhagen ; il incluait les histoires de Saint Brendan et le Purgatoire de St Patrick sous le sol du Mont Hekla, le volcan islandais. En outre, puisque Plutarque, suivant la croyance de la théologie païenne, plaçait le purgatoire des âmes sur la lune, je décidai que lorsque je me mettrai en route pour la lune, je préfèrerais grandement partir d’Islande.
b) quelle est l'intention de l'auteur ? quelle finalité assigne-t-il à son oeuvre, quels buts poursuit-il, quel sens donne-t-il à sa démarche de création littéraire ? Là encore, les notes apportent des réponses précises à ces questions... même quand Kepler leur donne à leur tour une forme "littéraire", usant de l'allégorie pour mieux éclairer son propos.
Je souhaiterais faire cette nouvelle suggestion : l’expérience spontanée ou, pour utiliser la terminologie médicale, la pratique empirique, est la mère qui donne naissance à sa descendance qu’est la Science. Pour cette dernière, il n’est pas sans danger, tant que sa mère, l’Ignorance, survit parmi les hommes, de révéler au public les causes profondément cachées des choses. Elle doit plutôt se garder de blesser le vénérable chahut, en attendant que les années sonnent enfin la mort de l’Ignorance, percluse de vieillesse. Le but de mon Songe est d’utiliser l’exemple de la lune pour construire une argumentation défendant l’idée du mouvement de la terre, ou plutôt pour dépasser les objections empruntées à l’opposition universelle de l’humanité.
c) quels liens peut-on effectuer entre l'écriture de l'oeuvre et son contexte historique ? En quoi l'oeuvre reflète-t-elle les dynamiques et les rapports de force propres à son époque ? Il suffit de poursuivre la citation précédente, dans laquelle Kepler poursuit le "filage" de sa métaphore, pour voir à quel type de "contexte" l'oeuvre pouvait appartenir.
Cette ancienne Ignorance était alors, pensai-je, déjà suffisamment morte et effacée de la mémoire de l’homme intelligent. Cependant la créature se débat encore dans l’enchevêtrement de nombre de nœuds inextricablement serrés à travers tant de siècles. Cette vieille mère continue d’exister dans les universités, mais telle est son existence qu’elle devrait apparemment considérer la mort comme étant plus désirable que la vie…
On voit ici que, quelle que soit la valeur que Kepler accorde à la dimension proprement littéraire de son oeuvre, la finalité du roman reste bel et bien didactique ; que Kepler acorde une place réelle à l'imaginaire et au divertissement ne fait jamais dévier son projet initial (ce serait le cas si les exigences de la cohérence ou de l'esthétique littéraires le conduisaient à s'affranchir d'une exigence scientifique) : si Kepler veut divertir, c'est à la façon dont Molière prétend le faire (dans un tout autre registre, qui n'a rien de "scientifique") : il s'agit de divertir pour instruire. La science-fiction de Kepler est bien science fiction : fiction scientifique, imagination rationnelle ; elle n'est jamais une "science fictive", ou rationalité imaginaire.
Kepler pose donc bien dès le départ le dilemme-clé de la SF : quel statut reconnaître à la science dans l'oeuvre romanesque ? Si l'écrivain soumet la science à la fiction, la dimension scientifique du roman devient rapidement un simple "vernis" qui ne résiste pas à l'analyse, et qui consternera l'expert ; comme ce sera (et est encore) le cas de bon nombre de délires pseudo-scientifiques que la génétique, la physique quantique ou les "courbures de l'espace-temps" ont pu occasionner dans le champ littéraire. Même lorsqu'il s'agit de très bons auteurs, dès que la rigueur scientifique se trouve assujettie aux exigences romanesques, elle risque fort de sombrer dans des élucubrations fumeuses, ce que pourrait par exemple illustrer La théorie des cordes de Somoza.
Inversement, quand la dimension romanesque devient un simple support pédagogique, le prétendu "divertissement" risque fort de sombrer dans une succession de "private jokes" réservées aux experts, déconcertant le public non initié, voire l'épuisant sous des "notes de bas de page" totalement contraires aux exigences de la littérature.
A ce dilemme, Kepler a apporté de premiers éléments de réponse, qui ne sacrifient pas le roman à la science, et encore moins la science au roman. Mais l'enjeu principal est fixé : si la science fiction est un genre littéraire, son but reste fondamentalement éducatif.
