Kant, proposition 6

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La question du jour : l'homme a-t-il besoin d'un maître qui le contraigne à respecter la loi ?

Dans la proposition 5, Kant nous a indiqué que le problème majeur que l'homme devait résoudre était :

     1. l'établissement d'une société civile administrant universellement le droit

dans la mesure où celle-ci reposait sur

     2. une Constitution parfaitement juste.

Et nous avons vu que cette "Constitution parfaitement juste" était dondée sur le principe de la "liberté maximale" :

     3. la liberté de chacun est garantie

dans la mesure où

     4. la loi pose comme (seule) limite à la liberté de chacun le respect de la liberté des autres

ce qui permet, conformément au "dessein de la nature" :

     5. un développement maximal des dispositions naturelles.

Mais ce problème n'est pas seulement le plus important à résoudre : c'est aussi... le plus difficile, celjui que l'homme ne résoudra qu'en dernier. C'est ce que nous indique la proposition 6.

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Séquence 1 : Ce problème est en même temps le plus difficile, celui que l'espèce humaine résoudra en dernier. La difficulté, que la simple idée de cette tâche nous met déjà sous les yeux, est la suivante : l'homme est un animal qui, lorsqu'il vit parmi d'autres individus de son espèce, a besoin d'un maître. Car il abuse à coup sûr de sa liberté à l'égard de ses semblables ; et même s'il souhaite, en tant que créature raisonnable, une loi qui mette des bornes à la liberté de tous, son inclination animale et égoïste le conduit cependant à s'en excepter lui-même lorsqu'il le peut. Il a donc besoin d'un maître qui brise sa volonté particulière et le force à obéir à une volonté universellement valable, afin que chacun puisse être libre.

L'établissement d'une société juste, dans laquelle la loi garantit à chacun sa liberté, à la seule condition qu'il respecte la liberté des autres, est donc une tâche si difficile qu'elle constitue la "dernière" des tâches que la nature fixe à l'humanité. En ce sens, on peut dire que cet établissement annonce la "fin de l'histoire", aux deux sens du terme.

     a. "Fin" au sens de terme de l'histoire : car, d'une part, une fois cette tâche accomplie, l'humanité aura satisfait la dernière des conditions permettant la réalisation du but de la Nature (le plein développement, par l'homme, de ses dispositions naturelles), ce qu'elle ne peut faire qu'en dernier lieu. L'histoire touche donc à sa fin.

     b. "Fin" au sens de finalité : car l'instauration de cette société permet d'atteinfdre le but que la nature poursuit à travers l'histoire : le plein développement des dispositions naturelles de l'homme. L'histoire touche au but.

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Bien. Mais qu'est-ce qui rend l'accomplissement de cette tâche si difficile ? Le problème est simple : la société parfaitement juste est celle qui permet à chacun de jouir pleinement de sa liberté (ce qui le pousse à développer pleinement ses capacités), dans la mesure où les autres ne font pas obstacle à sa liberté (et qu'il ne fait pas obstacle à la liberté des autres). Mais justement : ce respect mutuel des libertés n'a rien de spontané chez l'homme. Nous l'avons vu, pas plus que l'homme n'est porté à développer spontanément ses capacités (il est paresseux), il n'est porté à respecter la liberté des autres (il est spontanément porté... à les dominer, à s'accaparer tous les biens, à imposer sa volonté).

L'homme a donc un rapport ambivalent à la loi :

     a. d'un côté, il souhaite qu'il existe une loi qui oblige les autres à respecter sa liberté...

     b. ...mais de l'autre, il n'a pas du tout envie d'obéir lui-même à cette loi.

Ce qui veut dire que l'homme ne respectera la liberté des autres que s'il y est contraint. Il n'obéira à la loi (même s'il reconnaît qu'il est souhaitable que tout le monde le fasse) que s'il est obligé de le faire, parce qu'une force s'impose à lui. L'homme étant naturellement égoïste, cupide et dominateur, il faut donc le contraindre à respecter la liberté des autres. En d'autres termes : il a besoin d'un "maître".

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Cette notion de "maître" ne doit cependant pas nous induire en erreur. Le "maître", c'est celui auquel on doit obéir, et qui peut nous imposer sa volonté. En ce sens, le maître apparaît bien comme une instance qui vient s'opposer à ma liberté.

