Conscience, liberté, conditionnement

Nous pouvons maintenant aborder la question cruciale : les perceptions sans conscience sont-elles sans puissance ? N'ont-elles aucun pouvoir sur l'esprit humain ?

La réponse, qui pose le problème fondamental de l'articulation de la conscience et de la liberté, est simple : non. Une perception qui n'est pas conscientisée n'équivaut en rien à une absence de perception, dans la mesure où ce qui a été perçu s'intègre, comme toute donnée perçue, à l'ensemble des données mémorisées, stockées dans l'espace de la pensée ; or c'est à partir de ce "fonds" intellectuel que l'esprit humain s'oriente pour déterminer le comportement.

Reprenons le cas des images subliminales. Le fait d'insérer des images subliminales au sein d'une séquences cinématographique peut, en France, être considéré comme un délit. Pourquoi ? Est-ce parce que nul ne peut être contraint de percevoir une image sans que sa conscience en porte témoignage ? Non. La raison de l'interdiction provient du fait que l'image ainsi perçue peut, comme toute image perçue, jouer un rôle ultérieur dans les choix opérés par l'individu; or dans la mesure où cette influence échappe au contrôle de la conscience, on peut dire que l'individu se trouve ainsi déterminé / influencé à son insu par des contenus qui se sont trouvés "insérés" dans son espace psychique sans qu'il en ait pris connaissance. Pour reprendre une formule que nous avons déjà croisée dans la partie du cours consacrée au rapport entre liberté et déterminisme : l'homme se trouve ici déterminé par une force qui échappe au contrôle de sa raison, puisque la raison ne peut opérer sur des données dont elle ignore l'existence. En court-circuitant la conscience, le processus d'apprentissage s'apparente à un simple conditionnement ; plus encore, dans la mesure où ce conditionnement repose sur des mécanismes dont le résultat n'est pas validé par l'accord de la raison, ce conditionnement est analogue à un dressage.

Le fait d'insérer des images subliminales s'apparente donc au fait d'importer des contenus psychiques suspectibles de déterminer le comportement de l'individu sans son consentement : en d'autres termes, c'est une atteinte à l'intégrité psychique de l'individu. L'espace au sein duquel cette violation de l'intégrité prend toute son ampleur est l'espace politique. En effet, quoi de plus contradictoire avec l'idée de jugement politique, qui n'a de sens qu'à la condition d'être fondé sur un jugement autonome et informé, que l'idée d'une influence exercée par des paramètres extérieurs dont l'individu n'a pas même connaissance ? C'est la raison pour laquelle l'idée d'un emploi d'images subliminales à des fins politiques a plusieurs fois l'objet de procès plus ou moins retentissants ; vous en trouverez des exemples sur le site (d'ophtalmologie !) suivant : http://ophtasurf.free.fr/images_subliminales.htm. De façon plus générale, la violation (déterministe) de l'intégrité induite par l'emploi d'images subliminales est ce qui justifie l'interdiction énoncée par l'article 10 d'un décret de mars 1992 : "la publicité ne doit pas utiliser de techniques subliminales". (Le décret se trouve ici )

Les images subliminales illustrent donc le fait qu'une perception sans conscience n'équivaut en rien à une absence de perception : la perception non conscientisée peut jouer un rôle efficace dans la détermination du comportement humain, selon un schéma rendu déterministe par l'absence de contrôle rationnel.

Ce qui apparaît ici, c'est la question (difficile) du rapport entre inconscient et liberté : la détermination du sujet par des processus non conscients contredit la définition de l'auto-détermination rationnelle du sujet.

Qu'en est-il alors des perceptions non conscientisées du fait, non d'un manque d'intensité ou de durée, mais du fait de leur manque d'intérêt ? Au sens juridique, il ne s'agit plus d'images "subliminales" ; mais elles restent néanmoins au-dessous du seuil de saisie par la conscience, dans la mesure où leur manque d'intérêt les rend inaptes à mobiliser l'attention. Il est clair que les analyses que nous venons d'effectuer valent aussi pour les perceptions de ce type. Mais qu'entendons-nous par manque "d'intérêt" ? Nous avons vu que l'esprit humain ne prend pas conscience, à chaque instant, de la totalité des données qui lui parviennent par ses sens : l'attention, nous l'avons dit, est sélective. L'esprit humain sélectionne, dans l'amas de ses perceptions, les données qui représentent un intérêt stratégique pour les buts qu'il poursuit.

Que se passe-t-il si une donnée perçue n'est pas considérée comme "intéressante" d'un point de vue stratégique ? Elle ne sera pas conscientisée... ce qui ne l'empêchera pas d'être perçue et mémorisée, attendant de jouer son rôle dans la détermination ultérieure de votre comportement ! C'est le principe clé de la publicité : une bonne image (visuelle, sonore, etc.) publicitaire doit être suffisamment vive pour être perçue, et suffisamment inintéressante pour ne pas être conscientisée (sans quoi le travail d'analyse rationnelle pourrait s'effectuer... et l'analyse rationnelle d'un message publicitaire en détruit l'efficacité.) Une stratégie très efficace serait donc d'insérer, dans l'environnement d'un individu, une donnée qui exigerait de sa part un acte de l'esprit (ce qui renforcerait l'intégration de l'information dans l'espace psychique), mais un acte qui échapperait à l'élaboration consciente du fait de son caractère mécanique (non réfléchi) et du caractère inintéressant de l'information ; l'esprit se trouverait donc conduit à penser, plusieurs fois par jour, une pensée dont il ne sait même pas qu'il la pense !

C'est très exactement le dispositif utilisé par les stratégies publicitaires, dont vous pouvez voir une illustration ci-dessous :

https://www.olivierdauvers.fr/wp-content/uploads/2015/06/CasinoTypeFormidable.jpg

Un habitant du quartier lira (car l'esprit humain ne peut pas ne pas lire un message écrit qu'il perçoit... il le lit "mécaniquement"), chaque matin et chaque soir, le message inscrit sur la devanture ; c'est-à-dire qu'il se formulera intérieurement, sans même s'en rendre compte, que "son épicier est un type formidable". La perception non conscientisée est ici un support (formidable) du conditionnement du consommateur.

Il y a donc bel et bien des perceptions sans conscience, et elles ne sont pas inefficaces ; plus encore, on doit admettre que la majorité de nos perceptions ne sont pas conscientisées : nous percevons à chaque instant des myriades d'informations qui échappent à notre attention, mais qui n'en sont pas moins stockées dans notre espace psychique, et comme telles susceptibles d'influencer notre comportement ultérieur. Si l'on ajoute à cela l'idée selon laquelle l'écrasante majorité de nos actes ne sont pas fondés sur une démarche rationnelle et réfléchie, mais sont effectués de manière "spontanée", on peut admettre que l'individu humain passe son temps à recevoir des informations dont il n'a pas conscience et qui le détermineront dans ses actes non réfléchis...

Nous rejoignons ainsi les analyses effectuées par Huxley dans son opuscule "Retour au meilleur des Mondes" (dont je vous recommande la lecture), dans lequel il analyse la manière dont le monde contemporain soumet l'individu-consommateur-électeur à un flux ininterrompu d'informations qui, perçues de façon "infra-consciente", alors que l'attention est mobilisée par d'autres tâches (celui qui écoute la radio en préparant la cuisine, celui qui passe devant les panneaux publicitaires en conduisant, etc.), le manipulent à son insu, comme un automate persuadé de sa propre autonomie...