Humanisme et barbarie
Dans la séquence précédente, nous avons vu en quoi la révolution géographique du XVI° siècle, en montrant que les Anciens les plus illustres avaient pu se tromper, et en confrontant les penseurs de la Renaissance à l'invraisemblable diversité des croyances et des coutumes humaines, pouvait conduire au scepticisme. Si les Aristote et Ptolémée se sont trompés, nous pouvons le faire aussi ; et si d'autres peuples ont d'autres croyances que les nôtres, de quel droit affirmer qu'ils ont tort, et que nous avons raison ?
Nous allons voir maintenant en quoi ces mêmes constats ont pu conduire à une doctrine qui, à bien des égards, se trouve à l'opposé du scepticisme. Cette doctrine consiste à affirmer que, au-delà des différences culturelles, il existe un certain nombre de principes fondamentaux qui peuvent être considérés comme universels, dans la mesure où ils sont inscrits dans la nature de l'homme. Si, en effet, dans la diversité bariolée des croyances et des pratiques humaines, on retrouve quelques principes constants, qui transparaissent à travers toutes les cultures, n'est-ce pas une bonne raison de considérer que ces principes sont vrais, et qu'ils relèvent de la nature humaine ?
"L'homme de Vitruve" de Vinci : l'homme universel ?
A. Cultures humaines, nature humaine
Être sceptique, ce serait envisager l'hypothèse selon laquelle ceux que nous considérons comme des "sauvages" ont raison, et que nous avons tort. Mais en réalité, personne ne pense réellement, à la Renaissance, que les sauvages aient raison quand ils s'opposent à nos valeurs, et que nous ayons tort. Personne ne prétend, par exemple, que le cannibalisme soit une pratique supérieure.
Ce qui apparaît en revanche, c'est une autre idée, selon laquelle le conflit, voire la guerre entre les cultures relèverait moins d'un conflit de valeurs, que du conflit entre les valeurs et les comportements. Plus exactement : d'un conflit entre les valeurs officiellement reconnues par les Européens, et la manière dont ils se comportent avec les autres hommes.
Il arrive assez régulièrement que les navigateurs, les missionnaires ou les penseurs dressent un portrait élogieux des habitants d'autres régions du globe ; et ce portrait élogieux s'articule souvent à une critique des moeurs européennes. On pourrait alors supposer que la culture du peuple en question est posée comme supérieure à la culture européenne. Mais ce n'est presque jamais le cas.
La colonisation espagnole vue par un peintre mexicain du XX° siècle, Diego Riveira
Au XVI° siècle, on voit déjà apparaître des dialogues dans lesquels un "sauvage" fait la leçon aux Européens. Mais, à bien y regarder, il s'agit essentiellement de textes dans lesquels les comportements des Européens sont critiqués... au nom de valeurs européennes ! Le sauvage qui "fait la leçon" est moins le membre d'une autre culture, que le porteur de valeurs qui sont censées être les nôtres et que nous ne respectons pas. Si le sauvage critique les moeurs des colons, ce n'est pas parce qu'elles entrent en contradiction avec sa culture, mais bien parce qu'elles entrent en conflit avec des valeurs qui, tout en étant les siennes, sont aussi censées être les nôtres.
C'est donc au nom de valeurs communes, de valeurs qui sont en fait posées comme universelles, que la critique des Européens est menée. Ce qui condamne les pratiques des colons, ce ne sont pas les valeurs des amérindiens, ni même les dogmes du christianisme : ce sont des valeurs humaines, dont le respect nous est dicté par la nature elle-même.
Aussi l'éloge des Indiens, des Chinois ou même des Turcs (mais si !), de même que la condamnation des Européens, ne se fait pas à l'aune de l'opposition entre deux cultures : c'est bien l'humanité des uns, et l'inhumanité des autres qui est en jeu : le respect, en soi et en l'autre, de ce qui fait de nous des êtres humains.