Mais le maître dont il s'agit ici n'est pas le "maître d'esclave" : c'est bien plutôt le "maître d'école" : son travail n'est pas d'imposer le respect de ses désirs, de son intérêt ; son travail est de faire respecter des règles justifiées, celles que la raison commande.

Prenons le cas du maître d'école. Le but du maître d'école n'est pas d'assujettir les élèves, mais bien de les conduire, par la force s'il le faut, à respecter des règles justifiées, conformes à la raison : celles qui permettent le respect de chacun au sein de l'écoleCar ce n'est que si chacun respecte les autres que la coexistence peut être pacifique, et que chacun peut développer pleinement ses capacités. Pour Kant, le premier rôle du maître d'école n'est pas d'apprendre aux élèves un savoir ("instruction"), mais de leur apprendre la discipline  : il doit leur enseigner, par la contrainte si nécessaire, à respecter les "règles du jeu social" qui permettent une coexistence pacifique des élèves au sein de l'école, et de la classe.

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De fait, si l'on se demande ce qu'apprennent d'abord les élèves à l'école maternelle, il s'agit moins de "connaissances" (lecture, écriture, calcul, etc.) que de règles de vie en société : on ne tape pas les autres, on ne crie pas, on lève le doigt, on écoute les autres, on suit les consignes, etc. Et il va de soi que le recours à la "contrainte" est parfois nécessaire : un enfant ne respecte pas "spontanément" ces règles de vie sociale. Un enfant que l'on ne réprimande jamais n'est pas naturellement porté à respecter la volonté des autres.

Pour Kant, la situation est analogue dans la société : pour que la liberté de chacun soit garantie, et que chacun puisse développement pleinement ses capacités, il faut que chacun respecte des règles. Cela, tout le monde l'admet. Mais l'homme n'ayant pas une tendance spontanée à respecter la liberté des autres, il ne le fera que s'il y est contraint. De même que l'élève a besoin d'un maître pour lui imposer le respect des règles permettant la vie sociale, l'adulte a besoin d'un maître pour lui imposer le respect des lois.

Cette affirmation lucide se retrouvera inscrite dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 (article 12) : "La garantie des droits de l'Homme et du Citoyen nécessite une force publique". Ce qui signifie : pour que les individus respecte la liberté des autres, il est nécessaire d'instituer une force de police qui puisse les y contraindre. Il ne suffit pas d'établir une législation qui nous dise ce que les citoyens doivent faire ; à côté de ce dispositif législatif, il faut instituer un pouvoir exécutif qui veille à ce que les hommes respectent la loi.

Il y a donc bien un paradoxe : la liberté nécessite la contrainte. Pour que la liberté de chacun soit respectée, il faut que chacun soit contraint à respecter les lois.

Citation Pouvoir, Lois & Sommes (Cicéron - Phrase n°44929 ...

Bien ; mais pourquoi ce paradoxe pose-t-il problème ? En quoi le fait que l'homme ait ainsi "besoin d'un maître" représente-t-il une difficulté... presque insurmontable ?

Séquence 2 : Mais où prend-il ce maître ? Nulle part ailleurs que dans l'espèce humaine. Mais ce maître est, tout comme lui, un animal qui a besoin d'un maître. De quelque façon qu'il s'y prenne, on ne voit pas comment il peut se procurer un chef de la justice publique qui soit juste lui-même, qu'il le cherche dans une personne individuelle ou dans une société de plusieurs personnes sélectionnées à cet effet. Car chacune d'elles abusera toujours de sa liberté si elle n'a personne au-dessus d'elle pour exercer à son égard une puissance légale.

Le problème, là encore, est assez clair. Ce qui rend un "maître" nécessaire, c'est que l'homme n'a pas naturellement tendance à respecter la liberté des autres. Il a naturellement tendance à "abuser" de sa liberté, à utiliser la force dont il dispose pour imposer sa volonté, ses désirs, son intérêt. Soit. Mais le maître lui-même... est un homme ! Donc vaut pour lui ce qui vaut pour les autres : lui aussi aura spontanément tendance à abuser de sa liberté ; lui aussi aura tendance à imposer sa volonté, ses désirs, son intérêt !

On voit ici le caractère très paradoxal du "maître" : s'il est nécessaire, c'est parce que tout homme est naturellement égoïste. Mais si tout homme est égoïste, le maître l'est aussi : lui-même ne respectera donc la liberté des autres... que s'il y est contraint. Le maître a besoin d'un maître.