Nous trouvons une perspective différente, qu'on pourrait dire réciproque, chez l'autre père fondateur de la SF que nous avons évoqué : Thomas Godwin. Dans la Préface (qu'Evans appelle judicieusement : "semi-anonyme") de L'homme dans la Lune, rédigée par un certain "E.M." on lit en effet :
Adresse au lecteur perspicace. Tu as là un essai d’Imagination, où se mêlent Invention et Jugement. L’Auteur n’avait pas l’intention (je le suppose), de te convaincre à force de discours de la véracité de chaque circonstance particulière. Il est juste que tu lui accordes le droit d’être frivole lorsque tu prends pour toi-même la liberté de juger. Voici en vérité la nouvelle découverte d’un nouveau monde, qui procurera peut-être à ton esprit un agrément guère supérieur à celui que donna le récit de Colomb aux premiers hommes qui l’entendirent. (...) Qu’il y eut des antipodes était autrefois considéré comme un Paradoxe aussi grand que celui qui veut aujourd’hui que l’on puisse habiter sur la lune. Mais cette connaissance semble peut-être plus appropriée à notre époque de découvertes : Dans laquelle nos Galilée, grâce à leurs lunettes astronomiques, peuvent contempler le soleil jusqu’à y déceler des taches, et entrevoir des montagnes sur la Lune. Mais tout ceci et plus encore dans le discours qui s’ensuit, je laisserai ton honnête entendement en juger, tout comme je laisse le récit fidèle de ce petit témoin à notre grand explorateur.
L'auteur de cette Préface indique ainsi que l'auteur du livre ne prétend pas faire oeuvre de science : et il demande à son lecteur une tolérance qui convient aux libres explorations de la fantaisie. Il ne s'agit pas de contraindre l'entendement du lecteur à admettre la conculsion d'un raisonnement, il ne s'agit pas d'exiger de lui l'effort qu'une expérience de pensée requiert pour mettre à mal des préjugés appuyés sur les apparences. S'il s'agit d'un essai, c'est bien d'un essai "d'imagination".
Doit-on en déduire que, chez Godwin, la finalité didactique est réellement subordonnée au divertissement ? En fait, rien n'est moins sûr. Si l'auteur "anonyme" de la Préface insiste sur le droit à la fantaisie de l'auteur de fictions romanesques, c'est sans doute aussi parce que certaines des thèses du livre (comme le mouvement de la terre) pouvaient provoquer l'ire ecclésiastique, dès qu'elles prétendaient s'affranchir du simple statut de fiction. Si, dans le domaine scientifique, l'astronomie nouvelle ne devait s'avancer (nous l'avons vu) que sous le nom d'hypothèse, dans le domaine littéraire elle devait clamer haut et fort son caractère fictif, assujetti à une exigence, non de vérité, mais de divertissement.
Ce qui est vrai en revanche, c'est que si la fiction reste bien subordonnée à une finalité éducative, elle est beaucoup moins, chez Godwin, asservive à la science. Ce n'est pas la science aristotélicienne, le géocentrisme de Ptolémée ou les épicycles de Copernic que Godwin veut déstabiliser : c'est bien plutôt l'ensemble des préjugés de son époque, ou plus encore de cette partie de son époque qui résiste à la venue au monde... d'un monde nouveau. Un monde dont la "vérité" provient justement de son rejet des préjugés issus de la Tradition ; en d'autres termes, un monde dont la vérité est parfaitement indissociable de sa reconnaissance de la liberté à l'égard des autorités fondées sur la Tradition : que ces autorités soient politiques ou religieuses, voire politico-religieuses. Si le livre vise à persuader, ce dont il s'agit de persuader est moins la véracité de l'astronomie nouvelle, que la légitimité de la libre pensée.
Kepler, lui, avait soigneusement évité les considérations sociales, politiques, religieuses ; pour éviter la censure ? Sans doute, comme il l'indique lui-même ; mais aussi parce que tel n'était pas le projet de son oeuvre, articulé à une vérité d'ordre scientifique. Chez Godwin, le pôle fictionnel de la "science-fiction" se renforce : non parce que le divertissement l'emporterait sur la vocation éducative du récit, mais parce que ce dont il faut "instruire" appartient moins au domaine de la science qu'à celui de la philosophie. L'enjeu du voyage sur la Lune se déplace déjà, d'un axe scientifique à un axe socio-politico-religieux, qui est celui qui caractérise l'espace littéraire de l'utopie.