Gravure de Théodore de Bry, représentant la manière dont les chiens des conquistadors de Balboa sont utilisés contre les Amérindiens
B. Humanité des sauvages, sauvagerie des civilisés
Marc Lescarbot, ce grand érudit, voyageur et écrivain du XVI° siècle (que nous avons déjà croisé : c'est lui qui avait écrit la première pièce de théâtre intégrant des rôles d'amérindiens), dans son Histoire de la Nouvelle France de 1609, ne cherche pas à montrer que les indigènes sont des humains (personne n'en doute), mais bien qu'ils font preuve de plus d'humanité que ceux qui prétendent les coloniser.
Pour la cruauté, quand je révoque en mémoire nos troubles derniers [il s'agit des guerres de religion], je crois que ni Espagnols, ni Flamands, ni Français, nous ne leur devons rien à cet égard, voire que nous les surpassons de plus de juste mesure. [Les Européens surpassent largement en cruauté les Indiens] Car ils ne savent pas ce que c'est que de (...) chauffer la plante des pieds, serrer les doigts, et autres choses plus horribles. Mais s'ils ont à faire mourir quelqu'un, ils le font sans supplices excogités. Et je dirai plus, que sans faire mention de nos troubles, et prenant nos nations de l'Europe dans l'état où elles sont aujourd'hui, je puis assurer que les Sauvages ont autant d'humanité et plus d'hospitalité que nous.
Il ne s'agit pas diu tout ici de considérer que la culture amérindienne est supérieure à la culture européenne : mais d'indiquer que les moeurs de ces hommes sont plus humaines.
Inversement, si Bartholomé de Las Casas souligne l'humanité des "sauvages"... c'est pour mieux souligner la sauvagerie inhumaine des Européens. Il n'est pas du tout question de "culture" dans ces lignes, ni de règles culturelles : mais bien de nature humaine, de loi naturelle, de loi humaine, de loi divine, d'humanité et de bestialité. L'humanité des "barbares" contraste violemment avec la barbarie des soi-disant "civilisés".
Le supplice des Indiens, gravuree de Théodore de Bry (1598)
Nous citons ci-dessous quelques extraits de Las Casas, sans doute l'auteur du témoignage le plus vibrant du XVI° siècle (un siècle au cours duquel le lyrisme est une chose rare) :
Vous verrez dans ce Discours, Lecteur, tant de millions d'hommes mis à mort, qu'à grand peine y a-t-il eu tant d'Espagnols au monde depuis que leurs premiers pères, les Goths, entrèrent dans leur pays, que (...) les Espagnols ont tués et massacrés aux Indes Occidentales, par tous les moyens que la barbarie même pourroit imaginer et forger sur l'enclume de la cruauté.
Ces conquêtes sont iniques, tyranniques et par toute loi naturelle, humaine et divine condamnées, détestées et maudites...
Inhumaine, donc, l'attitude des Européens à l'égard des indigènes. Inhumaine, car elle bafoue à la fois le respect qu'un homme doit à un autre homme, mais aussi le respect qu'il se doit à lui-même en tant qu'être doté de dignité. L'idée se retrouvera 2 siècles plus tard, inchangée, chez un penseur des Lumières comme Emmanuel Kant. Mais ce qui est intéressant, c'est que le fondement de cette "dignité", sur laquelle repose le respect que l'homme se doit à lui-meme et à autrui est, lui aussi indiqué. Ce qui fait l'humanité de l'homme, c'est bien sûr le fait qu'il soit une créature faire à l'image de Dieu ; mais c'est aussi le fait qu'il soit doté de raison. Et Las Casas articule de façon saisissante le caractère raisonnable des sauvages, le caractère déraisonnable de leur extermination, et la "stupidité" (l'incompréhension stupéfaite) de ceux qui assistent au spectacle irrationnel et monstrueux d'un génocide auquel on ne peut donner de raison ; le messacre irrationnel de créatures raisonnables ne peut que rendre fou l'être doté de raison...