On pourrait même dire qu'il en a encore plus besoin que les autres : car lui dispose d'une force (la force publique) à laquelle personne ne doit pouvoir résister. Le maître est celui qui pourrait dominer tout le monde, imposer sa volonté, ses désirs, etc. A bien y réfléchir, le fait d'instituer un "maître" est assez contradictoire : puisque chaque homme a naturellement tendance à abuser de son pouvoir... donnons un maximum de pouvoir à un seul individu ! Puisque chacun a tendance à utiliser sa force pour dominer les autres... donnons à un seul la force qui lui permettra de dominer tous les autres !

Le problème est donc le suivant : comment diable faire en sorte que le maître n'abuse pas de son pouvoir, de sa force, alors même que c'est la tendance de tous les hommes à abuser de leur  pouvoir et de leur force qui rend ce maître nécessaire ?

On pourrait évidemment répondre : donnons un maître au maître. Mais ce maître, à son tour, aura besoin d'un maître. Qui aura besoin d'un maître, etc.

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Ce problème, tous ceux qui tenteront de justifier l'instauration d'un Etat s'y confronteront. Si l'on reprend notre article précédent (article 12), il est en effet intéressant de lire la suite de l'article : "La garantie des droits de l'Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée."

Ceux qui disposent de la force publique ne doivent pas l'utiliser pour imposer leur intérêt ; ils ne doivent l'utiliser que pour faire respecter les droits de chacun. Certes ; mais pourquoi le feraient-ils... puisque c'est justement la tendance universelle des hommes à ne pas le faire qui les rend nécessaires ? Encore une fois, les pères fondateurs de la première République étaient tout à fait conscients de ce problème. Robespierre, par exemple, ne cesse de nous alerter sur le fait que tout gouvernement aura naturellement tendance à utiliser la force publique pour imposer son intérêt, sa volonté, pour établir sa domination , etc. Un exemple parmi beaucoup d'autres :

"La force publique est en contradiction avec la volonté générale dans deux cas, ou lorsque la loi n'est pas la volonté générale; ou lorsque le magistrat l'emploie pour violer la loi." (Maximilien de Robespierre - Sur le gouvernement représentatif, 10 mai 1793)

L'utilisation de la force publique par les gouvernants au profit de leur intérêt n'a donc rien d'une aberration : elle est même parfaitement logique, dès que l'on se demande pourquoi l'on a besoin d'une force publique : tout homme a tendance à abuser de la force dont il dispose.

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Mais attention : à partir de ce constat, les "solutions" vont diverger. Il faut donc faire attention à ne pas rabattre la suite du texte sur la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (qui sera doptée 5 ans après la parution de l'Idée d'une histoire universelle, notamment sous l'influence de Robespierre, qui n'est pas un lecteur de Kant, mais un admirateur de Rousseau).  La solution adoptée par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen est claire, et repose sur un principe de "réciprocité" :

     a. pour empêcher les individus de violer les lois et de porter atteinte aux libertés, le gouvernement doit les surveiller et réprimer ceux qui violent la loi.

     b. Pour empêcher le gouvernement de violer les lois et de porter atteinte aux liberttés, le peuple doit le surveiller et le réprimer (par l'insurrection armée) quand il devient oppresseur.

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Ceci n'est pas la solution retenue par Kant. Kant n'est pas un révolutionnaire ; et s'il insiste partout sur le devoir de l'Etat de respecter les libertés, il ne donne jamais au peuple le "droit de se révolter" contre l'Etat. Kant ne condamnera pas la Révolution française ; mais il refuse d'inscrire dans le droit le droit de se rebeller contre l'Etat.

Quelle est alors sa solution ?

Séquence 3 : Mais le chef suprême doit être juste par lui-même, et cependant être un homme. Cette tâche est donc la plus difficile de toutes ; à vrai dire, sa solution parfaite est impossible : le bois dont l'homme est fait est si courbe qu'on ne peut rien y tailler de bien droit. La nature nous contraint à ne faire que nous rapprocher de cette Idée.

Puisque les hommes ont besoin d'un maître, qui aurait besoin d'un maître, qui... il est évident que le cercle ne peut se refermer que si l'on trouve un homme qui, justement, n'a plus besoin d'un maître pour être juste. Il doit être juste "par lui-même", et non parce qu'il y est contraint par une force supérieure. 