De ce point de vue, les précautions prises par l'auteur de la Préface de l'Homme dans la Lune trouvent leur prolongement dans les précautions que prendra Le Bret pour introduire, en 1657, l’Histoire comique des états et empires de la lune, de son ami Savinien Cyrano de Bergerac. Ami de l'homme plus que de l'auteur pourrait-on dire, puisque Le Bret, suite à la mort prématurée de ce dernier, a supprimé des passages entiers (jugés trop provocants) du manuscrit et lui a attribué un titre plus comique ; Cyrano, lui souhaitait que l'oeuvre soit simplement intitulée : L'Autre Monde. Mais surtout, Le Bret cherche à éviter la censure en soulignant la vocation divertissante du livre.
Ce n’est pas, raillerie à part, que je veuille imposer à personne la nécessité de n’en juger que par mes yeux ; je sais trop bien que la lecture n’est agréable qu’à la proportion de ce qu’elle est libre ; c’est pourquoi je trouve bon que chacun en juge selon le fort ou le faible de son génie ; mais je prie les plus généreux de se laisser parvenir par cette favorable pensée qu’il n’a eu pour but que le plaisant.
Les précautions de Le Bret, qui dévient l'oeuvre vers le registre de la fiction divertissante, font écho à celles du préfacier de Godwin. Peut-être peuvent-elles nous apparaître d'ailleurs un peu trop "prévenantes", voire complaisantes, à l'égard des autorités de censure. Mais c'est que la pilule qu'il s'agit de faire passer n'est pas exactement la même. Si l'écrit de Godwin restait encore largement cantonné dans le registre astronomique (et ne soutenait pas même, contrairement au Songe de Kepler, une conception héliocentrique de l'Univers), il ne s'agit plus réellement de science et d'astronomie dans le livre de Cyrano. Ce qui se trouve mis en scène dans les élucubrations lunaires, ce n'est plus, ou plus seulement, en tout cas pas d'abord une théorie scientifique : c'est bien une philosophie matérialiste et libertine ! La description de "l'autre" monde est moins, alors, le support d'une exposition des lois et mécanismes qui régissent la réalité, qu'un prétexte pour une critique sociale visant à disqualifier les entraves à la liberté dont sont porteuses les institutions traditionnelles. Dans cette optique, la Préface de Le Bret apparaît peut-être moins trompeuse qu'il peut le sembler, puisque la dimension critique, "libertine" au sens philosophique, y est indiquée explicitement, au détour même des phrases qui insistent sur la dimension "divertissante" du récit :
Tout cela, Lecteur, te peut faire connaître que Monsieur de Bergerac ayant eu tant de grands hommes de son sentiment, il est d’autant plus à louer qu’il a traité plaisamment une chimère dont ils ont traité trop sérieusement : aussi, avait-il cela de particulier qu’il croyait qu’on devait rire et douter de tout ce que certaines gens assurent bien souvent aussi opiniâtrement que ridiculement.
Pour un lecteur du XVII° siècle, la portée subversive d'un tel "rire" était transparente.
Les commentateurs des décennies et des siècles suivants ne s'y sont pas trompés. Charles Sorel pouvait bien, en 1664, affecter de voir avant tout dans les fantaisies de Cyrano une fiction plaisante :
On avait vu, il y avoit quelque temps, la traduction d’un Livre qui traitoit du Monde de la Lune où un Espagnol disoit avoir esté transporté dans une Machine par de certains oyseaux ; mais nostre autheur françois prétend y avoir esté enlevé par des bouteilles pleines de rosée, et qu’il y avoit vu cet Espagnol, lequel il contredit en de certaines choses, comme n’ayant pas bien observé ce qui se trouvoit en ce païs-là ; C’estoit là enchérir sur le Songe de Kepler, grand Astrologue, qui a décrit toutes les apparences de la Lune et sur le livre d’un philosophe moderne appelé Le Monde dans la Lune, et sur les cartes qu’on a fait de cet Astre, où toutes les taches sont prises pour des Isles ou pour de grands Continens de terre ferme, divisez en Provinces, auxquelles on a donné des noms. Le sieur de Cyrano a encore fait un Livre des Estats et Empires du Soleil, où se figurent d’estranges régions : De tels caprices donnent beaucoup de plaisir à ceux qui les lisent.
