Révolution cartographique 1
Philosopher, c'est d'abord aborder les choses sous un autre angle...
Nous abordons à présent la seconde révolution qui affecte l'image du monde, la représentation que l'on s'en fait durant l'âge classique. Dans la mesure où cette révolution affecte l'image que l'on se fait du globe terrestre, et de la représentation qui en est donnée par les globes, mappemondes, planisphères et cartes, nous l'appellerons "révolution cartographique". Pour donner dès le départ une idée de cette révolution, voici à quoi ressemble l'une des cartes les plus connues du Moyen-Âge :
Il s'agit de la Mapa Mundi (carte du monde) de Beatus de Lebiana, réalisée au XI° siècle. Elle illustre le principe du "T dans l'O", caractéristique des cartes européennes médiévales, fondé sur les propriétés suivantes :
_ la carte est orientée vers l'Orient (le Nord est à gauche)
_ les trois continents connus formant l'écoumène (la région du monde habitée par l'homme) : l'Asie, l'Europe et l'Afrique sont placés de part et d'autre de barres verticale et horizontale, formant un T
_ Au-dessus de la barre horizontale (représentant le Don (à gauche) et le Nil (ou la Mer Rouge) à droite) se trouve l'Asie ;
_ À gauche de la barre verticale (symbolisant la Méditerranée) se trouve l'Europe ;
_ À droite se trouve l'Afrique
_ À l'intersection des deux barres, on trouve la ville de Jérusalem (avec le tombeau du Christ), centre du monde.
_ Le T est entouré d'un O représentant l'océan, d'où le nom de carte "T dans l'O".
(Comme il apparaît que sur la carte ci-dessus la barre droite du T (le Nil, donc) n'apparaît pas beaucoup, je place ici une autre image illustrant le schéma du "T dans l'O")
Bien.
Voici maintenant à quoi ressemblera la carte du monde réalisée par Mercator, en 1569.
Une décennie plus tard, voici la carte du Theatrus Orbis Terrarum d'Ortelius
L'erreur serait de croire que le passage d'un type de cartes à l'autre correspond à un gain de précision, d'exactitude. S'il est à peu près impossible, pour un homme d'aujourd'hui, de faire correspondre la Mapa Mundi du Moyen Âge à sa vision du monde, c'est d'abord parce que la nature même de la carte, son rôle, ce qu'elle vise à "faire voir", est très différent de ce que cherche à montrer une carte contemporaine. Les mappemondes médiévales n'ont pas pour fonction de nous montrer la Terre telle qu'on la verrait d'un satellite ; elles ne se soucient ni de latitude, ni de longitude, ni de conservation des distances ou des surfaces. La Mapa Mundi du XI°siècle correspond à une vision religieuse du monde, et ce qu'elle vise à construire est une image qui permette de montrer, de faire voir, de faire apparaître en quoi le monde est régi par des principes essentiellement bibliques :
_ le peuplement de la terre par les trois fils de Noé : Sem, Japhet et Cham. Sem a peuplé l'Asie, Japhet l'Europe et Cham l'Afrique.
_ Par ailleurs, dans la symbolique médiévale, la répartition spatiale correspond en fait à une logique temporelle : si le haut de la carte représente l'Est, c'est parce que le temps s'écoule d'Est en Ouest, à l'image de la course du soleil ; ainsi, le royaume de Sem (Asie) est situé dans le passé.
_ La tripartition de la carte renvoie par ailleurs symboliquement au "Tau" de la croix gecque, et à la Trinité chrétienne, etc.
_ Si Jérusalem est au centre "spatial", c'est évidemment parce qu'elle se situe au centre "métaphysique" du monde, etc.
En bref, pour comprendre une carte "T dans l'O", il ne s'agit pas de la comparer à un globe terrestre, mais de la rapporter à ce qui en constitue l'archétype, qui n'a rien d'un dispositid de localisation spatiale, mais qui est un symbole religieux :
Carte T-O des "Étymologies" d'Isidore de Séville.