A première vue, il semble que Kant nous invite ici à retourner à la vieille idée, déjà formulée par Platon, de la "dictature du sage". Il faut que les hommes aient un maître, qui lui-même n'ait pas besoin de maître pour être juste. La solution du problème, ce serait donc le "roi philosophe", plus souvent appelé "philosophe-roi". 

Ce pourrait effectivement être la solution... si ce personnage existait. Or, nous dit Kant, il n'a jamais existé, il n'existe pas et, sous sa forme pure, il n'existera jamais. C'est la nature de l'homme qui est courbe : c'est par nature que l'homme est paresseux, égoïste et dominateur. Il peut certes se corriger, se perfectionner durant l'histoire, et Kant nous a expliqué par quelle "ruse" la Nature avait fait en sorte que l'homme s'améliore de lui-même, par lui-même. Kant nous a expliqué en quoi l'égoïsme de l'homme pouvait se retourner contre lui-même, en le conduisant à développer sa raison, son sens de la loi, et même sa sensibilité morale et esthétique. Certes. Mais Kant ne nous a jamais dit que, à la fin du chemin, l'homme aura changé de nature, qu'il aura totalement détruit son égoïsme, sa cupidité ou son orgueil : qu'il sera devenu un saint ou un ange.

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Même quand l'homme essaie de se déguiser en ange... ce n'est guère probant

Cela, Kant ne le dit pas, parce qu'il ne le pense pas. Et s'il ne le pense pas, c'est à la fois pour des motifs rationnels (on ne voit pas bien comment, par quels mécanismes l'homme pourrait devenir un ange, un être totalement "désintéressé", qui n'aspirerait qu'à la justice, au bien commun, au mépris de son intérêt personnel...), et pour des motifs qui tiennent sans doute à l'univers culturel qui est le sien, et qui est marqué par le christianisme ; plus encore, par le christianisme protestant.

L'une des plus vieilles hérésies combattues par l'Eglise chrtéienne est en effet que l'homme pourrait produire son Salut par lui-même, par ses propres moyens, sans l'aide de Dieu. C'est cette hérésie que l'on attribue à Pélage, et que l'Eglise va combattre sans relâche depuis le 4e siècle. L'homme ne peut pas se sauver lui-même, il ne peut pas se "racheter" lui-même, il ne peut pas se laver par lui-même du péché originel. L'homme est pécheur, et il ne peut pas cesser de l'être par ses seuls efforts. Et dans le cadre du protestantisme, il le peut encore moins : pour quelqu'un comme Luther, l'homme ne peut jamais faire le Bien par lui-même, de lui-même : tout ce qu'il fait de "bon" est toujours l'oeuvre de Dieu en lui.

Kant ne prend pas du tout appui sur cette croyance dans son texte. Mais le fait qu'il soit lui-même chrétien, et protestant, nous indique pourquoi l'idée selon laquelle l'humanité ne parviendra jamais, par ses efforts, par son travail sur elle-même, à se défaire de tout égoïsme, de toute cupidité, de toute tendance dominatrice, même chez les personnages les plus exemplaires, n'a rien de surprenant.

Certes, l'histoire de l'humanité, dans la mesure même où elle est une histoire du développement par l'homme de sa raison, une histoire de l"humanisation" de l'homme, peut produire des hommes qui s'approchent de plus en plus de cet idéal. Et encore : il n'est pas réellement certain que les "sages" d'aujourd'hui soient réellement plus sages que ceux de l'Antiquité. Mais un homme qui serait pleinement "sage par lui-même" ? Qui serait naturellement respectueux de la liberté de tous les autres ? Qui pourrait se voir confier une force gigantesque sans jamais en abuser pour faire valoir son intérêt ? Qui n'aurait besoin ni de surveillance, ni de contrôle pour être pleinement juste ?

Cet homme n'existe pas, et n'existera jamais. Le "roi-philosophe" est un idéal, et il est destiné à le rester.

Mais alors ? L'homme a besoin d'un maître... mais ce maître lui-même ne sera jamais pleinement juste ? Le problème le plus difficile à résoudre pour l'humanité... est en fait sans véritable "solution" ?