Etait-il raisonnable, pour avoir crié de nuit au pays qu'il y a un Dieu et un pape, et un Roi de Castille, qui est seigneur de ces pays, de tuer douze ou quinze ou vingt millions de pauvres créatures raisonnables, créées comme nous à l'image du Dieu vivant ? (...) Mais voire toute une gent, oui, une gent infinie, périr si misérablement et, comme il semble, sans aucune raison, c'est ce qui rend plusieurs étonnés et les rend comme stupides, examinant de tels effets par la règle de leur raison...
« Les cruautés des Conquistadores contre les Indiens » (1599) Illustration de l'édition anglaise du livre « Très brève relation de la destruction des Indes » de Bartholomé de Las Casas
Il ne s'agit donc plus ici de persuader ou de convaincre l'auditoire, mais bien de le confronter à la violence choquante, traumatisante pour l'esprit, de ce qui relève de la sauvagerie pure à l'égard de créatures raisonnables ; il n'y a plus rien à "comprendre" dans ce que décrit Las Casas, et le lecteur est amené, par la cuauté des images, à partager la "stupidité" du sauvage qui cherche vainement à donner sens à un délire barbare :
Ils faisaient des gageures à qui d'un coup d'épée fendrait ou ouvrirait un home par le milieu, ou à qui plus habilement et plus dextrement lui taillerait la tête d'un coup d'épée, ou lui louvrirait mieux les entrailles d'un coup. Ils prenaient les petites créatures par les pieds, les arrachant des mamelles de leurs mères, et leur écrsant la tête contre les rochers. Ils jetaient les autres dans les rivières, se riant et se moquant. Ils dressaient de chiens à mettre en pièces, dès qu'ils les voyaient, et dans un Crédo, un Indien...
"Dans un Crédo" ; c'est-à-dire : le temps de dire le credo, la profession de foi chrétienne... Chez un libertin du 17e ou 18 siècle, la formule serait sarcastique ; mais Las Casas ne fait pas d'ironie. Ce que manifeste cette formule, c'est justement l'impossibilité ici de tout humour, et le caractère radicalement inhumain de ce rire qui résonne...
Du reste, lorsque la sauvagerie découle d'un raisonnement, cela ne fait que souligner la déraison qui jaillit de la logique, quand elle s'abstrait de toute humanité :
Le lendemain, il s'assembla beaucoup d'Indiens qui poursuivirent les Espagnols, leur faisant la guerre pour le grand désir qu'ils avaient de recouvrer leurs femmes et leurs filles. Voyant que les Indiens approchaient de près, les Espagnols ne voulurent point quitter le butin, mais mirent l'épée à travers le ventre des femmes et des filles, et n'en laissèrent vivante mpas une seule de toutes les quatre-vingts. Les Indiens de rompaient la poitrine de tristesse et de douleur, jetant des cris et disant telles paroles : "Oh les mauvais hommes ; ô les cruels Espagnols ! Tuez-vous les femmes ?..." comme s'ils eussent voulu dire : "Tuer les femmes ! Ce sont les actions d'hommes abominables et cruels comme les bêtes !"
Humanité des sauvages, inhumanité des Espagnols : le débat n'a pas lieu entre plusieurs cultures, mais entre nature et contre-nature, dignité humaine et barbarie. Ce n'est pas la culture indienne qui est bafouée : c'est l'humanité de l'homme.
Le massacre de la reine Anacaona et de ses sujets. Gravure probablement de Jodocus van Winghe, publiée en 1598 dans la Brevissima relacion de Las Casas.