Ces quelques indications n'ont pas du tout pour but de permettre une lecture soigneuse d'une carte médiévale ; les cartes médiévales n'ont rien de "rudimentaire" ou de primitif : elles sont au contraire extrêmement complexes et élaborées, ce qui rend la présentation ci-dessus beaucoup trop simpliste, voire caricaturale. Tout, dans une carte médiévale, a été réfléchi : la structure, aussi bien que le détail de la carte sont pensés de manière à faire apparaître le sens religieux de la Création ; à faire voir à travers une image ce qui, précisément, ne peut jamais être "vu" par les yeux du corps : en quoi le monde est bien la Création du Dieu biblique.
Ce qui change radicalement entre le Moyen-Âge et la fin de la Renaissance, ce n'est pas en premier lieu la forme des océans, des côtes ou des continents, l'emplacement des villes ou des fleuves : c'est le sens même d'une carte, de la représentation "graphique" du monde.
C'est ce qui explique d'ailleurs que les cartes qui vont peu à peu se constituer à partir de la fin du Moyen Âge, puis à la Renaissance et à l'Âge classique, ne vont pas purement et simplement "remplacer" les cartes religieuses médiévales : celles-ci continueront à exister, remplissant le rôle qui est le leur, et qui n'a pas grand chose à voir avec les buts poursuivis par Mercator. Ainsi, un cartographe allemand comme Heinrich Bünting (mort en 1606), à la fin de la Renaissance, pouvait fort bien construire des représentations tout à fait "modernes" des continents ; la carte ci-dessous date de 1581 :
Mais cela ne l'a pas empêché d'adjoindre à ses travaux de cartographie "moderne", et à la même époque, une carte qui renouait manifestement avec les principes de la représentation religieuse :
On retrouve dans cette carte, en forme de trèfle, les principes fondamentaux de la carte religieuse : tripartition des continents, correspondant à la descendance de Noé (le coin de l'Amérique qui apparaît au bord de la carte semble bien appartenir à ... un "autre" monde), avec Jérusalem au centre. Et pour ne pas en rester là, nous pouvons encore indiquer d'autres types de cartes réalisés par Bünting, toujours à la même époque, comme celles qu'il a réalisées de l'Asie...
...ou de l'Europe !
Les différences entre ces différentes cartes n'ont évidemment rien à voir avec une différence de rigueur ou d'exactitude : c'est bien la nature, le but, le sens même de la représentation qui change d'une carte à l'autre, alternant chez le même cartographe (ce qui est assez rare... il est assez dificile de vivre dans des univers culturels différents !) des images du monde, reliées à des "visions du monde" tout à fait distinctes.
Les cartes du monde que l'on contemple à la fin de l'âge classique sont incontestablement meilleures, d'un point de vue scientifique, que les cartes médiévales : mais justement, c'est parce qu'elles visent à donner une image "scientifiquement correcte" du monde ; c'est leur but, qui est lié à une conception scientifique du monde, à une vision du monde dans laquelle la science est devenue un élément central. A l'inverse, les cartes médiévales étaient sans doute mieux à même d'atteindre le but qui était le leur (elles étaient donc meilleures, d'un point de vue religieux) ; but qui n'est plus celui que nous attribuons à une carte (faire apparaître le monde comme création divine), mais qui était lié à une conception religieuse du monde.
Si donc les cartes du monde ont changé, et si les cartes "scientifiques" ont bel et bien chassé, peu à peu, les cartes médiévales, c'est parce que le monde a changé ; l'univers culturel médiéval a cédé la place à l'univers culturel moderne, la conception théologique du monde est devenue une conception scientifique du monde.
Et nous retrouvons ici, pour la première fois, ce que nous avons présenté comme l'un des enjeux-clé de la Révolution astronomique : le passage d'une image religieuse à une image scientifique du monde implique-t-il un retrait de Dieu, une suppression de la dimension religieuse de la réalité ? Une carte scientifique est-elle une carte... "sans Dieu" ? Nous verrons que, là encore, il n'en est rien.
La première carte réalisée par Mercator : une carte... de la terre sainte.