Là encore, il peut être intéressant de se rappeler quelques principes fondamentaux du christianisme protestant. Nul, plus que Luther, n'a insiste sur la nécessite pour les hommes "d'avoir un maître". Il faut que les hommes soient contraints, par la force, à respecter les lois. Un peuple d'hommes que l'on ne "maîtrise" pas par le glaive est peuple de loups qui s'entre-dévorent. C'est ce qui justifie l'instauration d'un pouvoir temporel, d'un pouvoir politique dont le maître doit assumer la charge. Luther est très, très clair à ce sujet. Et lorsque les paysans se soulèveront, Luther justifiera leur répression par des termes qui, aujourd'hui encore, ont des sonorités un peu désagréables aux oreilles de nombreux chrétiens :

"L'âne veut être battu et le peuple veut être gouverné avec énergie."

 "Il faut les pulvériser, les étrangler, les saigner, en secret et en public, dès qu'on le peut, comme on doit le faire avec des chiens fous ! C'est pourquoi, mes chers Seigneurs, égorgez-les, abattez-les, étranglez-les."

[Citations extraites du "Pamphlet contre les paysans allemands et les révoltés du Bundschuh", de Luther (1525)]

Pour Luther donc : aucun doute, les hommes ont besoin d'un maître. Mais ce maître ? Y a-t-il des raisons de penser qu'il sera lui-même pur, exemplaire, juste par lui-même ? Une telle idée ne saurait traverser Luther. L'homme, tout homme est, aux yeux de Luther, irrémédiablement pécheur ; y compris celui qui gouverne. On peut donc très bien, pour Luther, et même il faut disssocier le fait que les hommes aient besoin d'un maître (ce qui est toujours le cas) et le fait que le maître soit un Juste (ce qu'il ne sera jamais).

La guerre des paysans | Käthe Kollwitz (1867 – 1945)

La guerre des paysans, vue par Käte Kollwitz (1867-1945)

Là encore, Kant ne prend jamais appui sur une croyance religieuse pour fonder ses jugements. Mais ce bref rappel de ce qui était admis et établi au sein du protestantisme allemand nous éclaire sur le fait que le "problème fondamental" de l'humanité peut bien rester... sans solution parfaite.

     a. Les hommes ont besoin d'un maître : cela, c'est un constat, un fait. Il faut donc leur en donner un.

     b. Ce maître doit être juste par lui-même : cela, c'est une exigence, un devoir, un impératif... mais ce n'est pas une réalité. L'homme qui pourrait plerinement satisfaire cette exigence, c'est uin déal, dont l'humanité peut s'approcher, mais qu'elle ne peut jamais pleinement réaliser.

Que doit en effet réunir en lui cet idéal ?

Séquence 4 : Que cette Idée soit également celle qui est mise en œuvre le plus tardivement provient en outre du fait qu'il faut pour y parvenir des concepts exacts de la nature d'une constitution possible, une grande expérience exercée par de nombreux voyages à travers le monde et, par-dessus tout, une bonne volonté préparée à accepter cette constitution ; trois éléments, toutefois, qu'on ne peut trouver réunis que très difficilement et, quand cela se produit, seulement de façon très tardive, après bien des tentatives vaines.

Que devrait réunir en lui ce personnage idéal, ce "maître qui n'aurait plus besoin d'un maître" ?

Kant distingue trois ordres de dispositions.

     a. ce maître doit avoir "des concepts exacts de la nature d'une constitution possible". Il donc doit avoir une connaissance théorique de ce que serait la meilleure Constitution. La "mailleure", cela veut dire pour Kant :

         (1) la plus rationnelle, la plus raisonnable, la plus juste. Il faut donc que le maître ait une connaissance parfaite de ce qui est juste, ce qui implique qu'il soit parvenue à une pleine rationalité. La notion du juste doit avoir été entièrement conçue par lui, ce qui exige que sa raison soit parvenue à un plein épanouissement.

          (2) cette Constitution doit être "possible", c'est-à-dire compatible avec ce qui est effectivement réalisable. Il ne sert à rien d'exiger des hommes ce qu'ils sont incapables de faire. Faire une législation qui serait valable pour des anges n'a guère d'intérêt. Ce que le maître doit pouvoir déterminer, c'est ce qui est capable de produire les meilleurs effets possibles sur les hommes, ce qui est capable de garantir le maximum de justice au sein des rapports humains.