Mais un auteur comme David Russen, au tournant du 18° siècle (1703), savait remettre en cause cette primauté du "divertissement" dans l'oeuvre de Cyrano, et faisait grief à Le Bret d'avoir présenté comme une oeuvre légère ce qui ne l'était pas ; le titre choisi par Le Bret, notamment, lui paraissait tout à fait défectueux : "au lieu de l’Épithète Comique, ce traité mériterait peut-être celle de la plus Rationnelle histoire du gouvernement de la lune".
Bien qu’il soit mêlé d’une grande part de Badinage, d’Esprit et d’Inventivité, de choses même douteuses ou simplement feintes que l’on peut comparer en quelque sorte à l’Utopia de Sir Thomas More, aux Chimères Sentimentales ou au Récit du pauvre Robin du pays de Lubbard de Don Quichotte, ce traité est conduit tout du long par une Argumentation efficace, par une Raison ferme et un Jugement solide dans la Démonstration des choses qui sont probables.
Outre la tension entre "science" et "fiction" au sein de l'espace romanesque de la SF, c'est donc bien une autre tension constitutive de la SF qui apparaît dans les fictions lunaires du XVII° siècle : celle qui articule fiction romanesque et critique socio-politique, telle qu'on la trouvera notamment dans les romans d'anticipation ou les dystopies, dont "Le meilleur des mondes" est sans doute le paradigme.
Enfin, dans cette articulation nouvelle de la fiction romanesque et de l'écrit scientifique au XVII° siècle, c'est bien le défi constitutif d'une "science-fiction" qui se trouve formulé et assumé. Peut-on réellement associer, articuler connaissance scientifique et divertissement esthétique ? Peut-on vraiment penser que la science pourrait féconder la littérature, comme la littérature pourrait servir la science ? Nous l'avons dit, cette question était sans doute moins paradoxale pour un penseur du XVII° siècle qu'elle l'est devenue pour nous. La pensée de l'âge classique est marquée par l'harmonie du Vrai et du Beau, et l'Humanisme récuse d'emblée la possibilité d'une contradiction entre la science et l'art. Relever le pari de la science-fiction n'avait donc rien d'absolument déconcertant, même si la tentative était nouvelle.
Cela le deviendra beaucoup plus lorsque s'opèrera le processus de spécialisation des savoirs au cours du XIX° siècle, qui cèlera le divorce de la science, de l'art et de la philosophie. En ce sens, l'émergence de la SF au XVII° siècle interroge bien nos distinctions. Opposer recherche scientifique et création artistique, raison et imagination, expérience scientifique et expérience littéraire, est-ce une bonne approche de la science, de l'art... et de l'homme lui-même ? Affirmer qu'une oeuvre ne saurait être à la fois une recherche scientifique et une recherche littéraire, n'est-ce pas condamner l'oeuvre humaine à une humanité partielle, morcelée ? N'est-ce pas rejeter la possibilité pour l'homme d'assumer l'ensemble de son humanité ? N'est-ce pas l'unité de la culture qui se trouve détruite ?
Interroger l'émergence de la SF au XVII° siècle, c'est poser ces questions en acceptant d'interroger la valeur de nos représentations à l'aune de celle des siècles passés. Et en ce sens, les débats qui jalonnent l'histoire depuis sa création sont une formulation locale d'un problème qui engage l'homme dans sa totalité.
A la fin du XIX° siècle, Julian Hawthorne (le fils de Nathaniel Hawthorne), journaliste et écrivain américain, réaffirmait en termes quasi-religieux la possibilité, voire la nécessité d'une articulation entre poésie et science à travers l'espace de a science-fiction, qui deviendrait ainsi l'expression de "l'art le plus élevé" :
On peut globalement classer la littérature en deux catégories : celle qui est créative et celle qui est critique. La première est caractéristique du tempérament imaginatif, tandis que la seconde est analytique de nature, et ne s’élève pas au-dessus du niveau du réel. Convenablement menées, ces deux manières de débusquer la vérité devraient se compléter. Le Poète trouve sa matière originelle en Dieu. L’homme de science fait remonter la matière à Dieu. La science, c’est de la poésie inversée : la dernière voit dans la première la confirmation de ses envolées les plus éthérées. Elle est synthétique et créative, tandis que la science dissèque et analyse. Manifestement, les conceptions les plus spirituelles devraient toujours garder un fondement dans le monde factuel, et les plus grandes œuvres de l’art littéraire, alors qu’elles s’établissent sur la terre solide, n’ont pas craint de lever la tête vers les cieux. L’art le plus élevé est l’union des deux méthodes. (Julian Hawthorne, 1892)
Science, Littérature et Art pictural : l'incontournable Siudmak
Mais dès la fin du XIX° siècle, on trouve aussi maintes formulations de la thèse diamétralement opposée. Les citations données par Arthur B. Evans sont, à cet égard, très éclairantes. La première est de Mayo Williamson Hazeltine, et date de 1883 :
Les méthodes de l’artiste et du professeur, que la fiction didactique tend à confondre, sont par essence incapables de fusionner. (…) Le roman d’aventures scientifiques est une effronterie.