Si donc il y a bien (1) une "révolution cartographique" entre le Moyen Âge et l'âge classique, c'est parce que les notion mêmes de "monde" et d'"espace", se sont transformées : en ce sens, la révolution cartographique s'inscrit d'emblée dans une révolution plus globale que l'on pourrait appeler (2) : révolution "géographique". Et dans la mesure où cette révolution implique, à son tour, un changement radical dans l'idée que l'homme se fait de son existence dans le monde, la révolution cartographique-géographique s'inscrit bien dans une révolution plus générale, que nous avons déjà illustrée à travers la Révolution astronomique. Cette révolution qui touche la "vision du monde" (articulant représentation du monde et représentation de la place de l'homme dans le monde) de l'homme de la Renaissance, et que nous avons donc caractérisée (3) comme une révolution culturelle.
Nous passons ainsi du domaine de l'astronomie à celui de la géographie. Encore faut-il préciser deux choses :
1. les deux révolutions sont liées : pour des raisons qu'il nous faudra développer, il est absolument impossible de dissocier la transformation qui s'opère dans la vision de l'univers, dans le domaine des mesures astronomiques, et la révolution géographique.
Un tableau de Vermeer (vers 1668) intitulé... L'Astronome.
2. Parler de "révolution géographique", c'est déjà partir... de la fin ; car c'est considérer la "géographie" comme un espace spécifique, un domaine scientifique ayant ses objets et ses règles propres, comme le domaine de spécialité du "géographe". Or cette autonomie de la géographie n'existe pas à la fin du Moyen Âge. Si l'astronome était encore appele "mathématicien" au XVI° siècle, la géographie, elle, apparassait comme une sous-partie d'autres savoirs. Selon la formule d'un grand historien de la géographie (auquel nous emrunterons pas mal d'éléments dans la suite), François de Dainville : au XVI° siècle, on n'étudie pas la géographie ; on fait de la géographie dans les cours de mathématiques, d'astronomie, d'histoire naturelle (physique, chimie, biologie...), de médecine, d'histoire, de théologie, de philosophie, etc. Mais elle ne constitue pas un domaine en elle-même.
Et, de fait, si les grandes ruptures" dans le domaine de l'astronomie seront bien d'abord l'oeuvre d'astronomes, les grandes innovations au sein de la géographie seront initiées par toutes sortes de gens, explorateurs, missionaires, mathématiciens, philosophes, graveurs, artisans, qu'on peut difficilement réunir dans la catégorie générale : "géographes". Même en se limitant à l'espace de la cartographie proprement dite, l'origine et l'activité professionnelle des grands novateurs est incroyablement diverse. Blaeu Willem Janszoom était élève de Tycho Brahé, Franz Hogenberg était peintre et graveur, Willam Camden était antiquaire, Robert Dudley était explorateur et soldat, Erhard Etzlaub était fabricant de boussoles, Giacomo Gastaldi était ingénieur, Robert Morden était libraire et éditeur, Sebastain Münster était mathématicien et spécialiste de l'hébreu, John Norden était géomètre, Nicolas Sanson était historien, John Speed était tailleur, Martin Waldseemüller était prêtre, Mercator lui-même étudia d'abord la philosophie et la théologie, et John Ogilby commença sa vie comme professeur de danse !
La Révolution géographique ne doit donc pas seulement être entendue comme une révolution "dans" la géographie, ni même comme une révolution de la géographie... mais bien comme l'acte de naissance de la géographie en tant que telle, reconnue comme un domaine scientifique à part entière. Si l'image du monde dont la géographie est porteuse se transforme à la Renaissance, c'esrt parce que la géographie même y naît en tant que science. La représentation du monde va devenir une représentation proprement "géographique" (ce que n'était pas notre Mapa Mundi), dans la mesure même où la géographie devient une science. Ce qui implique donc que la construction d'une image géographique du monde participe à l'émergence d'une conception scientifique du monde.
Un autre tableau de Vermeer (toujours vers 1668) : il s'agit cette fois... du Géographe !
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