C. La vertu des barbares : vers des principes moraux universels
A l'inverse, lorsque les voyageurs louent les vertus des sauvages, des Orientaux ou des Chinois, ce sont encore des valeurs universelles qui servent de critère. Il n'y a pas réellement de "conflit de valeurs", encore moins de "choc des cultures" : car les vertus dont font preuve les Chinois sont précisément... les vertus fondamentales du christianisme. Nous avons déjà croisé cette idée avec Louis Le Comte ; elle est explicite dans les Nouveaux avis du grand royaume de la Chine rédigés par le Père Nicolas Lombard en 1602 :
Les Chinois sont bien faits et dispos de leurs personnes, mais encore mieux complexionnés et réglés en leurs façons. Ils ont naturellement une grande douceur et bénignité. (...) Quant à la bienséance extérieure, il me semble qu'en plusieurs choses ils ne se laissent pas vaincre par les Européens, ni en quelques unes par les Religieux mêmes. (...) Non seulement les Chinois ont-ils grand soin des choses extérieures... mais ils font encore grand compte de l'intérieur, ornant l'âme de vertus morales. Ainsi, ils font plusieurs oeuvres pies, comme de donner l'aumône aux pauvres, entretenir des hôpitaux dans toutes les villes, et des choses semblables.
Ceci fait écho au témoignage d'un autre jésuite, Valentin Carvalho, l'année précédente :
Le Mandarin sachant la cause du mal, envoya chercher dans sa maison un emplâtre. Il l'appliqua lui-même au patient, avec tant de signes d'amour que les nôtres demeurèrent fort consolés et édifiés de voir chez un Païen, grand Mandarin, une telle charité.
A l'évidence, il ne s'agit pas du tout ici de culture chinoise : mais de la conformité du comportement chinois à des règles de conduite sociales et morales inscrites aussi bien dans la sagesse asiatique que dans les principes chrétiens : des règles universelles, donc, prescrites par la nature. Ceci n'aboutit d'ailleurs pas du tout à éliminer les différences culturelles entre les peuples : il y a bien des spécificités des moeurs chinoises, qui s'éloignent en bien des points de nos coutumes. Mais là encore : ce qui permet de comparer les us et coutumes... c'est que les une tendent à s'approcher davantage que les autres des principes naturels de la vertu ; et en ce sens, un païen peut se conduire de façon plus chrétienne qu'un chrétien, dans la mesure même où il met sincèrement en oeuvre les principes de sa propre tradition :
La bonté du naturel des Chinois se montre par plusieurs belles vertus. Et en les comparant avec nos Européens, je me trouve dans une chose tout honteux. C'est quand je vois la grande paux, l'accord et la mansuétude dont ils usent ensemble généralement, chose qui me fait souvenir avec étonnement et avec horreur de cette fureur si ordinaire, qui rend frénétiques si souvent en Europe ceux-mêmes à qui l'Evangile de paix a été annoncée. Car ici [en Chine] ce serait aussi monstrueux de voir deux hommes se battre avec l'épée que ce serait de voir les alouettes joûter ensemble avec des lances. Aussi n'ont-ils aucunes armes chez eux, et le tiennent comme déshonneur d'en avoir. (...) Se mettre en fougue pour une parole... pour une démentie et autres telles occasions, ils l'estiment aussi sans raison que de vouloir aboyer plus fort que les chiens ou contregimber les mulets [lutter à coups de pieds contre des mulets.], et il s'en faut de beaucoup que pour de telles raisons ils veuillent tuer un homme. (Avis du Royaume de Chine, J. Le Pantoie, 1607)
La découverte de nouveaux mondes n'aboutit donc pas du tout ici à un constat de la différence profonde des cultures, ou à l'affirmation d'un conflit irréductible entre "leurs" valeurs et "les nôtres". L'exploration géographique n'aboutit absolument pas, chez les auteurs que nous venons de citer, à un "choc des cultures", mais au contraire à un accord fondamental de toutes les cultures sur un petit nombre de principes fondamentaux qui, eux, semblent naturels et universels.
Ce sont ces principes qui sont absolument "vrais", et que tout homme doit mettre en oeuvre, pour rester pleinement humain.
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