Le maître ne doit donc pas seulement avoir une connaissance parfaite de la justice : il doit aussi avoir une connaissance parfaite des hommes, de ce qui les anime, de ce qui peut orienter leur comportement vers le maximum de justice. Le maître doit être un parfait connaisseur de l'âme humaine. En ce sens, en donnant à ces termes le sens qu'ils ont pour nous aujourd'hui, le maître doit être un parfait psychologue, doublé d'un parfait sociologue.

La pensée de Kant est ici très proche de celle de Rousseau. Celui qui, dans le Contrat Social de Rousseau, doit avoir une connaissance parfaite des meilleures lois possibles, c'est "le Législateur" (nous n'aborderons pas ici le statut assez paradoxal de ce personnage dans le système politique de Rousseau). Or ce législateur parfait doit réunir en lui des capacités extraordinaires. dans le chapitre 7 du Livre II du Contrat Social, Rousseau nous dit en effet que "pour découvrir les meilleures règles de société qui conviennent aux nations, il faudrait..." :

"une intelligence supérieure qui vît toutes les passions des hommes, et qui n'en éprouvât aucune ; qui n'eût aucun rapport avec notre nature, et qui la connût à fond"

Rousseau et son contrat social, qu'en penser ? (abbé Billecocq ...

Cette parfaite connaissance de l'âme humaine, qui ne serait pas elle-même "biaisée" par les travers qui s'y trouvent, exigent à son tour des conditions. Et la première de ces conditions, c'est :

     b. "une grande expérience exercée par de nombreux voyages à travers le monde". Pour connaître l'âme des hommes, il ne suffit pas, en effet, de raisonner. sans doute, si les hommes étaient des créatires parfaitement rationnelles et raisonnables, on pourrait les connaître et les comprendre par la seule raison. Mais comme ce n'est pas le cas, il faut recourir à l'expérience : il faut aller voir ce que sont les hommes, pour comprendre comment ils pensent, ce qui les motive, comment on peut agir sur eux de façon efficace, etc. Seule l'expérience des hommes peut nous dévoiler les mécanismes qui régissent leurs comportements. C'est à cette expérience des hommes que renvoie l'idée du voyage : le voyage, au XVIII° siècle, c'est d'abord le processus par lequel l'homme apprend à connaître l'Homme, en examinant ce que sont, ce que font les hommes dans les diverses sociétés.

Le maître ne doit pas seulement avoir une connaissance théorique de ce qui est juste ; il doit également avoir une expérience pratique de ce que sont les hommes.

Mais cela encore ne suffit pas. Car il faut encore :

     c. "une bonne volonté préparée à accepter cette constitution". Le maître ne doit pas seulement savoir ce qu'est la meilleure constitution possible, grâce à sa raison et son expérience. Il doit encore la vouloir. Il doit être animé d'une "volonté bonne", c'est-à-dire d'une volonté entièrement soumise à la raison, une volonté toute entière tournée vers ce qui est bon, ce qui est juste. Et c'est là, nous l'avons expliqué, la condition la plus difficile à satisfaire pour un être humain, fait d'un bois naturellement tordu. Le maître doit non seulement imposer le respect de la Constitution, mais il doit lui-même s'y soumettre, sans être lui-même contraintà le faire par un maître supérieur. Il doit être "juste par lui-même".

Là encore, le "maître" selon Kant est très proche de ce que devfrait être le Législateur selon Rousseau, qui souligne également à quel point cet "homme"... devrait être plus qu'humain. Reprenons la citation précédente, en y ajoutant la suite :

Il faudrait une intelligence supérieure qui vît toutes les passions des hommes, et qui n'en éprouvât aucune ; qui n'eût aucun rapport avec notre nature, et qui la connût à fond ; dont le bonheur fût indépendant de nous, et qui pourtant voulût bien s'occuper du nôtre ; enfin, qui, dans le progrès des temps se ménageant une gloire éloignée, pût travailler dans un siècle et jouir dans un autre.

Le Législateur ne doit pas seulement connaître l'âme des hommes : il doit lui-même avoir une âme très différente de celle qu'il "connaît" chez les autres. Le Législateur doit vouloir le bonheur des hommes... mais il doit se désintéresser du sien ; il doit oeuvrer dans ce monde, pour y faire trimompher la justice, en acceptant pour sa part de ne trouver sa récompense que dans un autre monde. Et Rousseau d'en tirer la conséquence :

Il faudrait des dieux pour donner des lois aux hommes.