La seconde est d'un critique anonyme, commentant La guerre des Mondes (de H.G.Wells) en 1898 :
Dans le sillage des sciences se trouve, depuis près d’un demi-siècle, une nouvelle sorte d’œuvre littéraire que l’on peut appeler le roman quasi-scientifique. Du bateau sous-marin prophétique de M. Verne aux hommes de cavernes préhistoriques de M. Waterloo, on pourrait classifier une vingtaine de romances qui tentent de mettre sous forme fictionnelle les derniers résultats de la science et de la mécanique. Comme c’est également le cas de toute littérature, ce nouveau roman ne se contente pas de présenter des incarnations vivantes de la vérité, mais cherche volontiers à deviner l’avenir. Il est encore expérimental, et encore bien trop jeune pour avoir produit un chef d’œuvre impérissable.
La dernière émane également d'un critique anonyme, qui écrit en 1905 (l'année même où Einstein fait paraître les deux articles qui allaient révolutionné l'histoifre des sciences) :
Lorsque l’on pense aux incongruités sérieuses, au mélange de faits et fabulations qui ne valent guère mieux que des faits déformés, et donc à un ordre inférieur de l’imagination, l’on ne saurait croire que le romance scientifique est une chose à cultiver. Dans l’ensemble, il est mieux d’avoir de la science lorsque l’on veut lire de la science ; et lorsque l’on veut de la fiction, de ne pas lire une chose hybride dans laquelle la science nous détourne de la fiction, et où la fiction n’est pas plus imaginaire que de la pseudo-science.
A qui faut-il donner raison ? A Kepler, et aux premiers écrivains qui, au XVII° siècle, ont relevé le pari d'une science littéraire, d'une littérature scientifique, qui traduirait dans l'ordre romanesque l'harmonie naturelle de la beauté et de la vérité, de la science et de l'art, de la raison et de l'imagination ? A ceux qui ont voulu exprimer dans la fiction littéraire l'articulation des différentes dimensions de ce qui fait l'humanité de l'homme ?
Ou faut-il donner crédit à ceux qui affirment que leur opposition est irréductible, qu'on ne saurait être à la fois bon scientifique et bon artiste, et qu'une oeuvre qui se voudrait à la fois scientifique et littéraire ne saurait être que manquée ?
Si nous passons de l'espace romanesque à un espace éducatif, comme le lycée (mais pourquoi le lycée ne serait-il pas un espace romanesque ?), on aboutit à des questions de ce genre : faut-il dissocier l'enseignement scientifique et l'enseignement littéraire, ou faut-il au contraire privilégier leur articulation dans un espace dédié aux Humanités ?
A chacun, évidemment, d'en juger. Mais on peut cependant noter que, si les auteurs de SF ont souvent tenté d'anticiper l'avenir, leurs censeurs, eux aussi, s'y sont parfois essayés. Voici par exemple ce qu'était le verdict de notre premier Anonyme concernant l'avenir de la SF au XX° siècle :
L’ensemble du genre ne saurait se targuer de rien qui survive durablement dans le prochain siècle. Il est condamné sans espoir.
Et voici ce en quoi consistaient les prémonitions du second :
Le roman scientifique est donc grossier, et nous ne lui voyons guère d’avenir. Nous ne lui en espérons pas.
Il est vrai que les plus grands génies, dans le domaine de la fiction, peuvent parfois manquer de flair. Si l'on en croit une vieille légende, Louis Lumière aurait un jour affirmé (à l'un de ses opérateurs, ou à Georges Meliès ) que le cinéma était "une invention sans avenir..."
Photographie issue de "Voyage dans la Lune" de George Méliès : naissance de la science fiction... au cinéma.
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