La lutte, pas la guerre

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La lutte, pas la guerre. Ecrits pacifistes radicaux (1918)

Les numéros entre parenthèses renvoient à la sélection d'extraits que vous pouvez télécharger ici [à venir]

Ayant été réformé en 1915 (pour myopie grave), Ernst Bloch s'était d'abord retiré en Bavière pour rédiger L'Esprit de l'Utopie, achevé en 1917 et paru en 1918. Le fait que le prolongement de la guerre ait conduit à un assouplissement des critères de mobilisation a sans doute joué un rôle dans le départ de Bloch pour la Suisse, officiellement justifié par la rédaction d'un article sur les mouvements politiques suisses pour la revue Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik. La principale occupation théorique de Bloch en Suisse fut la collaboration à un hebdomadaire, la Freie Zeintung, dans lequel il publia une centaine d'articles d'octobre 1917 à décembre 1918. Ces articles ont tous été republiés par Martin Korol dans le recueil Kampf, nicht Krieg. Politische Schriften 1917-1919 (Suhrkamp 1985), dont sont issus les textes du recueil français. Fondé en avril 1917 par Hans Schlieben, ex-consul allemand à Belgrade révoqué pour sa critique pacifiste de son gouvernement, et devenu par la suite un ardent partisan d'une défaite complète de l'Allemagne, le journal est rapidement devenu l'un des supports de propagande des pays de l'Entente (qui le financèrent). La ligne éditoriale du journal est très bien résumée par Lucien Pelletier (traducteur du recueil) :

"Les auteurs de la Freie Zeintung étaient de tendances politiques diverses, qu'ils pouvaient exprimer librement mais dans le cadre d'une ligne éditoriale bien déterminée. En opposition à l'autoritarisme des Puissances centrales, ils revendiquaient pour ces pays une véritable démocratie inspirée des idéaux de la Révolution française et de la période révolutionnaire allemande de 1848. A l'encontre du discours officiel de l'Etat allemand alléguant le caractère défensif de l'entrée en guerre, ils étaient convaincus que la responsabilité du déclenchement de la guerre incombait à ses seuls chefs politiques et militaires. Ils plaidaient pour un renouveau moral de l'Allemagne, qui passerait non seulement par l'abolition de l'institution impériale (celle de l'Allemagne comme celle de l'Autriche-Hongrie) mais aussi par un repentir du peuple qui, dans son ensemble, avait consenti à divers titres aux crimes commis par ses dirigeants."

On pourrait évidemment s'interroger sur la valeur qu'il faut reconnaître à des écrits parus dans un organe de presse explicitement rattaché à un dispositif de propagande en temps de guerre. En ce qui concerne les contributions de Bloch, on doit avant tout souligner que les positions qu'il y défend sont bel et bien les siennes, et qu'il n'a guère été amené à transiger. Ainsi, en ce qui concerne sa critique (radicale) de la politique menée par les autorités allemandes, Bloch ne fait qu'énoncer les raisons et les implications de l'attitude résolument hostile qu'il avait adoptée, dès 1914, à l'égard de l'enthousiasme nationaliste de bon nombre d'intellectuels allemands (notamment à la suite de la déclaration de guerre). Les réserves critiques que Bloch élève à l'égard du marxisme (et du communisme soviétique) ne sont pas non plus des rétractations de circonstance : elles expriment l'une des divergences fondamentales de la pensée blochienne à l'égard du communisme orthodoxe. Mais le socialisme de Bloch n'est lui-même jamais remis en cause, et le fait que la démocratie libérale américaine ne puisse en aucun cas constituer un point d'aboutissement satisfaisant est sans cesse réaffirmé.

C'est bien la pensée de Bloch telle qu'elle se trouve en 1918 qui est mise en oeuvre dans ces articles, qu'elle débouche sur l'aspiration utopique, ou sur la nécessaire articulation de la réflexion politique et du messianisme religieux, les deux trouvant d'ailleurs un lieu d'articulation assez fascinant dans l'appel au repentir qui clôt le Vade Mecum. C'est la raison pour laquelle la présentation ci-dessous cherche moins à effectuer un parcours exaustif des idées exposées dans ces articles qu'à mettre en lumière les éléments qui traduisent l'état du développement de la pensée politico-philosophique d'Ernst Bloch en 1918.

Dans tous ses articles, Bloch cherche à montrer ce que l'Allemagne, le peuple allemand, aurait à gagner d'une défaite militaire. Le seule véritable défaite (économique, politique, spirituelle) serait la victoire militaire, voire même une semi-défaite conduisant au maintien du système politique.

Guerre militaire ou combat spirituel ?

Bloch vise à montrer (texte 1) qu'il ne s'agit aucunement, dans cette guerre, d'une "guerre" au sens classique, par laquelle deux puissances confrontent des prétentions (territoriales, etc.) rivales. Il ne s'agit pas d'une guerre entre nations, entre pays, en Etats ; il ne s'agit pas d'un affrontement entre deux Puissances ; il ne s'agit pas d'un affrontement matériel.  En effet :

     _ ce n'est pas l'Allemagne qui est en guerre avec d'autres pays, c'est une caste militaire au pouvoir. Une défaite militaire de cette caste ne serait donc en rien une défaite de l'Allemagne, du peuple allemand, qui n'est pas responsable de cette guerre et qui a tout à perdre d'une victoire qui renforcerait un pouvoir qui l'assujettit.

     _ ce n'est pas un pays, ni un ensemble de pays, qui font la guerre à la caste au pouvoir en Allemagne ; c'est une coalition qui incarne les valeurs démocratiques et pacifiques de la "démocratie mondiale unie", de laquelle l'Allemagne elle-même n'est exclue que par la faute des hobereaux et des militaires qui maintiennent l'Allemagne dans l'ornière d'un despotisme médiéval.

     _ ce n'est pas un affrontement entre deux puissances : c'est un rapport au sein duquel une Puissance guerrière s'affonte à une force qui vise justement à la suppression de la guerre, du militarisme politique. La Prusse mène une guerre ; mais l'Entente livre une lutte qui n'utilise la violence guerrière que pour y mettre fin, dont la guerre n'est en rien une guerre à l'Allemagne, mais une guerre à la guerre.

     _ ce n'est pas un affrontement entre deux forces matérielles ; c'est un combat spirituel, la lutte de l'esprit de liberté contre le despotisme de la force.

La défaite militaire de l'Allemagne ne serait donc en rien une défaite de l'Allemagne : ce serait une défaite de la caste militaire responsable du maintien en Allemagne d'un despotisme anachronique. Le victoire militaire de l'Entente ne serait pas davantage une victoire de l'Entente : ce serait une victoire spirituelle qui, comme telle, ignore tout nationalisme. La défaite militaire serait donc une victoire économique, politique et spirituelle de l'Allemagne, du Peuple allemand en tant que membre du concert démocratique et pacifique mondial.