Le maître et le Législateur devraient eux-mêmes êtres "divins" pour satisfaire pleinement les exigences dont ils sont porteurs. Or, nous l'avons vu, cet "homme divin" n'existe pas. C'est un idéal dont l'humanité peut s'approcher, mais qu'elle ne peut jamais réaliser.

L'Homme de Vitruve 42 cm - Da Vinci DAV04

L'homme politique idéal... un problème aussi insoluble que la quadrature du cercle !

Le "problème le plus difficile" pour l'humanité est donc en fait un problème qui ne trouvera jamais de solution parfaite. Il existe pourtant deux manières, pour Kant, de s'en approcher. L'une d'entre elles est bien, en un sens, de soumettre ce maître à un maître. Mais ce maître, nous l'avons dit, n'est pas du tout, chez Kant, le peuple prêt à se soulever. Il faudra donc trouver un "maître" d'une autre sorte, et c'est ce que nous verrons dans la proposition suivante.

L'autre manière de s'approcher de cet idéal est de procéder à ce que l'on pourrait appeler une "division du travail". Plutôt que de vouloir condenser en un seul homme la connaissance parfaite de ce qui est juste et la connaissance parfaite de l'âme humaine, il serait sans doute profitable selon Kant de recourir à un "conseil" d'êtres humains. Plutôt que de rêver à un hypothétique "roi-philosophe", ne pourrait-on envisager la possibilité d'une articulation entre la royauté et la philosophie ?

Découvrir ce qui constitue la Constitution la plus parfaite, c'est avant tout (du moins pour un penseur des Lumières) la tâche du philosophe. Ce sont les philosophes qui doivent réfléchir sur la définition de la justice, sur la nature d'une Constitution, et sur la manière de rendre la Constitution la plus juste possible.

De même, décrire et analyser l'âme humaine, c'est encore une tâche de philosophes. Ce sont les philosophes qui doivent nous éclairer sur la manière dont pensent, les hommes, sur le rapport qui existe entre ce qu'ils pensent et ce qu'ils font, sur le rôle que jouent les passions, les désirs, les croyances dans leurs décisions, etc. Au XVIII° siècle, ce sont les philosophes qui élucident les principes de la psychologie, de la sociologie.

Une femme tenant une torche dévoile une autre, nue, tenant le Contrat social, sous le regard du buste de Rousseau.

Estampe de Louis-Simon Boizot (avec en haut à droite, un buste de Rousseau)

En revanche, celui qui doit exercer le pouvoir politique, c'est bien le Roi, qui doit avoir des aptitudes particulières (aptitude au commandement, à la stratégie, etc.).

Plutôt, donc, que d'attendre la venue d'un homme qui serait à la fois le philosophe universel et le monarque idéal, il serait préférable de chercher ou de soutenir un Roi qui se laisserait conseiller, en matière de justice, par les philosophes. Le philosophe n'a plus ainsi à être le Roi, et le Roi n'a plus besoin d'être philosophe. Ce qu'il faut, c'est un monarque suffisamment philosophe pour accepter de se laisser conseiller par ceux dont la tâche est de penser.

Une des premières figures du roi acceptant de se laisser sermoner par un philosophe : Alexandre face à Diogène, par Nicolas-André Monsiau (1818)

On passe alors du "philosophe-roi"... au "Despote éclairé" : le Monarque qui sait se faire obéir, qui sait imposer à tous le respect de ces décisions, mais qui fonde ses décisions sur l'avis éclairé des philosophes.

Et, pour Kant (mais ce sera ausi le cas, par exemple, pour Voltaire, du moins dans un premier temps), si le "Roi-Philosophe" n'existera jamais, ce monarque, lui, existe déjà : c'est Frédéric II de Prusse. Aux yeux des Lumières, Frédéric II est celui qui parvient à se rapprocher de façon exemplaire de l'idéal du "maître" ; car il est celui qui sait faire en sorte que chacun respecte les lois qu'il édicte, alors même que ces lois sont fondées sur le conseil avisé des penseurs de son époque.

akg-images - Frédéric et Voltaire

Frédéric II et Voltaire, par Pierre Charles Baquoy (graveur) d'après Nicolas-André Monsiau (encore lui !)

L'histoire n'est pas encore achevée... mais on se rapproche manifestement du but à atteindre.